Tout avait commencé un soir de janvier. A moins que cette
histoire ne commence à l’aube des temps.
Il faisait déjà nuit
à dix-sept heures, quand j’émergeais du métro. Chaud, sale, pestilentiel. Comme
à son habitude depuis qu’il a été construit somme toute. Même dans mes
meilleurs souvenirs je ne me souviens pas d’avoir senti une odeur de propre
dans ce tortueux labyrinthe de couloirs et d’escaliers sans queues ni têtes.
Mais je digresse déjà.
Je sortais à la station Cluny La Sorbonne, côté boulevard
Saint Michel. L’air vif et humide du soir annonçait une pluie dans les heures
prochaines. Ce petit crachin habituel pour qui se perd dans les rues du
Quartier Latin quand l’ombre vient. Déjà, le soleil avait presque disparu, ne
laissant dans la fraicheur du crépuscule qu’une vague couleur qui tirait entre
le rose et la violine.
La rue était pleine de bruits furieux, coups d’avertisseurs
sonores, injures, ronronnement de moteurs qui feulaient de rage d’être bridés
par les embouteillages. Les parfums des jeunes étudiantes en bande se mêlaient
aux effluves plus âcres des travailleurs de la voirie, sans compter un ou deux
clochard qui parcouraient les rues en répandant cette odeur si caractéristique
de la misère. Une soirée habituelle à Paris.
Je battais le pavé de mes chaussures de daim gris bêton. Je
portais un pantalon gris minéral, parfaitement coupé et avec le pli marqué avec
soin. Au-dessus, chemise argent et veste gris bleuté. Le tout, je le savais
s’accordait avec ma mine de jeune pré-quadra, avec mes cheveux plus sel que
poivre. Une tenue stricte et classique, entre le jeune cadre ou le vieux rusé
qui n’attendait de la vie qu’une augmentation et sa coucherie avec bobonne le
dimanche soir, après s’être confessé à la messe. Classique, terne et passe
partout. C’était somme toute ma devise.
Je passais devant Cluny, un amas de badauds vérifiait les
dernières nouvelles. Un cordon serré de policiers les retenait. Ainsi donc, tout
était vrai. On avait pillé la nuit dernière l’exposition sur Diables et Livres, Liberté d’Ecriture et
Inquisition à l’époque moderne. En passant, je jetais un coup d’œil aux
grandes banderoles délavées par les pluies et la pollution. La Dame à la
Licorne souriait à des livres noirs, dont une magnifique reproduction du Livre des Neuf Portes. Je ne pus m’empêcher
de ricaner à ce souvenir, le pauvre Torchia brûlé sur son bûcher, perdu par son
patron Lucifer. Encore un pauvre humain dévoyé par le maître des artifices, et
puni avec la vigueur habituelle, et complètement aveugle, de la Sainte Eglise
Catholique. Dire que je m’interrogeais encore sur les liens de cette dernière
avec les paroles de ce bon Ange de Christ…Baste, j’avais d’autres plaisir
intellectuels à l’esprit que revenir sur cette belle époque des guerres Démoniaques.
J’enfilais le grand boulevard, tournait à gauche sur la
place. Pas le temps, ni l’envie, d’une bonne bière. La conférence allait
commencer. Traverser les couloirs polis par les pieds de dizaines d’étudiant ne
me prit pas longtemps. En bon habitué des lieux je ne faisais même pas
attention aux murs refait à la fin du XIXème. Pourtant, quelque part dans mes
souvenirs, je me rappelais la chaleur bien plus grande quand Robert de Sorbon
venait d’ouvrir, avec lettre patentes du bon roi Saint Louis, le grand collège
de la Sorbonne. Une autre époque ou vivre en bonne société, collégialement
moralement et studieusement avait une plus grande réalité que de ces jours où
les fêtes surpassaient le côté étude. Pour un peu j’aurais poussé un soupir de
lassitude, si je n’avais pas non plus oublié qu’à l’époque les filles n’étaient
pas admises en ces murs. Et que leurs jolis minois égayaient de manière très
agréable ces sinistres couloirs vétustes.
Tout à ces considérations, j’entrais dans un vieil amphi
tout aussi poussiéreux. Parquet ciré avec amour sur lequel mes chaussures
grises glissaient comme sur la scène d’un ballet. Bois des bancs minuscules
laqué par les fesses de plus ou moins glorieux étudiants, craquant délicatement
quand on s’asseyait dessus. Chauffage ronronnant qui échauffait largement l’air
ambiant, dégageant au passage une douce odeur de renfermé et de cerveaux en
ébullitions, à moins que cela ne se rapproche des émois d’un ado pré-pubère
devant son premier porno, je n’avais jamais réussi à clairement faire la
différence. Le parfum de craie et le vrombissement du projo ajoutait la note
studieuse qu’il fallait à cette grande pièce aux murs de laquelle étaient fixés
des plaques de marbres commémorant professeurs et étudiants morts pour la
France ou tributaire de grands prix scientifiques, ce qui revenait au même.
J’inspirais un bon coup avant de m’asseoir sur un de ces bancs, sur le côté de
la grande plongée, plutôt vers le haut. Déjà des vieux barbons, aussi assidus
que des horlogers Suisses ouvraient pieusement des pochettes qui avaient un âge
certain pour en extraire des feuilles posées religieusement à côté de stylo à
plumes grand luxe. Les jeunes étaient plus drôles, à moitié endormis ou
discutant entre eux avec force chuchotements du dernier film à la mode, à moins
que ce ne fusse un chanteur. Tous murmuraient avec un pieux respect pour cet
auguste amphithéâtre. La conférence pouvait commencer, et je n’aurais pas été
surpris, dans ma rêverie contemplative, que trois coups aient alors annoncé le début
imminent du drame.
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