mardi 10 mai 2011

Passado

Je regarde le vieil homme jouer de la guitare dans ce bouge infâme des bas fonds de Ciudalia. Ses mains courent sur les cordes, tirant du plus profond du bois sec des sons et des accords harmonieux, mais aussi durs que nos terres arides, où les paysans s’échinent à travailler des heures et des heures, années après années, pour tirer de quoi survivre quelques temps de plus.
L’homme joue, ses mains accélèrent un rythme, rapide mais aussi lent à la fois, qui dans un meilleur endroit aurait fait danser une jolie fille…Là, personne ne l’écoute et encore moins des jolies filles dansent. Le vieux est comme cette terre sur laquelle nous vivons, fier mais aride, ses mains osseuses, ses traits tirés, et sa maigreur digne d’un de ces loups que l’on trouve loin au nord en témoignent.
Il joue encore et encore, vêtu dans son pourpoint noir, à l’ancienne mode, brodé de quelques fils blancs passants pour de l’argent. Un grand chapeau couvre sa tête de vieillard , cachant quelques rares cheveux blancs.
Tandis que le vieux joue, la taverne vit. Il est déjà tard dans la nuit, ou tôt le matin. Un jeune gandin tient sur ses genoux une putain jeune mais déjà usée par sa vie, fatiguée de regarder la lente partie de lansquenet que le gamin va perdre. Mais elle se doit de jouer la comédie, dans une robe rouge fanée, les épaules dévêtues laissant deviner la pointe de seins que le provincial triture à loisir, ivre mort, ne remarquant même plus que ses pistoles quittent sa bourse de plus en plus vite. Le joueur professionnel le flatte,  le fait resservir encore et encore d’un vin aigre des hauteurs de Valdeglias, et lorgne la fille, peut être sa femme, pour l’encourager dans son travail, lui faisant miroiter à chaque coup gagnant les belles pièces d’or qui leur serviront à nourrir une tripotée de marmots…
De l’autre côté de la pièce, d’autres jeune gens, issus des quartiers riches de la ville, vident traits sur traits, chantant des chansons paillardes qui couvrent la musique du vieux, mais il s’en fiche. Lui, ce qui l’intéresse, c’est plutôt la table derrière, où des gros bras de sa bande se regardent en chien de faïence, attendant le moment où les jeunes vont partir, complètement ivre, à la rechercher d’une autre taverne, ou encore d’une maison de passe, qu’en sais-je, pour finir la nuit…Toutefois, cela ne serait pas prudent pour eux parce que je suis là. Les égorgeurs me regardent dans les yeux depuis le début de la soirée, depuis que je suis entré, juste après les jeunes gens. Il me regarde, moi, qui boit depuis mon arrivée, à petite gorgée, un pichet de lait blanc nacré de bonne qualité, coupé de quelques herbes à rêve de Dorlanis. Les gros bras savent qui je suis, habit noir bien repassé, une épée posée sur la table, marquée de nombreuses éraflures, témoins de combats muets. A ses cotées, une miséricorde, les gens de mon peuple ne s’en séparent jamais, surtout lorsqu’ils se font spadassins dans des contrées inconnues…
Le vieux arrête de jouer de sa guitare, le patron lui amène tout de suite une bouteille du même vin. Le vieux me tire un toast en me regardant droit dans les yeux, le vert des siens a quelque chose d’inquiétant, mais je sais qu’il ne fera rien à mes petits protégés, qui commencent de se lever…