dimanche 16 novembre 2014

Le rire des Fays

C’était par une journée froide en cette fin de saison des neiges. Un de ces jours où les frimas de l’hiver luttaient encore ardemment avec les premiers bourgeons du printemps. Un jour où le vent du Nord soufflait à pierre fendre depuis les hauts plateaux des Écorchées.

Personne de sensé ne serait sorti par de telles conditions. Et tout ce que comptait la ville champignon de célibataires endurcis et autres brassiers non engagés s’était retrouvé dans le Saloon du Vieux Hans. Depuis la Chute, ou même avant, la petite ville champignon avait toujours eu un Vieux Hans derrière son comptoir. Le dernier de la lignée était un petit quadra au crâne dégarni, à la bedaine bien pleine qui se trouvait pour l’heure occupé à laver un verre avec un torchon sali par l'usage. Il lorgnait la salle de ses yeux marron, petits et porcins. Les filles étaient à leur poste. Leur patronne, madame Sans Gêne, accessoirement compagne du Vieux Hans, jouait du piano un air entre la country et le jazz. Cela importait peu, personne ne se souvenait plus ce que représentait vraiment ces musiques. Suzy, la délicieuse Suzy, une petite blonde un peu délurée, l’accompagnait en chantant les Roses d’Alabama, tandis qu’elle jouait de ses cils et des pans de sa robe pour faire baver un jeunot ou deux. Pour sûr que ce soir les lits allaient grincer et le Vieux Hans finirait par choper une insomnie. Mais c’était autant d’argent qui permettrait à la boutique de tourner, alors, il haussa les épaules et envoyaun petit signe d’encouragement à la pimbêche qui s’époumona un peu plus.

À la fin, on applaudit le duo. Quelqu’un hurla un "c’est ma tournée" retentissant, et tous les hommes s’avancèrent vers le comptoir. Ce fut à cet instant que l’étranger arriva, tandis qu’une nouvelle bourrasque de vent sifflait dans les ruelles de la ville.

Hans regarda par la fenêtre quand le moteur de la Harley pétarada. Grosse monture rouge couverte de boue, et pas mal équipée. Il donna une bourrade au gamin endormi qui se tenait à ses côtés, derrière le comptoir. Un petit rouquin qui semblait déjà aussi bovin que son père. Se frottant les côtes, le garçon décolla à toutes jambes. Pour se protéger du froid de canard, il attrapa au passage une veste en blue jean délavée.

Quelques minutes passèrent, et par les portes à battant l’étranger entra. Stetson vissé sur des cheveux noirs attachés en catogan, il s’avança dans le saloon. Il était emmitouflé dans un cache-poussière noir qu’il ouvrit lentement de ses mains à peine dégantées. En dessous, un t-shirt élimé et un levis délavé qui auraient mérité quelques petites retouches. Hans aurait dû se méfier à cet instant. Personne ne se baladait aussi peu vêtu en cette saison. Personne sauf…

L’homme venait d’enlever son bandana ébène qui couvrait son visage plein de poussière, mais étonnamment beau. Mâchoire carrée glabre, bouche tordue dans un rictus amusé et deux yeux verts, profonds, fendus comme ceux des chats, qui semblaient presque magique tant ils captaient les pâles lumières du Saloon. Un Fay, et il s’avançait vers le Vieux Hans. Il passa dans sa main gauche le lourd sac à dos surmonté d’une couverture noire à motifs géométriques blancs. Sa main droite, elle, jouait sur sa ceinture, à côté d’un revolver argent à la crosse ivoire gravée avec art de symboles celtiques acajou profond qui répondait à l'anneau qui pendait à son oreille pointue.

Les hommes regardaient l’étranger, comme les filles. Suzy allait s’avancer quand la grosse main de Madame Sans Gêne saisit son bras et enfonça ses ongles roses acérées dans la chemise de la fille. Hans aurait juré que le grognement qu’elle asséna voulait dire « Touche pas aux fays gamine ; les hommes oui, mais pas ces monstres ». Enfin, c’est ce que lui aurait dit, d'habitude, pour prévenir ses gagneuses du danger. Ou s'il avait respecté son propre panneau bancal qui traînait juste au-dessus du comptoir et qui indiquait, de haut en bas :

·         On sert pas les Nègres
·         On sert pas les Peaux Rouges
·         On sert pas les Fays, les nains et toutes ces foutues sorcières
·         On donne pas d’eau aux clebs

Le troisième item de la liste était en rouge, gras, violent, carmin. Le tout souligné avec un trait rageur. Et ce putain de Fay était rentré. Il cherchait la bagarre, sûr et certain. Hans sentait des gouttes de sueur couler sur son gros visage plein de replis fatigués. Sa moustache de morse frémit, et il faillit faire tomber le verre qu’il essuyait toujours machinalement, quand l’étranger dit :

« Un whisky. Double. Sans glace. Et des informations sur cet homme. »

L’autre venait de déposer un papier jauni. Une affiche représentant un homme brun, au visage mauvais. Un homme qui jouait actuellement au poker, dans le recoin sombre, là, sur la gauche de Hans. Une prime de deux mille eurodollars sur la tête de Jamie Butcher. Et ce putain de Fay qui était un chasseur. Un Hunter. Un tueur.

Hans allait répondre quand Knock, de la bande de Jamie, cracha un long glaviot de chique entre les jambes de l’étranger. Il se positionna sur sa droite, posant une énorme choppe de bière qu’il venait de vider d’un trait. Il prit le papier, le regarda, et dit de sa voix rauque, crachant des postillons sur le magnifique visage du Fay :

« Jamie Butcher ? Tout l'monde l’connaît ici. Mais c’pas un Affreux qui va l’avoir. Alors s’tu veux pas d’merdes, tu r’prends ton putain de sac, ta monture et tu t’barres l’changelin. C’t’écrit là en plus qu’on sert pas les mecs dans ton genre. Hein Hans ? À moins que tu saches pas lire p’têtre.
–Pour sûr Knock. Pour sûr », dit le tenancier, trop heureux de s’en sortir comme ça. Il ne souhaitait certainement pas une bataille dans son saloon.

L’étranger sortit un mouchoir pas trop crade de sa poche, puis s’essuya lentement, avant de se tourner vers l’homme qui avait craché sa chique. Il le regarda de haut en bas, rangea le bout de tissu après l'avoir plié et sortit un deuxième papier. Il ne regardait que le géant, tandis que Jamie venait de sortir de la petite alcôve, grand, blond, plutôt joli garçon. Son second complice, Fil de Fer, s’approchait sournoisement sur la gauche du Changelin. Toujours accoudé au comptoir, n’ayant en fait que Hans dans son dos, il répondit, un fin sourire aux lèvres.

« Knock… C’est bien toi ? »

Son sourire s’agrandit, posant le papier au-dessus de celui du patron du gros tas de graisse et de muscle.

« Tu devrais te casser de là. Cinq cent dollars, c’est rien. Mais, par les temps qui courent, c’est tentant.

–Okay l’Affreux. T’as eu ta chance, j’vais te r’faire les dents. »

Et dans le même mouvement, Knock envoya son énorme poing dans la gueule du Changelin. Cela aurait fait pas mal de dégâts si ce dernier s’était tenu là. Mais, dans un glissement coulé, il avait déjà bougé. Dansant, il balança un coup de pied dans les noisettes du golgoth. Une manchette sur la nuque émit un craquement horrible. Fil De Fer bondit, un couteau en main, mais il ne fut pas assez rapide. Une clé de bras le désarma, puis brisa son poignet. Il n’eut pas le temps de hurler que sa glotte explosa quand un coup de poing lui fracassa la trachée. Leur patron, lui, sortait son propre revolver et allait tirer quand l’étranger balança le corps de sa dernière victime dans la ligne de feu. Puis, tandis que la balle s’enfonçait dans les chairs de Fil de Fer, le Fay, avec une vitesse surhumaine, dégaina son propre six coups et fit feu dans le même mouvement, touchant Jamie à la main. Ce dernier hurla, tandis que le sang pissait à grosses gouttes de sa pogne crevée par un énorme trou. Il essaya de prendre son deuxième flingue de sa senestre, mais une seconde balle réserva le même sort qu’à sa dextre. Puis un troisième et un quatrième coup de feu lui arracha les deux genoux, alors qu’un cinquième collait une bille d’acier dans son front qui éclata dans un amas de sang et de matière grise.

La scène avait duré quelques secondes à peine. Et déjà l’étranger avait repris, après sa danse de mort, sa position initiale. Il regarda le saloon. Ses grands yeux verts luisaient presque d'une folie malsaine, du point de vue d'un humain. Les hommes lui jetaient des regards effrayés, comme les filles de la patronne. Il murmura un « Bouh », et tous partirent en hurlant tandis que Suzy gémissait, hystérique, un son rauque qui n'avait rien d'humain. Madame Sans Gêne lui balança une gifle tandis que les gagneuses empochaient les gains des morts et tous ce que les autres avaient laissé dans leur fuite éperdue.

Le Fay, lui, demanda sa consommation d’une voix polie et plate. Personne n'aurait pu affirmer qu'il venait de se battre, et tuer, tellement il était calme. Hans, choqué, lui servit une rasade d’eau de feu. Il tremblait tellement que la moitié de la bouteille passa sur le zinc, le tachant comme jamais il ne l'avait été auparavant. En guise de remerciement, l’étranger posa quelques billets sur la table. Il ajouta dans un murmure un cynique « pour les dégâts » et lapa tranquillement son verre.

Quelques minutes passèrent dans le saloon désormais vide. Un homme entra. La quarantaine, cheveux poivres et sels révélés quand il enleva son stetson où une étoile d'argent était fichée bien en évidence. Il s’approcha, furieux comme un taureau dont il avait le cou. Il était bien bâti, même si un embonpoint émergeant sous sa chemise de lin à gros carreaux démontrait qu’il passait plus de temps assis derrière son bureau à avaler les bons plats de sa femme plutôt qu'à s'occuper des malfrats. Une seconde étoile à la ceinture, avec une devise éculée, finissait d'indiquer sa fonction. Bien mieux que le pistolet qu'il tenait dans son poing. Le Fay le regarda entrer, sans s’émouvoir ni même bouger un cil. Seulement, sa main était posée sur la crosse ivoire de son arme, qu’il n’avait même pas pris le temps de recharger depuis la fusillade.

« Toi l’Affreux, t’es un homme... »

–Un homme ? Non sheriff, je suis un Fay. Et vous devriez poser ce joujou avant de jouer les matamores. Cinq coups de feux. J’ai encore une balle. Vous voulez jouer au plus malin avec moi ? »

Il souriait comme tout à l'heure, carnassier. Sourire de Fay. Rictus affreux qui déchirait son visage d'Ange incarné. Trait sanglant dans sa peau albâtre. Le sheriff alla ajouter quelque chose, balbutia, puis recula devant ces yeux verts profonds qui semblaient pareils à des aimants magiques. Il détourna le regard, tandis que l’étranger reprenait :

« Vous savez ce qu’on va faire ? Vous me donnez la prime pour ces trois affreux. » Son sourire s’élargit tandis qu’il reprenait, à son compte, l’insulte la plus gratuite qui courrait sur sa race. « Et je n’irai pas dire au Gouverneur que vous laissez des truands dans cette ville s’installer comme bon vous semble. La table de poker avait besoin d’un quatrième. Par pur hasard, ce n’était pas vous n’est-ce pas ? »

Le sheriff fulminait. Il tenait toujours avec une poigne qui se voulait ferme son flingue face au Fay qui se moquait ouvertement de lui. Puis il se relâcha lentement, tandis que l’autre proposait un arrangement somme toute convenable. Il réfléchissait à toute vitesse ; s’il tenait à son étoile, il savait que ce que proposait l’Affreux était une bonne idée.

Hans regardait la scène, halluciné. Trois morts, et un quatrième en sursis. Le sheriff se relâcha, et marmonna quelque chose. Le Fay répondit joyeusement :

« À la bonne heure. Je vous retrouve dans votre bureau dans cinq minutes. »

Il finissait son verre tandis que le sheriff, congédié, quittait le saloon. Le petit rouquin revenait. Il ne comprenait pas vraiment la scène, mais dit d’une voix fluette qu’il avait bien nettoyé la Harley et fait le plein. Le fay lui sourit, lui balança un eurodollar d’argent et sortit. Hans ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement, et d’houspiller son monde pour nettoyer les traces de la bagarre.


Le soir tombait, le vent du nord soufflait toujours. Le saloon était de nouveau plein. Suzy était montée se coucher, et aucune des filles n’avait le cœur à travailler ce soir. Les hommes non plus ne semblaient pas fiers. Certainement aucun trouverait la force et l'envie de se farcir une des drôlesses, encore terrifiés qu'ils étaient par la vue de ce Fay dans cette petite ville tranquille. Même le shériff était venu ; il était seul à une table, et buvait à la bouteille du whisky. Comme s'il cherchait à oublier ce maudit étranger et son marché de dupe. Un homme, trois morts. On racontait à mi-voix des histoires sur les Changelins, leurs terribles pouvoirs et leur ville si loin, perdue vers nulle part, à la frontière du Vide. Des histoires sur AutreMonde. On murmurait sur leurs tueurs à gage, les Hunters, qui chassaient ceux qui, comme le Butcher, faisaient souffrir leurs congénères depuis la Chute. On murmurait et, tandis que le vent soufflait toujours dehors, tous les présents purent jurer que quand le vacarme de l’énorme Harley retentit dans l’unique rue de la ville, un rire dément s’était emparé de son conducteur. Un rire diabolique. Un rire de Fay…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire