vendredi 26 décembre 2014

L'Hôtel des Fays

« Tu triches. »

La sentence est dite de manière polie mais implacable, d’une voix dure qui ne s’est pas élevée d’un ton trop haut, calme et placide. Comme si tout cela était une simple évidence. Pourtant, Georges se sentait mal derrière son comptoir. Le nain au crâne dégarni et à l’embonpoint proéminent était en train de préparer de servir un client quand le Fay avait parlé. Avec une rapidité qui fit frémir ses rouflaquettes et les bajoues de son cou, le tenancier de l’Hôtel de Féérie darda ses petits yeux gris sur la table de poker, tout prêt du comptoir. Deux Fays en face à face se jaugeaient, l’un venait d’abattre son jeu, tandis que l’autre venait de parler. Le présumé tricheur était grand et mince, ressemblait presque à un adolescent dans sa chemise hawaïenne si ce n’était ses oreilles légèrement pointues et son regard de chat. Pour bien le connaître, Georges savait que Lucky était un drôle de pitre, nerveux de la gâchette s’il le fallait mais plutôt du genre à se la couler douce et éviter les ennuis. Rigolard et bon vivant, toujours le mot pour rire à la bouche, tel était ce jeune homme à l’âge incertain qui était un des piliers de comptoirs de l’Hôtel à chacun de ses passages en ville. L’opposé du second Fay. Ce dernier était grand et mince, il ne parlait jamais pour ne rien dire, et n’élevait même pas la voix quand il commandait un verre. Vêtu de noir, il était arrivé en fin d’après-midi sur une grosse Harley rouge qui rugissait. Patibulaire, ce Fay là était du genre pince sans rire, emmitouflé dans un long cache-poussière serti de clous d’argents. Il avait signé le registre pour une nuit, se faisant appeler « Sans Nom ». Georges s’en moquait bien qu’il s’appelle ainsi ou Pierrafeu, tant qu’il payait. Mais une bagarre dans son établissement, ce n’était jamais bon. Arrêtant de servir sa pression, il poussa un soupir tandis que son petit doigt allait se glisser sur le commutateur qui le reliait au bureau du sheriff.

« Prouve le. » rigola Lucky, un sourire en coin à la commissure des lèvres, là où une gitane sans filtre se consumait tout en lenteur.

« Tu viens de poser un carré d’as. Or dans ma main j’ai le même pique que toi. La question est de savoir qui triche. Toi ? Ou moi ? »

En énonçant cela, Sans Nom abattit sa main. Georges ne put s’empêcher de siffler quand il vit la quinte flush royale à pique. Il y avait bien un as de trop dans les cinquante-deux cartes du jeu. Lucky souriait toujours, sa main gauche jouait avec un des jetons, tandis que l’autre remontait avec une lenteur calculée le long de sa cuisse, vers le revolver à la crosse noire qui émergeait de son ceinturon. De l’autre côté, Sans Nom lui avait ses deux mains sur la table, mais il poussait de sa botte contre la table pour reculer sa chaise avec la même nonchalance. Dans le bar, tous s’étaient arrêtés, et une vaporeuse fumée de cigarettes dansait lentement au rythme des souffles coupés.

« Qui sait qui de nous deux peut triche hein ? On devrait peut-être jouer la main à pierre feuille ciseau ?

­–On pourrait. A moins que tu ne préfères la roulette Fay ?


Les deux Fays se souriaient maintenant, le genre de sourire que seuls eux pouvaient faire, et qui faisait se hérisser le poil roux du tenancier quand il le voyait. C’était le sourire carnassier de deux bêtes fauves qui se défiaient. Et le jeu allait en laisser un sur le carreau. Sûr de sûr. Aussi sûr que Georges était un nain, renié par l’humanité et toléré par les Fays. Sûr de sûr. Son doigt était maintenant bien appuyé sur le bouton, prêt à donner l’alarme. Mais les deux pistoleros ne lui en donnèrent pas l’occasion. D’un coup, d’un seul, aussi vif que des chats, ils poussèrent violemment leurs chaises qui tombèrent alors qu’eux bondissaient sur leurs pieds bottés. Dans le même mouvement, Lucky dégainait le six coup où sa main reposait. Mais l’autre était encore plus vif et rapide. Dans le même temps qu’il bondissait, sa poigne élégante avait saisi la crosse ivoire de ses revolvers stylisés. Et au même moment, tous deux se braquaient, leurs longs bras tendus à l’extrême, alors que la gueule de leurs deux armes à feu se plaçait dans la mire de leurs propres têtes. Le chiens étaient armés, et les doigts caressaient avec la même tendresse qu’un homme pouvait avoir pour une amante les gâchettes. Sans que l’on sache pourquoi, Lucky éclata d’un rire haut perché, gloussement ravageur qui fit tirer quelques ricanements jaune de l’assistance. Son adversaire lui aussi se mit à grogner à la manière d’un dogue avant de se rire lui aussi franchement. Son rogue qui se transforma en une cascade d’eau claire tandis que les deux Fays mêlaient leurs éclats dans un chant mélodieux…

lundi 22 décembre 2014

Le sentiment du fer

Les deux épéistes se faisaient face. Leurs lames nues reflétaient les éclats du soleil qui entraient par les grandes fenêtres, droit sur la piste d’escrime. Dans les ombres, un aréopage d’élégantes et de damoiseaux faisaient vrombir éventails, voleter des robes et cliqueter des éperons de bottes tout en poussant quelques murmures appréciatifs. Le spectacle venait à peine de commencer, mais on s’attendait à un grand duel, de ceux qui entraient dans la légende.

La guerrière aux cheveux roux, retenus par un catogan de tulle noir, fronçait légèrement les sourcils sous son masque de calme. Petite et fluette, elle se tenait dans une garde parfaite, pieds d’appuis légèrement en avant, corps parfaitement d’aplomb et prêt à fondre sur sa proie. En face, l’escrimeur semblait plus détendu, il tenait une pose élégante, lame légèrement baissée pour ne pas se fatiguer. Ses cheveux blonds comme la paille tombaient sur ses épaules tandis qu’un petit sourire déformait ses lèvres. La seule pointe d’inquiétude pouvait se lire dans ce rictus qui révélait légèrement des dents taillés comme des crocs. Ses yeux bleus ne regardaient pas la lame de son adversaire, mais plongeait plutôt dans le regard vert de la duelliste. Avant même le premier choc des fers, la bataille prenait place dans les esprits des combattants.

La jeune femme rendait un regard farouche à son adversaire, tandis qu’elle essayait d’apaiser son âme. Son cœur battait à tout rompre, alors que sa respiration se faisait profonde. Lentement, elle entrait dans la transe du duel. Déjà, au bout de sa lame, elle ressentait l’énergie de son partenaire de combat. Le sentiment de fer, cette sensation ténue que seuls les experts pouvaient connaître. Et elle savait que son adversaire le sentait aussi au bout de sa propre lame, tandis qu’un sourire déformait un peu plus ses traits.

La jeune femme se mit à sourire, tandis que son esprit s’unissait avec l’homme qui lui faisait face. Puis elle attaqua brusquement, tandis que ses poumons expulsaient tout l’air qu’ils contenaient dans un hurlement rageur. Elle chargeait ouvertement, se donnait à fond dans son premier coup, qui tomba dans le vent. L’homme n’était déjà plus là, après un pas chassé coulant qui lui permit de se mette hors de portée. Et lui-même répondit à l’assaut brusque avec la même vivacité. Pour les spectateurs qui regardaient le duel, on ne voyait que le mouvement de l’acier brusque, éclairs argentés qui ne s’arrêtaient que pour faire tonner le fer des lames qui s’entrechoquaient. Pour les soldats et militaires présent en masse devant la représentation de l’impératrice, on admirait la perfection des coups, quartes et quintes répondaient à sixte, tandis que les tierces lancées à fonds se tordaient rapidement en flanconades féroces. Chacun des assauts était potentiellement mortel, et tout l’art des deux combattants était porté à son point ultime pour se protéger et attaquer sans tuer son adversaire. On frappait, on tranchait, on piquait. Et les corps se mêlaient dans une danse sauvage. Le sentiment du fer se transformait dans la pure sensation des corps poussés à bout. Chaque muscle, chaque ligament, chaque nerf devaient répondre instantanément à une impulsion du cerveau qui relevait presque de la magie, la pure réaction de deux âmes entrainées à danser avec la mort.


L’impératrice était en nage, son adversaire glissait comme un poisson pris à main nue. Elle poussait à fond, encore et encore. Ses cris déchiraient l’air à chacune de ses attaques, et elle sentait qu’elle avait presque ferré le jeune homme. Soudain, il glissa, ouvrant une opportunité pour la rouquine. Criant son triomphe, elle plongea en tierce, son bras porté à fond, juste ce qu’il fallait pour toucher l’homme qui…n’était plus là. Une glissade, il s’était repris immédiatement, ce n’était qu’une feinte. Le sentiment du fer au bout de son bras, lourd, tandis qu’il enroulait la lame et la forçait à la lâcher dans un coup brusque qui manqua de lui briser le poignet. Enfin la pointe de la rapière qui se colle à sa glotte, tout en rattrapant la lame de la jeune femme. Elle avait perdu, irrémédiablement perdu, mais son adversaire avait le tact et l’honorabilité de ne pas la menacer trop longuement. Il ne lui laissa qu’une piqûre à la gorge, petit point sanglant, puis il ramena son arme vers lui. Puis il lui tendit sa lame, tout sourire. La cruauté de son rictus s’était transformée en chaleur et amour, tandis qu’il clignait de l’œil à l’intention de sa souveraine et élève. Ils se saluèrent alors que des applaudissements polis acclamaient le vainqueur. La foule bruissait de murmures de joies et de dépit, tandis que la monnaie des paris passait de mains en mains. Le jeune homme salua, tout comme l’impératrice. Le duel était fini, et elle avait appris encore une leçon sur le chemin du sentiment du fer…

vendredi 19 décembre 2014

Sad boys don't cry

« Alors, on court ? » cette question qui le taraude, venue de nulle part. Quelques mots d’un joli minois, plaisanterie, ou plaisante, c’est du pareil au-même. La question, dans tout cela, ce n’est pas réellement de savoir s’il court, il le fait tout le temps. Quand il marche, quand il écrit, quand il vit. Il court encore et encore, le pauvre enfant. Run boy run. Cette chanson en tête, le martellement des tambours, agressifs, toujours le même. Fuite en avant.

Non, la vraie question, c’est de savoir s’il a encore envie de courir. Ou plutôt, de vivre pour courir. Il a mal à la tête. Il s’endort. Il se sent mal, une horrible tristesse étreint son cœur, alors qu’il doit repartir, vers Ailleurs, ou nulle part. Un dernier baiser, après quelques accolades viriles. Le sien. Elle s’approche, tend sa joue droite, l’instant est éphémère, mais pourtant, il aurait aimé que tout dure plus longtemps, une éternité, ou quelques secondes de plus. Au moins. La saisir, et ne pas rester comme un pot de colle, de son côté de la rue. Comment exprimer l’indicible ? Il en a mal au crâne, tandis qu’une douleur sourde bat au même rythme que les pulsations de son sang. Il est fatigué de tout cela, fatigué à en vomir, à en mourir. Crevé. Désespéré. Et tant de synonymes en –é.

Déjà, les regards se détournent, l’un va dans un sens, et l’autre ne va plus dans le même chemin. Ombres noirs de vestes trop longues, cabans qui tombent largement sous les reins, tandis que le vent fait voler écharpes et plis du tissu. Il s’enfuit, une fois encore, rattrapé par son devoir, ou caché derrière. Des devoirs. Est-ce réellement le terme exact ? Il ne le sait pas encore, ou il n’a pas envie de trouver autre chose. Partir, fuir, obéir. Abandonner ses propres désirs, ses envies et sa volonté, au nom d’un devoir qu’il exècre. Désobéir, se retourner et partir à sa poursuite ? Non, il n’est pas de cette trempe. Il est lâche, faible et traître, le tout à la fois. Sartre dirait un salaud, il préfère le terme plus odieux de connard. Surtout que c’est tellement facile de le porter ce joli mot, impression fugace d’être tandis qu’il s’exprime. Connard et pas autre chose, la messe est dite.

Il part, mais les regrets enserrent son cœur et son âme. Pourquoi ne sait-il pas courir ? Pourquoi ne sait-il pas vivre ? Saisir l’instant présent. Ne plus fuir, sans aucunes excuses que quelques paroles bafouillées à la hâte. La tristesse est une réelle chape de plomb qui le suit dans les rues sombres, il ne parle pas, il n’a jamais su le faire. Ouvrir sa bouche et bafouiller, très peu pour lui. Le ridicule ne tue pas, certes, mais il a définitivement assassiné toute la confiance qu’il pouvait avoir en lui. Ou alors il s’est détruit lui-même, à petit feu, sur la flamme de ses propres terreurs.


Tristesse de la nuit. Il tombe comme une masse sur son lit solitaire. Il ne trouve pas ce sommeil qui le fuit une fois de plus, alors qu’il le cherche pour oublier. Pour s’oublier. Dans ses yeux, il sent les larmes qui montent, mais elles ne sortiront pas. Dernière bribe de fierté. Les tristes garçons ne pleurent pas, n’est-il pas ? 

jeudi 18 décembre 2014

Le traître

Le traître se livre toujours lui-même. C’est ainsi. Il fera forcément une erreur, même la plus infime. Un changement d’attitude, des réunions tard le soir en dehors du travail dans la conurb, ou une odeur rémanente de parfum interpelle toujours, tôt ou tard, quelqu’un de son entourage. Tout commence toujours de la même façon, une étincelle de soupçon dans l’esprit d’une femme qui se sent outragée, un enfant délaissé par son père, ou un collègue un peu jaloux. Quelques mots glissés à un adjoint de police ou dans une lettre scellée, et toute la chaîne remonte jusqu’au sommet de la Sécurité de la Pensée. Machine à broyer infernal dont je suis peut-être la dernière ramification. Tout fonctionne ainsi dans le Triumvirat intergalactique, une longue pyramide d’acteurs jusqu’à l’exécutant final.

Cela commence toujours ainsi. Un soupçon, une critique acerbe, un dossier. Puis l’enquête, longue, tenace. Parfois, un nombre trop grand encore en termes de proportion, on peut se rater, cela arrive aussi. Mais d’autre fois, on tombe sur le gros lot. Un véritable résistant au Triumvirat, qui accepte avec difficulté se tutelle bienveillante sur la galaxie. Un homme au courant de secrets militaires, c’est-à-dire de peu de choses car tout est secret militaire ici-bas, qui essaie de revendre au plus offrant ce qu’il sait, pour s’enfuir avec une jeune femme de vingt ans la cadette de sa légitime et refaire sa vie dans le Moyeu ou ailleurs. Ces deux-là, c’est le côté les plus drôles du métier, ceux qui donneront le plus de fil à retordre, mais la majorité des cas, c’est finalement un petit fonctionnaire qui dévie de la vraie pensée. Trahi par son propre comportement, trahi par ses proches, trahi, parfois, par ses paroles dans son sommeil. C’est toujours ainsi.

La pression monte peu à peu, en même temps que le suspect a peur de tout et de tous. Peur en se levant le matin, tandis que sa femme, encore à moitié endormie, le regarde de ses yeux globuleux. Peur dans les transports, tandis que quelqu’un le bouscule au dernier moment, une sueur glacée saisit le suspect alors que quelque chose de dur s’enfonce dans ses côtes, comme un petit pistolet 9mm parabellum, dotation standard de la grande armée des triumvirs et des agents de la Sécurité. Peur au travail, tandis que ses collègues en col blanc et veste classique gris terne le regarde par-dessus son bocal en échangeant sur le dernier match de rollorball du weekend. Le suspect est terrifié, est-ce là des codes, des signes secrets, quelque chose qui annonce qu'un inconnu va lui tomber dessus à n’importe quel instant ? Rien qu’une porte d’ascenseur qui s’ouvre en plein travail, avec le petit *cling* qui annonce l’ouverture de la cabine, le fait sursauter. Vite, il s’éponge, essaie tant bien que mal de contrôler sa vessie, et de jeter un discret coup d’œil autour de lui. Aucun Agent de la Sécurité n’est là, alors il pousse un bref soupir de soulagement, pour aussitôt repartir dans son cycle paranoïaque.

A vrai dire, l’Agent n’est jamais loin. Il attend, lentement, que le poisson s’asphyxie tout seul dans sa propre mare qu’il vide tout seul. Tout notre travail n’est que le résultat d’une longue et patiente attente. Encore et toujours la même. Il finira bien par se trahir tout seul. C’est ainsi.
Il n’y a qu’à attendre de mettre la main sur un écrit subversif, un atelier clandestin de tracts contre les triumvirs ou la République intergalactique ou encore la fuite éperdue. Ce dernier cas est, entre nous, celui que je préfère.

Le traître croit toujours s’en sortir au dernier moment, comme dans ces holo-vidéos bas de gammes où l’on voit des espions quitter avec une jeune femme fort peu vêtue le château du grand méchant avec forces explosions. La réalité est tout autre. Tout d’abord parce que la fuite n’est jamais permise par la Sécurité de la Pensée, on attrapera toujours le coupable au spatioport ou avant qu’il ne mette fin à ces jours. Quant à la candide et jolie demoiselle prend bien souvent peur quand arrive les Agents. Alors elle balance tout ce qu’elle a sur son amant, du plus général au plus intime, tandis que de grosses larmes coulent avec son maquillage sur son visage défait. Et sans même les menacer ou les brutaliser, elle, son joli minois et son brushing parfait, dans la plupart des cas. Bien entendu, le scélérat lui va se terrer dans un certain mutisme, toujours ou presque. Ceux qui déballent tout dans la foulée de leur arrestation, c’est soit qu’on les a trop cuits et qu’ils ne nous apprendront pas grand-chose,  soit qu’ils essayent déjà de nous berner. Ils font les farauds dans les loges du spatioport, petit algeco de cinq mètres par cinq. Mais cela ne dure souvent pas longtemps. Il suffit de les mettre dans le panier à salade, après leur avoir fait traverser le grand hall menotté, en bras de chemise, sans cravate ni lacets, pour qu’ils fassent moins les fiers. C’est la première action psychologique. Forcez quelqu’un à devoir tenir son pantalon entre ses mains, alors que vous lui avez confisqué ceintures et bretelles, et il se sentira déjà nu. Entourez-le de gros bras mutiques dans un fourgon sombre, et sa confiance en lui commence de se fissurer, insidieusement, alors qu’il ne connait même pas les charges que vous avez contre lui. Quelques heures sans lumières dans une cabane de deux par deux qui sent les excréments et le renfermé, où il ne peut pas s’asseoir à son aise, et certains sont déjà juste frais ce qu’il faut pour dire tout ce qu’ils ont sur le cœur. Mais cela n’est pas suffisant. Non, le vrai traître, lui, il faut le travailler au corps, longtemps, le connaître dans son intimité la plus profonde, être son ami le plus proche, tandis qu’on le fait souffrir avec mille et un raffinements, pour arriver à l’essorer en entier.

C’est toujours la même chose. On extrait le prisonnier de sa cellule individuelle. Je l’imagine sans peine, toujours menotté, se faire trainer dans ces longs couloirs blanc crème. Passer devant de lourdes portes en acier, derrière lesquelles on entend des hurlements terribles. Au sol, malgré les efforts des dames de ménage, des trainées de sang collent encore sur le parquet bien ciré, tandis qu’un néon saute de temps à autre. Soudain, on lui ouvre une porte, et on le fait asseoir sur une chaise, avant de le menotter fermement, aux poignets et aux pieds. Il regarde apeuré autour de lui, le bureau d’école où une pile de papier s'entasse, le carrelage propre lavé à grandes eaux mais toujours marqués d'auréoles brunâtres, la table avec ses instruments en acier chirurgical. Derrière lui, poulies et palans restent encore dans le noir, à côté de la baignoire pleine de glace qui attend tranquillement son heure. Il fait très froid dans cette pièce, et il frissonne, en chemise, en attendant quelque chose.

 Ce quelque chose, c’est moi. Et c’est là que j’interviens. Assis derrière mon bureau, j’ouvre son dossier que je connais déjà par cœur, lui colle une photographie après l’autre devant lui, des notes. Je pose des questions, noms, prénoms, âges, profession, rapport avec la résistant à la République. Il nie, jure sur tout ce qu’il a de plus sacré, mais rien ne vaut la parole des triumvirs. Je fais mine de l’écouter, et puis soudain je claque le dossier. Bruit sec, mat, du papier qui se referme. Signal pour la première gifle qui siffle de la même manière. Une seconde part dans la foulée. Surprise du traître. Je sais que j’ai tout mon temps, mes assistants le savent aussi, et le prisonnier, lui, va bientôt s’en apercevoir. Il s’est habitué à la première gifle, la seconde l’a surprise, dans ses yeux, maintenant, je lis qu’il aimerait savoir quand la troisième va arriver.

Mais je l’ai déjà dit, j’ai tout mon temps. J’allume une cigarette, j’en profite pour regarder ma montre. Dans mon dos, j’entends le tic-tac de la trotteuse de l’horloge tourner, je le sais parce que ma propre tocante est réglée dessus. Et puis les yeux du prisonnier le trahissent, il regarde avec avidité cette horloge qui tourne, comme si le temps avait encore de l’importance, alors que j’ai fait exprès de retirer l’aiguille des heures. Les minutes passent, il se dit que la claque ne va pas arriver tandis que je continue de lui poser des questions, toujours les mêmes, noms prénoms âge, dans un rythme monocorde. Il ne dit rien, il espère. Un petit geste, le ballet est bien réglé, la gifle part, brutale. Et puis une autre, et encore une autre. Mon assistant n’y va pas de main morte, encore et encore. Le plat de la main se transforme en coups de poings, sur le visage, mais pas trop, et sur le torse. Et tout s’arrête, soudain. Généralement, une ou deux arcades ainsi que les lèvres, voire le nez, ont éclaté dans des gerbes de sang, alors que le corps du traître est recouvert d’ecchymoses. Mon assistant va se laver les mains, et je reprends la même litanie de questions, noms prénoms âges. Il nie, bafouille, dit encore que c’est une erreur. De guerre lasse, je passe mes doigts sur mes lunettes. D’une voix presque amicale je lui demande de ne pas me mentir, de tout avouer. Rien n’y fait. Alors il faut passer à quelque chose de plus fort. J’écrase ma cigarette dans le cendrier, un sourire peiné aux lèvres.

Un geste, et mon assistant revient mettre un capuchon sur son visage, après avoir rameuté deux collègues. On le détache. Puis on l'emporte vers la baignoire, tandis que je me lève. Je ne prends pas spécialement plaisir à tout cela, je tiens à le préciser. C’est simplement mon travail, pour le plus grand bien de la République Galactique. La souffrance ne me donne pas de satisfaction sexuelle ou d’autres perversions de ce genre, comme certains autres. Je suis même peiné d’en arriver là, mais parfois, quand on est en guerre, il faut bien ce qu’il faut. Le prisonnier étouffe déjà sous son capuchon, d’un geste j’ordonne qu’on le bascule, avec sa chaise, dans l’eau glacée. Pas longtemps, juste le temps pour lui de sentir la suffocation. Une question, toujours la même, pas de réponse, et une nouvelle baignade. L’eau est presque gelée, quelque chose comme moins vingt-degré, et la première immersion brise une légère couche dure. Je fais spécialement acheminer de la glace depuis les montagnes pour cela. Outre le froid de la pièce qui sape la résistance du traître, le liquide pétrifiant ajoute une couche supplémentaire dans la terreur. Troisième immersion, jamais plus, et je fais ressortir d’un geste notre homme. Couvert de sang et d’eau, il tremble maintenant. J’allume une nouvelle cigarette. Pour la plupart des hommes, c’est le moment où tout devrait se fissure dans leur esprit et où ils vont signer n’importe quel aveu, même s’ils doivent être exécutés dans l’heure ou envoyé au bagne à vie. Qu’importe pour eux. Ils auront droit à une cigarette, un verre de cognac. Sans rancune, ou presque, ils restent des traîtres à mes yeux. Mais sans non plus désir exacerbé de leur faire mal, tout est affaire de juste mesure.


Malheureusement, les vrais de vrais sont plus farauds que ça. Il croit pouvoir tenir longtemps. Dommage pour eux, la montre joue contre leurs propres paris. Tout cela n’est qu’affaires de secondes, de minutes et d’heures. Comme la vie, un jour après l’autre. Une longue attente entre deux séances, un bref espoir toujours déçu, trop vite déçu, par le raclement de la porte de la cellule qu’on ouvre. Et les mêmes séances, encore et encore. J’en viens à les connaître intimement à force. Pour certains, je les connais même mieux que mon frère, c’est pour dire. Je vois toujours dans leur regard, tandis que, dégoulinant, je les fais raccrocher à leur chaise après la baignoire, cet instant d’attente. Ils regardent l’horloge sans heures, où seules les secondes tournent. Et puis, invariablement, leur regard se perd vers la petite fenêtre, presque un soupirail, qui s’ouvre sur les toits gris de la conurb. Par beau temps, je le sais, on voit les montagnes au loin ; et leurs sommets enneigés. Dans leurs yeux, tandis qu’ils pensent au ski, aux parties d’été dans les névés et la glace du Grand Pic, je vois une petite lueur d’espoir. Toujours la même. Celle qui s’est chevillée à l’âme de chaque être de cette galaxie. Ils s’envolent loin, très loin, vers la pureté blanche de la glace des montagnes, des crevasses dans lesquelles ils préféreraient tomber plutôt que rester entre mes mains. Se rouler dans la neige, libre, plutôt que d’être contraint à plonger dans cette eau gelée qui l'attend chaque jours que le Créateur de Tout Chose a fait. Briser cet espoir, le dégoûter de la glace et de la neige, de sa propre liberté, c’est là tout le sel de la lutte contre le traître.  

dimanche 14 décembre 2014

Writing story of a looser

L’antre enfumée est pleine de papiers griffonnés, raturés, hachés. Confettis de rejets qu’il se refuse à publier. Essais, encore et encore mis sur l’établi de sa machine qui cliquète dans une rageuse chanson de frappes agressives. Ecrire, encore et toujours, essayer d’atteindre la perfection du premier jet, trouver le mot juste, celui qui sonnera bien.

Pourquoi écrire ? Pour les autres ? Pour ses proches ? Pour lui ? Les trois à la fois, ou aucune de ces possibilités. Volonté de faire prendre corps à son texte, le faire vivre, respirer, exhaler quelque chose qui se partagera.

Course éperdue en avant, cracher ses poumons en même temps que ses peurs, ses désirs et ses envies d’impossible. Se lancer, chute vertigineuse dans un monde fait de mille et un mots tous plus différents les uns que les autres. Jongler avec. Essayer de se frayer un chemin dans cette quête éperdue. Et arriver, enfin, après avoir tapé et retapé ces mots, forgés sur l’enclume d’encre et de papier, à s’exprimer.

Rage de vivre, rage de vaincre, rage d’être. Il écrit, encore et encore, arrache une feuille de papier de sa machine, la roule en boule et la balance dans la poubelle. Jamais satisfait, toucher du doigt la perfection, comme Adam touche presque Dieu sur le plafond de la Sixtine.

Essayer, encore et encore. Sur le parquet, les larmes d’encres des papiers déchirés forment une mare noire de mille et un regrets.

Fièvre de l’écriture, il tient quelque chose, il écrit, encore et encore. Ses doigts tapent de plus en plus vite sur la machine, passe d’une lettre à l’autre comme s’ils valsaient à un rythme infernal. Danser, bouger, se mouvoir, tant de synonymes pour une seule chose : l’émotion. Il chercher à s’émouvoir, encore et encore, et quand il sera ému, il se sentira totalement vidé. Quelqu’un aura soufflé enfin sur sa vie. Et seulement alors il pourra espéra les émouvoir, tous, et l’émouvoir, elle.


Vain espoir, la perfection n’existe pas, n’est-il pas ?

Mais tout le plaisir et là, travailler et retravailler, avoir le sentiment de vivre au travers de l'écriture. Sentiment du fer, rêve d'acier. Rage éternelle de ne pas perdre, alors que l'on est qu'un infini perdant.

Y croire, un seul instant, vaut toute infinité. 

jeudi 11 décembre 2014

Temps d'élégance

C’était une de ces soirées froides du début d’hiver, quand on attend la neige avec impatience et crainte à la fois, comme des enfants pour ses plaisirs et avec la flemmardise de l’adulte de devoir lutter contre elle.

La bise fraîchissait dehors, rosissant les joues et frigorifiant les corps, et donc les jeunes gens préféraient se réfugier dans les ténèbres enfumées des bars, à siroter alcools et bières jusqu’à fort tard, pour se donner un semblant de chaleur un court instant.

Or donc attardons nous quelques instants sur deux jeunes hommes dans le milieu de la vingtaine. L’un, grand, très pâle, était maigre comme un clou dans un long caban aussi sombre que sa chevelure. Son camarade, tout aussi brun, était légèrement plus rebondi et rouge, bruni tant par le soleil que l’alcool ingurgité.

A deux, on refait facilement le monde. Littérature, guerre, amour. Cet ordre immuable et éternel de toutes discussion entre deux jeunes gens épris d’une certaine liberté, féru d’histoire et prêt à tout sacrifier, pense-t-il, pour une cause désespérée. C’est toujours facile quand on a à peine vingt ans de se dire résistant ou révolutionnaire, quand on ne sait pas vraiment ce qu’est la vie en dehors ce que on a lu dans les livres.

Alors, on parle de tout, avec une gravité d’anciens latins, un ton sénatorial et péremptoire sur l’art d’écrire se retrouve dans un discours sur la mort. Et puis on passe aux femmes, on se fait légèrement plus léger, voire grivois, tandis qu’on compare l’une et l’autre, se demande si la troisième prend son pied au lit ou si elle a jamais eu une expérience quelconque. Questionnement incompréhensible sur un objet tout à fait étranger, alien d’un autre monde que l’on côtoie pourtant tous les jours sans jamais réellement saisir les énigmatiques mystères. Telle est la femme. Ils la mythifient malgré leurs rodomontades d’adolescents, l’élèvent sur un piédestal inatteignable, avant de conclure que celle qu’ils aiment le plus est l’élégante. Ils ont l’amour de l’élégance, sans l’être forcément eux-mêmes, ces deux jeunes hommes épris de tant de choses qui se négligent totalement.

Ils discutent de cette femme, sans même s’apercevoir qu’elle entre alors. Elle pousse la porte du bar, apparition intemporelle emmitouflée dans une chaude houppelande qui la protège du froid extérieur. Elle porte une robe longue, et des bas noirs, à moins que ce ne soit des collants. Et elle marche avec force et vigueur, séparant la foule et la fumée de cette place enténébrée pour trouver une table.


Ils l’ont enfin reconnue, l’élégante. Elle n’est pas si grande que ça, de taille moyenne, elle gagne quelques centimètres grâce à des talons astucieusement placés. Cheveux hauts perchés, retenus en un complexe chignon. Son visage n’est pas celui d’une jolie femme, qui rime pour eux avec vulgaire, mais elle est belle.  Ils ne sauraient vraiment pas l’expliquer, cette beauté, malgré toutes leurs lectures. C’est plus une question de coup d’œil, pour paraphraser Clausewitz. Quelque chose qui fait qu’elle se démarque instantanément, cette élégante, de toutes les autres femmes qu’ils n’ont jamais côtoyée. La lumière captée par ses yeux ? La finesse de son nez légèrement arqué ? Le rouge de ses lèvres qui brille tandis qu’elle sourit distraitement, révélant une rangée de perles parfaites ? Ou tout simplement l’ensemble de cette frimousse à peine maquillée ? Tant d’élégance en elle, et malgré tout, il ne saurait pas dire pourquoi elle, par cette nuit d’hiver, froide et pluvieuse, temps d’élégance… 

mercredi 10 décembre 2014

Sans titre (deuxième chapitre)

Plus tard. La nuit était tombée sur la ville Lumière, qui prenait alors tout son sens. Mosaïque de néons publicitaires luttaient contre les éclairages publiques dans une débauche de couleurs. Les sons de la ville me perturbaient encore un peu, et mon guide, Satoru Yakima, m’avait amené dans un endroit préservé.

La rue Sainte-Anne, son quartier général. Il m’avait installé devant une kirin et un bon plat de nouilles, puis m’avait longuement regardé, en fumant une cigarette, une Sobranie papier noir. Toujours les mêmes depuis que je le connaissais. J’avais bossé pour lui, une dizaine d’années auparavant, un échange rapide entre lui, plaque tournante du trafic vers l’Asie, et nous, les Marseillais. Avant que je n’entre dans l’armée pour refuser toutes ces conneries. Il avait à l’époque vingt-cinq ou vingt-six ans, nous entre seize et dix-sept. Des petits jeunes. Mais on l’avait tiré d’affaire en organisant une rencontre et un passage clandestin de came turque. Depuis, il m’en devait une. L’honneur du yakuza comme il disait. Sur Paris, il était mon meilleur ami. Et être protégé par le boss du quartier chinois, de la rue Sainte-Anne et de Pigalle, c’était pas rien.

Il ne payait pourtant pas de mine. Il s’entourait toujours de gorilles de deux mètres, référence selon lui à un grand tsar, ou à Frédéric II de Prusse, je n’avais jamais vraiment bien su s’il se moquait de moi et de mes connaissances en histoire acquises durement dans mes années d’études, quand j’avais essayé de revenir dans une meilleure voie. Lui, il était petit, mince, un visage tout en méplat et une chevelure noire de jais, à l’impeccable raie qu’on croirait dessinée au cordeau. Il portait toujours des costumes très bien coupées, bleu très foncé, un peu comme ses amis de l’Empire du Soleil Rouge. Lui, il avait préféré décanillé un peu avant que les Chinois avaient gagné la lutte pour l’Asie Pacifique, à grands coups de bombes à hydrogènes. Des millions de morts pour quelques îles, et finalement un statut quo total dans la région autour de la figure de l’Empereur et de ses kombini, qui inondaient le marché Occidental de mille objets manufacturés à très bas coûts dans des usines. Rares étaient les Yak’ et les Triades qui étaient restés là-bas, sous la pression policière, ils s’étaient regroupées dans une vaste diaspora mafieuse, en Europe ou dans les Etats-Désunis. C’est comme ça que Satoru Yakima était arrivé ici, par peur des représailles pour un fils de soldat japonais à moitié russe par sa mère.

C’était pour ça qu’il fumait uniquement des cigarettes de l’ancienne Fédération de Russie, maintenant un état-satellite de l’Empire Rouge, un tampon entre eux et nous, l’Euro-Fédération. Pareillement, il ne buvait que deux alcools, quand il buvait, vodka et saké. Questions de traditions. Satoru était un petit bonhomme froid,, tous les traits d’un asiatique, la cruauté raffinée de ce continent, et la froideur de la Sibérie maternelle dans ses yeux bleus acier.

Pourtant, je n’avais jamais eu peur de lui, et de toutes les histoires qu’on colportait sur lui. Question d’amitié. Et ce mot n’était pas vain chez lui, sinon il ne se serait pas déplacé en personne avec sa garde personnelle pour me récupérer à CDG.

Il m’avait accueilli en frère, me serrant fort contre lui. Dans sa voiture, grande berline noire et blindée, il avait attendu poliment un instant avant de me tendre un dossier. Dedans, les informations. Il n’avait rien dit, me laissant le temps de lire, et digérer, cinq années sans nouvelles sérieuses de la Terre. Des articles de journaux, la guerre des gangs à Marseille, la suite d’affaires de jeunesses pour certains. Le nom d’amis en gros titres, arrêtés, au mieux, enterrés six pieds sous terre, au pire. Batista avait pris une balle en réponse de l’assassinat d’Al Khaled, le frère d’un des types que j’avais tué pour venger un autre ami.

Marco Batista, mon presque frère, avec Javier Damanino. Des gars du Onzième. Toute ma jeunesse après le Déluge, Marseille transformée en une réplique de Venise, la place Saint-Marc en moins, la pollution et les débris flottant en plus. L’école, le collège, les premières bêtises, et puis le lycée. On se prenait pour des durs, même si je bossais à fond de mon côté. Ils m’appelaient l’intellectuel. J’aurais pu réussir dans cette voie, mais l’argent était tentant. C’est comme ça que j’avais connu Boss Trapanelli, un Corse, notre parrain. C’est comme ça que j’avais connu Satoru Yakima, et tous mes amis. On se voyait comme des brigands et des héros, on était que des petits tâcherons. Le bac arrivait, je me fis pincer, sévèrement, par Van Eisenberg. Une conversation musclée avec lui, et me revoilà dans le droit chemin. Six mois de prison pour mineur plus le baccalauréat en poche, une prépa militaire, Saint-Maixent. Et puis une première tournée en Turquie, au nom de l’Euro-Fed ou des casques bleus de l’OTAN, c’était kifkif, blanc bonnet et bonnet blanc. J’allais avoir vingt-cinq ans, ma barrette de capitaine et une permission en poche pour revenir voir mes frères. Ils avaient grimpé dans le Milieu, je le savais. Et les luttes entre l’Est, la ligne de l’Etoile et de l’Estérel, contre le Nord se faisait plus vif. Les babis des anciennes usines noyées de la vallée de l’Huveaune contre les bougnoules des quatorzième et quinzième. Al-Khaled et ses frères en faisaient partie.

Le jour où j’arrivais en permission, Al-Khaled, ou un de ses sbires, faisait abattre froidement Javier Damanino, laissant sa femme et son fils de deux mois seuls au monde. Marco Batista, son beau-frère aussi, ne pouvait pas laisser passer, et moi non plus. L’honneur, l’amitié, la fraternité. L’ennui, c’est que quelqu’un nous avait balancé, quelques nuits après quand, éméchés, on est allé se faire un de ces enfoirés. Batista avait mis deux balles dans leurs têtes, et moi je ne faisais que le couvrir. Et pour le couvrir, quand il avait réussi à s’enfuir et pas moi, j’avais rien dit. Je n’étais pas une balance. Eisenberg m’avait collé pour cinq ans de complicité d’assassinats, et un aller simple pour Pluton, plus la dégradation et l’horreur de perdre tous liens avec ma seconde famille, l’armée. Mais je n’avais rien dit. Tout ça pour apprendre que, trois semaines avant mon arrivée, quand le cargo spatial voguait encore entre Saturne et Jupiter, mon dernier ami Marseillais avait pris trois balles dans le buffet. L’histoire n’était qu’un réellement commencement, et cela me faisait sourire, amer.

Yakima toussa discrètement. Il venait d’écraser sa cigarette. Sa bade mangeait bruyamment, et aucun client n’était entré ce soir. On n’entrait pas quand Yakima venait dîner, et le patron semblait légèrement nerveux, bien qu’il savait que le boss, en bon gentleman, le payerait rubis sur ongle et avec un gros pourboire en prime. Il but un verre de saké, et attaque tout de go :

« Tu comptes faire quoi ? 

-Je ne sais pas, dis-je après un temps de réflexion

-Mais tu n’as pas une petite idée ? une pointe d’effarement, une question muette, presque malpolie chez lui.

-Je n’ai plus rien. Plus d’avenir, plus de boulot, plus d’amis. Je crois que je vais retourner sur Marseille, et voir ce qu’il y à faire comme ménage. Une grande inspiration avait précédé ce déballage.

-Nettoyage et code d’honneur. Tu es comme nous Gaëtan-kun, tu mériterais d’être Yakuza. Si Marseille ne te plais pas, tu sais que tu peux toujours venir travailler ici.

Sincérité, il ne plaisantant jamais en parlant business, et encore moins quand il faisait un compliment.
Ma résolution était prise, j’allais retourner à Marseille, comprendre pourquoi Batista avait été assassiné, comprendre cette guerre incompréhensible. Et après on verrait bien. Tout sauf retourner sur Pluton et laisser Von Eisenberg se faire plaisir.
Pour confirmer son affection, Satoru Yakima tendit un billet de train, une liasse de monnaie et un petit billet avec l’adresse d’un marchand d’arme de ses amis et ajouta, posément

-Je ne peux pas te donner grand-chose de plus mon ami. Fais bonne chasse. Et reste en vie.

-L’Enfer n’a pas eu ma vie Satoru. Je compte bien la garder longtemps, très longtemps, et prendre celle de mes ennemis


Ma voix était glaciale, aussi froide que ses yeux bleus, mais pourtant, cet homme dangereux sourit, et je répondis à son sourire, nous étions alors deux fauves qui nous comprenions parfaitement.

mardi 9 décembre 2014

Sans titre (premier chapitre)

Cette sensation de noyade, toujours la même, même quand on est habitué. On inspire un grand coup, à s’en faire péter les poumons, et on expire aussitôt, pour recommencer. Comme si notre corps était le soufflet des forges de Vulcain. L’image est pas de moi, c’est mon prof de latin qui l’avait raconté, un jour, mais j’imaginais bien que cette métaphore correspondait à un réveil de cryogénie.

J’inspirais et j’expirais, profondément, tandis que mon corps glacé reprenait doucement vie. Paupières encore glacées, je sentais sur ma peau réchauffée par les grandes lampes UV un liquide qui dégoulinait, froid, très froid. La glace d’un mois dans un caisson cryogénique. Lentement, en papillonnant, mes yeux brisèrent la couche de glace. Mauvaise idée, les lumières éclairaient aussi bien qu’une lampe torche en pleine poire, c’était un peu comme si j’avais trouvé malin de regarder le soleil en face dans l’espace, et je me maudissais pour cela.
En même temps, je sentais enfin l’air chaud sur ma peau qui picotait, tandis qu’un bouchon de blanc sautait et libérait mes oreilles ainsi que mes sinus. Je pouvais enfin respirer par le nez, et ça c’était désagréable, comme si un millier de pic à glace s’amusaient à tomber en rythme sur tous mes nerfs.

A moitié dans les vapes, je voyais et j’entendais vaguement le médecin tourner tout autour. Je ne pouvais pas répondre, pas encore. Il fallait un peu de temps pour sortir totalement d’une hibernation prolongée. Même si on s’y était préparé. La voix venait de loin, écho caverneux ou sifflement strident, tandis que mes tympans essayaient de se remettre en marche.

« Biiiiieeeeen. C’est TREEEES biiiEEEENNNN…Le sujet voit toutes ses fonctions vitales relancées et opérationnelles. »

Le bac cryo se releva lentement, tandis qu’on mettait de côté les grosses lampes chauffeuses. Du côté du médecin, c’était plus sombre, légèrement glauque, mais c’était en partie du au voile noir qui passait alors devant mes yeux. Quelques secondes plus tard j’y voyais mieux. Chambre stérilisée classique, vert et blanc, quelques néons là-haut.

Le médecin, un vieux quinqua un peu bedonnant, tournait autour de moi. Son crâne chauve luisait de sueur, malgré le froid qui transissait mon corps. Quelques tests réflexes, deux trois manipulations, un hochement de tête entendu. Malgré la dure sensation d’être glacé jusqu’à la moelle et plus vraiment humain, il fallait croire que tout allait bien.
Il me regarda, son assistante, une plantureuse infirmière qui avait un peu plus de trente ans, me tendit un peignoir pour couvrir ma nudité. Puis elle m’aida à me relever et à faire quelques pas. Comme un enfant, il fallait retrouver le rythme. Inspirer, expirer, lancer son pied. Et prier pour ne pas glisser.

Quelques minutes passèrent. Le médecin me dit enfin, d’une voix aigre qui sentait l’ail, tandis qu’il tournait les pages d’un dossier qui devait être le mien :

« Vous êtes en forme Monsieur Negri. Pas étonnant après un entrainement des forces spéciales. J’ai servi un peu à la Légion. Des rudes types, un peu dans votre genre »

Je hochais la tête, je n’avais rien à dire. Je n’étais pas une balance après tout. Ce qui me gênait plus c’était l’infirmière. Après cinq années sur Pluton, sans femmes, mon corps me jouait un sale tour. En plus elle avait de beaux appâts, même si après tant de temps n’importe laquelle ferait l’affaire. Je me grattais le visage, sentant sous mes doigts la vieille cicatrice, trois griffures profondes faites par un chien de guerre en Turquie. Le docteur me baratinait toujours, alors que moi, je n’avais qu’une envie, me réchauffer, manger un repas chaud, et pioncer. Expurger les rêves de la cryogénie et cinq années perdues dans la pire prison de la Galaxie.

« Le temps de signer tous les papiers de mon côté, je vous laisse avec mon assistante et un miroir. Des fois que vous voudriez voir les résultats. »

Mon petit geste n’était pas passé inaperçu. L’assistante poussa au même moment, geste bien rodé, un grand miroir en pied. Ce que j’y vis m’effraya entièrement. J’avais pris quinze ans en seulement cinq années. Des poches tombaient sous mes yeux, énormes valises noires, mes cheveux étaient devenus complètement argents, et pour le reste j’avais une mine affreuse, complètement pâlot voire malade. Dans mon malheur, je pouvais me dire au moins que cinq années de galères m’avaient gardé une forme olympienne. Corps musclé, sec, presque maigre. Le genre de corps qui a grandi trop vite, tout en hauteur et sans une bonne alimentation à côté.

Le docteur revint. Signer les papiers et écouter ses dernières recommandations ne fût l’affaire que de quelques instants. Récupérer mes propres frusques et me changer quelques minutes. Réfléchir à tout cela, dans le hall de cryogénisation de Charles de Gaulle était une autre affaire.
Cinq années dans la pire prison de la galaxie, pour un double meurtre, c’est pas cher payé. Mais à Pluton, la plupart des peines étaient incompressibles, et on mourrait très facilement dans cette pourriture. Guerres de gangs, trafics en tous genres et matons peu regardant faisaient de cette planète un véritable enfer. Rien que d’y penser ça me donnait des frissons. Et je savais que j’allais encore longtemps cauchemarder.

Je sortis enfin du box. La partie transorbital de la station Charles De Gaulle était très calme. Milieu d’après-midi terrien standard. Quelques personnes attendaient la prochaine navette annoncée, un petit groupe de dirigeants de Kombi’ riaient en racontant des blagues grasses tandis que des parents se réunissaient pour voir arriver leurs proches. Un petit groupe attira mon attention, des gens asiatiques en costumes noirs à revers, au fond, au milieu desquels je vis une figure que je connaissais bien. J’allais m’approcher d’eux quand une seconde bande m’interpella en m’entourant. Cela sentait très fort le poulet. Pas de costumes, mais plutôt grosses rangers cloutées, jeans et cuirs noirs. Au milieu, leur patron, un homme baraqué, cheveux gris coupés ras, à la militaire, yeux noirs petits et vicieux, mentons et mâchoires carrés de requin. Le commissaire de la Police EuroFédérale Kurt Van Eisenberg, patron de l’antigang de la Région France. Je m’avançais calmement, après cinq années en cabane, je n’avais pas spécialement envie de replonger.

« Je peux faire quelque chose pour vous commissaire ? 

-Commandant Negri. Commandant. Sa voix était un baryton profond, teinté d’un accent teuton à couper au couteau. Il mâchonnait un cigare éteint, à cause de sa femme qui lui interdisait de fumer disaient certains, à moins que quelqu’un ait osé lui dire qu’on ne fumait pas un espace public.

-Toutes mes félicitations, dis-je de ma voix la plus mielleuse, bien teintée d’ironie.

-Te fous pas de ma gueule Gaëtan. Je sais quelle racaille tu es. Malgré ton passif dans l’armée, t’es toujours le même marlou du Panier. Surtout depuis que tu as flingué deux flics.

Je ne bronchais pas, inutile de chercher à répondre quelque chose, il savait que j’étais innocent et que j’étais tombé pour quelqu’un. Mais le lui dire risquait de me faire passer ma première nuit de liberté au poste, pour outrage à magistrat. Finalement, après qu’un ange soit passé, je répondis enfin

-Bien commandant, ne jouons pas à notre petit jeu habituel. Ne me dites pas que vous avez fait tout le chemin depuis Strasbourg juste pour me voir ?

-Nein. Te prévenir kinderlein. Juste te dire que je t’avais à l’œil. Des fois que tu aies envie de venger Batista.

Là, j’accusais le coup, car ses hyènes, je veux dire ses gardes du corps, ricanèrent méchamment, comme s’ils avaient prévu l’embuscade depuis le début. Voire l’avaient joué avant. Qu’est-ce que Batista venait faire là ? L’incompréhension qui se lisait sur mon visage, ou le tic que j’ai eu quand il prononça le mot de vengeance faisait bicher ce vieux salaud de Van Eisenberg.

-Ach oui tu n’es pas au courant…Il a pris trois bastos dans le ventre en essayant abattant Al-Khaled. Tiens je te laisse les photos et le rapport de police. Tu vois gamin, t’as eu de la chance d’aller sur Mars. Je savais bien que tu te débrouillerais là-bas, juste pour me donner quelques plaisirs après. Allez, je te laisse potasser tout ça. On t’a à l’œil, et n’oublie pas, tu dois passer une fois par semaine au commissariat hein ? Allez, abschied Negri. Et fais-moi plaisir, prends bien ton temps pour te faire alpaguer la prochaine fois.


En racontant son histoire, il me tendit une enveloppe de papier kraft que je pris sans l’ouvrir. Puis, dans un second rire de ses hyènes en cuir, il se détourna et partit à grandes enjambées, me laissant un peu comme un rond de flan. Ma propre mâchoire était serrée au point que j’en faisais trembler mes molaires. Batista était mort, Al-Khaled aussi…Que c’était-il donc bien passé quand j’étais sur Pluton ? 

lundi 8 décembre 2014

Mother and son

Le cliquètement des chaînes éveilla Lizza de sa rêverie. Dans son dos, le prisonnier souhaitait quelque chose. Assise sur son rocking chair en paille, cadeau de feu son père, la sheriff se balançait doucement en regardant l’homme qui bougeait dans sa cellule. Devant elle, un repas bien entamé, raviolis à la tomate saucés avec un pain lourd et bruns constellé de sésames, pot de café encore bouillant et en guise de dessert une tranche épaisse de cheddar fondu. De quoi tenir au corps de la grande femme. Elle n’était pas grasse, ça non, mais dans la fin de sa trentaine, elle devait faire attention. Du moins c’est ce qu’elle disait à chaque fois qu’elle croisait une élégante, avant de se rappeler le prix de sa propre liberté. Mains calleuses habituées aux armes, épaules de nageuses et surtout pas de gosses à trainer dans ses jupons. La belle vie somme toute, surtout pour elle qui était éprise du grand air et de chevauchées sauvage sur sa monture, une bête italienne remontée pour a transformer en cross. Elle poussa un soupir, abandonnant ses pensées d’une petite virée dans l’après-midi, à cause de l’Affreux qui se trouvait là. Elle demanda, d’une voix abrupte et rauque :

« T’as faim ? »

L’étranger haussa les épaules, comme s’il n’en avait rien à faire. Il était calme depuis que le Vieux Teddy l’avait trouvé à la limite de la barrière. Le grillage était autrefois électrique, enfin quand la centrale voulait bien fonctionner, mais maintenant, depuis que tout foutait le camp en fait, il ne marquait plus que la limite du territoire entre Human Town et le reste du Monde.

Soupirante, la femme se leva en faisant craquer ses os. Autres résultats de sa vieillesse. Elle était toujours bien constituée, mais elle se sentait moins assurée, plus ronchonne le matin à se lever et surtout tout semblait se déglinguer en elle, plus particulièrement sa foutue jambe, là où une balle s’était fichée il y avait quelques années, arrachant du gras à sa cuisse et rompant au passage quelques ligaments. Elle s’avança, ouvrit la porte et déposa enfin une assiette au préalable remplie des reliefs de son repas qu’elle poussa du talon vers le Fay. Elle n’aimait pas sa race, mais cet homme n’avait rien fait pour mériter de mauvais traitements. Enfin jusqu’au jugement et sa condamnation, s’il n’était pas un espion, il s’en sortirait après une bonne trempe, un peu de goudron et des plumes et aussi nu qu’Adama au premier jour.

Lizza pensait qu’il fallait être plutôt mal dans sa peau ou avoir un sacré grain pour traverser une frontière matérielle où était écrit que les Fays étaient tirés à vue. Mais lui, ce grand guerrier tout de noir vêtu, avait simplement poussé sa moto, comme s’il était en rade, et avait attendu que quelqu’un vienne. Le Vieux Teddy l’avait vu et avait fait aussitôt appeler par son fils Lizza, qui était aussitôt accourue avec tous les insignes de sa fonction, voiture blanche et bleue, gyro et sonneries. Un boucan à réveiller les morts, mais ça en imposait au moins, du moins ça lui donnait du cœur à l’ouvrage quand elle devait aller s’asticoter avec un Fay.

Il l’avait attendue, puis s’était tourné, avait présenté ses mains et s’était laissé conduire en prison, dans l’arrière salle du bureau du sheriff, et puis il avait piqué un roupillon. Lizza avait lentement examiné l’homme, grand, bien bâti, musclé juste ce qu’il fallait, et une allure de fauve lâché dans une bergerie au petit matin. Pourquoi donc s’était-il laissé capturer aussi facilement ? Son instinct lui criait qu’il devait faire partie de la bande de la Sauvageonne, que c’était une sorte de cheval de Troie, même si Lizza n’avait jamais vraiment su qui était Troie. Elle l’avait délesté d’un sacré arsenal, pistolet et fusil à canons sciés, un joli couteau Bowie et même une dague dissimulée dans la botte, une vraie armurerie ambulante. Et le pire c’était qu’il lui avait donné toutes les caches ou presque. Sa moto noire aux flammes rouges, il l’avait abandonnée à regrets, ça se voyait, bien qu’il s’était contenté de hausser les épaules tandis que le fer des menottes mordait ses poignets.

Maintenant, il était accroché à une chaîne, mais la sheriff avait pris soin de ne pas trop serrer les bracelets. Les Fays n’aimaient pas le fer, c’était une réaction presque allergique. D’ailleurs, on n’avait jamais vu un Affreux avec une montre au poignet. Il mangeait lentement son assiette, toujours appuyé contre le mur. Si ce n’était sa situation, Lizza aurait cru qu’il se reposait lentement, assis contre le mur d’un saloon tandis qu’en bon pistolero il regardait tout ce qu’il se passait derrière ses grands yeux verts. Il semblait simplement attendre, quelque chose, ou quelqu’un, et cela ne disait rien à l’humaine. Mais si elle pouvait faire ami-ami avec lui, peut-être qu'il dirait quelque chose, peut-être qu'elle pourrait le sauver...Peut-être. Elle, demanda, abrupte.

« T’es venue pour la Sauvageonne ? Tu sais ce qu'ils ont fait à son dernier espion ? »

Il la regarda, sourit, attendit un instant, avant de répondre enfin.

« Peut-être. Peut-être pas. Dur non d’être sheriff dans ce genre de bled pourri et de ne plus pouvoir parler à sa fille ? »

Elle frémit. Comment…

« Comment je le sais ? Mon petit doigt, ou la photo qui traîne là-haut »


Il montrait la grande commode avec ses armes bien entretenues alignées, gueules d’acier noir prêtes à cracher les feux de l’enfer. Et au milieu des pots et autres cartons de cartouches, Lizza savait qu’elle avait laissé une photo, une unique photo, de sa fille Fay. Celle qu'elle regardait dans ses rêveries, sans que jamais personne ne fasse réellement attention. Celle que de temps en temps elle descendait de là haut et serrait tout contre son cœur, tandis que ses larmes nettoyaient la poussière accumulée. Sa fille et elle, réunie une unique fois. Sa fille. Son erreur, sa sa faute et son seul amour. 

dimanche 7 décembre 2014

Soleil Turner, Nuit Cézanne.

Le soleil tombait lentement sur la mer Méditerranée. C'était ce genre d'après-midi superbes où tout allait pour le mieux. C'était le genre de journée où le soleil, le ciel et la mer offraient leurs plus belles peintures, que jamais les gens de l'Atlantique ou de la Mer du Nord ne verraient jamais. C’était un de ces jours de printemps où le mistral venait de chasser un orage, paresseux nuage noir qui s’étalait encore vers le fond de la baie de Marseille, là où on pourrait croire voire l’Afrique ou la Corse, c’est tout comme. Le vent était tombé, mais caressait encore les robes des filles qui dansaient au moindre mouvement. Mais le jeune homme n’y faisait pas attention. Il marchait lentement, ses souliers cirés cherchant les meilleurs points d’appuis, en bord de mer. Il sautillait de rochers en rochers, avant de s’asseoir finalement à l’extrémité de la jetée. Pourquoi là et pas ailleurs ne relevait ni d’une question métaphysique ni d’une envie particulière, mais bien plus du simple hasard. Posé sur sa veste d’été noire, il sortit de sa poche une cigarette qu’il alluma, avant de prendre le carnet qu’il tenait à la main depuis le début, l’ouvrir sur une page blanche et se mettre à griffonner quelque chose dedans. Dessinait-il ? Ecrivait-il ? Qu’importe, une lettre d’amour ou un paysage, c’est bien souvent la même chose, surtout quand on pense pour qui l’on peint ou écrit.

Le vent jouait dans ses cheveux bruns, les ébouriffant doucement. Il ne faisait pas froid, mais les derniers frimas du mistral étaient du genre à décoiffer un brushing et faire rougir les joues comme une pomme d’api. Sa main glissait sur le carnet en moleskine. De temps à autre, il regardait le soleil couchant, et puis repartait dans sa rêverie imagée. Geste délicat, mais fort à la fois, presque agressif, de l’encre qui s’attache aux cellules de cellulose. A quoi pensait-il ? Mystère. De temps en temps il marmonnait quelque chose, et se remettait à son travail, mais seul le vent savait à qui ou à quoi il pensait. Une femme, un roman, un tableau. Il continuait simplement, regardant de temps à autre la rade.

Le soleil tombait, lentement, doucement, tendrement. Il éclairait le ciel comme Turner l’aurait fait. L’astre solaire était blond or, blanc argent, et parfois même cuivre tandis qu’il entrait en une fusion orange sur la ligne d’horizon. En dessous, la mer, terrible mer qui avalait cent et mille hommes chaque années, sans jamais les recrachait, était un calme miroir en apparence. Bien sûr, ici, on ne verrait jamais des creux de quinze mètres, même au plus fort des grandes tempêtes de l’hiver qui avaient le chic de détremper la Corniche. Mais pourtant, le jeune homme connaissait le danger de ce cette psyché bleue argent, vert profond ou bleu nuit selon les endroits. L’envie ne manquait jamais à l’impétrant d’entrer dans les douces vaguelettes, plonger, aller au plus profond et rencontrer enfin le grand bleu. C’était facile, tellement facile. Plonger dans la nuit comme le soleil se couchait à cet instant.

Sauf que le jeune homme ne venait pas pour ça. Pas pour écrire là-dessus, mais plutôt sur ce qui venait juste après. Le soleil tombait, rouge et or, transformant la mer en un lac or profond, scintillant de mille reflets comme le plus beau des bijoux au cou de la plus belle des femmes, ou plus simplement comme les yeux de la fille qu’on aimait, tandis qu’elle vous regardait droit dans le cœur, un sourire pétillant aux lèvres. Argent et or ne faisaient pas le bonheur, même s’ils y contribuaient, ce qui était bien mieux, c’était l’amour que l’on croisait tant dans le mouvement immuable de la Grande Bleue,  que dans ce regard auquel il pensait à cet instant. 


Les minutes passaient, doucement, le blond du ciel se transformait en noir de jais, en parcourant tout le nuancier des roux et des vénitiennes, puis la violine profonde des yeux lilas. Le soleil mourrait, lentement, en prenant tout son temps. Et puis, d’un coup, au moment où il s’y attendait le moins, il le voyait disparaitre, totalement. Un instant, seul le noir prévalait. Un noir obscur, noir bleuté, noir nuit. Ténèbres. Aguichante et terribles à la fois. Aussi profonde qu’une fosse dans laquelle il aurait plongé. Instant fatidique où plus rien n’existait. Durait-il un instant ou un siècle, on ne pouvait que ressentir une joie profonde mêlée à une terreur antique. Et puis, doucement, la lune remplaçait l’astre solaire, sans qu’on s’y attende. La lumière revenait, argent, tandis que mille et mille étoiles, âmes des gens passés, éclairaient une nouvelle fois les chemins nocturnes. Alors, tandis que le ciel Turner laissait passer le crépuscule Cézanne, le jeune homme sourit. Il était l’heure de repartir. Vers nulle part et ailleurs. 

jeudi 4 décembre 2014

Impro 02



L’encens embaumait l’air de la grande salle impériale. Les lourdes tentures aux étoffes chamarrées vibraient doucement au rythme lent de la caresse du vent, tandis qu’un pâle soleil d’hiver entrait par les grandes baies ouvertes, éclairant d’une lumière indécemment douce le catafalque impérial.

Depuis un mois les pleureuses se relayaient pour garder la dépouille de feu l’Impératrice Phénix, et depuis un mois leurs lamentations accompagnaient les crissements des encensoirs de métal-lune que les prêtres faisaient balancer au rythme de leurs prières.

Tout était mort dans l’empire depuis ce jour funeste, et le Grand Chambellan attendait son heure pour relancer le cycle de la vie.

Engoncée dans une lourde cape, son masque à pointes couvrant son visage, l’homme se tenait prostré, tandis que le vent forcissait dehors, et que les lourdes soieries de Xinlin se trémoussaient comme des pucelles sous la caresse d’un maître à danser. L’heure venait, un éclat de soleil tomba au même moment sur la bière de son Altesse Impériale, tandis qu’un flot de magie, plumes et flammes, faisait frémir la salle. L’invocation du Phénix Impérial, sa Renaissance, venait d’avoir lieu.

Au-dessus du corps de l’Impératrice, une femme, altière, au corps embrasé comme ses cheveux d’un rubis ardent se matérialisait dans des gerbes de flammes écarlates et dorées. Sa peau était couleur de bronze, son regard enflammé et son être ondulait comme une flamme soumise à la bise.

Le Grand Chambellan se redressa enfin, fit quelque pas vers l’apparition du symbole des Impératrices et, prudent, fixa l’apparition. Cette dernière, mutine, continuait de jouer au-dessus du catafalque de feu sa maîtresse, et puis, soudain, croisant le regard de l’Eminence, elle sourit.

Il était l’heure pour le Chambellan de lâcher son Phénix à travers les villes et les campagnes, pour désigner à nouveau à coup sûr la Maîtresse de l’Empire.


Il ne dit qu’un mot, un seul, et l’apparition enflammée fendit l’air comme un feu d’artifice aux fêtes de l’été. Deux coups de ses mains puissantes, et les pleurs des femmes et les chants mortuaires des prêtres furent immédiatement remplacés par des concerts de joies et des danses lascives rappelant l’Empire à la vie…

mercredi 3 décembre 2014

La Wicca, deuxième partie

La glace s’insinuait en lui, tandis que son esprit se détachait de son corps. La Wicca lui avait fait boire un alcool amer, et fumer des herbes odorantes. La vieille indienne avait dansé autour de lui en martelant sur un tambourin un air lancinant à deux coups. Boum boum. Répétés. Boum boum. Encore et encore. Boum boum. Lui, torse nu, recouvert de symboles géométriques, se laissait porter sur le rythme, ivre d’alcool et de fumée. La transe, l’ouverture vers quelque chose d’Autre. Ni AutreMonde, ni le Monde des Hommes. Ailleurs. Un puit noir, sans fond, une plongée dans les ténèbres primordiales. Ailleurs. Les Abymes, ou au-delà. Ailleurs. Par-delà le bien et le mal, par-delà ce qu’il avait toujours connu, par-delà l’existence physique. Ailleurs. Un monde hors du temps et de l’espace. Ailleurs.

Ailleurs

Ce nom revenait sans cesse dans la bouche de la Wicca, tandis que le corps astral du Fay traversait les plans comme une folle étoile filante perdue au travers du cosmos.

Ailleurs.

Le réveil fut douloureux. Tous ses muscles maudissaient son âme d’avoir choisi la proposition de la Wicca. Mais s’il voulait accéder à son Nom Véritable, c’était l’unique moyen. Il ouvrit difficilement ses paupières cerclées de noir, pour voir un kaléidoscope fantastique d’un spectre des couleurs complètement dément. Quintessence de la Lumière. Les rouges étaient plus profonds que le sang, les roses plus pâles que la peau d’une femme, les violets plus noirs que les prunes à la plaine saison. Et s’il avait été capable de trouver des comparaisons pour les autres couleurs, il en aurait été de même pour toutes les couleurs de cette aurore boréale aux couleurs, plus chatoyantes que n’importe laquelle sur le Plan des Hommes ou dans l’AutreMonde.

Ailleurs.

Un monde dément et infernal. Un monde-plan ou la magie était reine. Et où le fay n’était qu’un minuscule grain de poussière mortel. Cela était effrayant.

Un rire résonna dans l’air. Il se tourna. Rien ni personne. Un second rire, grinçant, tandis que des plumes volaient au vent. Le même rire que le Chouca. Une voix dans sa tête, ou issu de la corneille à trois yeux qui venait de se poser sur ses pectoraux puissants :

« Tu es enfin réveillé mon bel oiseau Sans Nom ? Allez remets-toi vite. Tu as une tâche à accomplir, et très peu de temps pour ce faire ».

Il se releva dans cette clairière éclairée par des aurores boréales démentielles. Il portait son habituel cuir, long et terne, aux clous d’argents dans le dos représentant un crâne. Le bas de son visage était couvert par un bandana noir aux courbes blanches, insigne de clan, insigne de sa fonction. Et dans sa main son pistolet argent. Il était entouré d’arbres gigantesques, en acier, forêt torturées de branches noueuses et de troncs qui frôlaient le ciel en leurs cimes invisibles. Il se mit à marcher, accompagné par une corneille à trois yeux qui lui ouvrait la voie, sur une sente ouverte par ce qui aurait pu être un énorme sanglier aux poils de bronze, comme en témoignait des touffes de ce métal or profond qui, taché de sang, collait aux épines de ces arbres tordus qui parsemaient ce chemin d’acier. Il marchait sous les bois, tandis que le vent sifflait dans ses oreilles, murmure terrible pour qui n’avait pas l’âme aussi bien accrochée que celle du Fay. Il marchait, sans voir ni le temps ni l’espace qu’il franchissait, plongé dans une transe d’insomnie, tandis que les arbres se refermaient sur lui.

Une autre clairière, un tumulus ancien. Les celtes, les seuls hommes qui ressemblaient un tant soit peu aux êtres de fééries, parlaient dans leurs contes de Nemeton, de portes entre le monde des morts et des vivants. Et Sans Nom était certain d’être arrivé sur ce Seuil quand il se retrouva nez-à-nez avec un crâne démoniaque planté fermement dans une pique de bois acier. Une brume grisâtre folâtrait entre ses jambes, arabesques erratiques qui plongeaient en un rythme lancinant cette scène dans un crépuscule si terrible qu’il faisait perdre toutes couleurs à ce ciel aurore boréale.

La corneille à trois yeux croassa.

« Aurais-tu peur Fay Sans Nom ? »

Ce dernier ne répondit rien. Sa main poissait de sueur son arme. Il se ressaisit, soudain, tenant avec une poigne ferme son arme.

« Je n’ai peur de rien Maîtresse des Corbeaux. »

Alors, il passa le Seuil.

La brume se mouvait autour de lui, exhalant une odeur de terre de bruyère et de pourriture qui le prenait à la gorge. Il avançait, la clairière en fait n’était qu’un marigot, et ses bottes étaient plongées jusqu’au mollet dans une fange froide et épaisse. Chacun de ses pas était un calvaire, mais il continuait de marcher, dans un bruit de sucions. Il était entré dans le domaine des morts. De longues piques de bois-acier formaient des plateformes sur lesquelles des cadavres de guerrier étaient posés. Certains étaient encore frais, d’autres étaient des squelettes dépouillés par des bêtes sauvages, d’autres n’étaient plus que de la poussière d’ossement. Des plumes, des couvertures marquées de symboles géométriques indiens et des représentations d’animaux-totems, loups, corbeau, ours, indiquait au Fay qu’il était entré dans le monde du Grand Esprit.

Mais quelque chose ne collait pas. A cet instant, la voix de la Corneille à trois yeux rit :

« Oui Sans Nom. Le Grand Esprit lutte chaque nuit ici contre les méchants diables. Tu es son représentant. Le Guerrier Wicca contre la Bête. Tu vois le grand tumulus qui émerge en face de toi ? Monte là-haut, et défaits le Monstre voleur de corps et d’âmes. Ou finit comme les guerriers alentours. Seulement après tu connaitras ton nom guerrier Fay. »

Alors, le Hunter avança. Un pas après l’autre. La terre était maintenant ferme, bien qu’humide et glissante. Il grimpa lentement le tumulus où des os et des armes se retrouvaient pêle-mêle. Là-haut, l’odeur de pourriture se faisait plus pressante. Odeur de sang et de charogne mélangées aux effluves d’une bête fauve. Un grognement le prévint, tandis qu’il arrivait au sommet. Arme en main, il s’avança enfin, et ce qu’il vit le terrifia pour la première fois de sa vie, lui, le Fay, le Hunter, qui ne connaissait pas la peur.

La Bête était une silhouette humanoïde, immense et énorme à la fois. Elle était en train de dévorer, à grands coups de son museau de loups, les chairs et les entrailles d’un guerrier. Cela grognait, cela craquait, cela déchirait en avalant à grande lampée la chair humaine. Cela portait des grandes cornes de cerfs, une tête de loup et un corps d’ours noir recouvert de plume de corbin. Cela se retourna, enfin, quand le pied du Hunter craqua sur un os. Une bête fauve, mélange des totems des Natives. Elle avait des petits yeux qui luisaient, rouge rubis ou braise, et la folie se lisait dans ses yeux. Sans Nom murmura un seul nom, Wendigo. Le seul monstre qui terrifiait autant les enfants de Faërie que les fils de l’Homme. Car il représentait la part bestiale et démoniaque en chaque guerrier, celle qui prenait le corps dans une transe de combat et perdait à jamais l’âme dans une débauche de fauve. Et cela parlait, aussi, d’une voix grondante, caverneuse, plus puissante que la voix de n’importe quel père pour un petit enfant, roulement plus terrible que celui des tambours de guerre, grondement plus terrifiant que le murmure de l’orage au loin.

« Encore un brave…Moi qui commençais d’avoir faim »

Et alors le Wendigo, mélange de quatre bêtes car quatre est le chiffre des démons, se jeta en avant vers le guerrier. La Corneille à Trois Yeux se mit à pépier un avertissement dont Sans Nom n’avait nul besoin. Son arme tira un unique coup de feu qui s’enfonça dans les chairs du monstre, arrachant un morceau de son épaule dans une explosion d’ailes de corbeau et de sang. Mais elle ne ralentit pas le mois du monde. Au dernier moment, il roula sous la charge furieuse et aussi vive qu’un éclair de l’ours, manquant se briser les os en glissant sur la pente humide du Tumulus. Sonné, il se releva, son bras pendant avait perdu son arme dans sa chute. Et la Bête fonçait déjà vers lui, toujours aussi vive malgré le sang qui dégorgeait à gros bouillon de sa blessure. Alors, pour la première fois de sa vie, le Fay se mit à courir.

Bondissant entre les pierres du tumulus dressées vers un ciel aussi noir que l’encre bois acier qui formait le tronc des arbres, il se jetait de-ci de-là. Il sentait les effluves de la bête, toujours derrière lui, très près, son souffle faisant hérisser ses cheveux ébène. Il fuyait, espérant que l’autre perde de la force, mais c’était peine perdue. Même pire, c’était son corps qui le trahissait, ses muscles tendus par l’effort le brûlaient à chaque pas, son crâne battait à tout rompre tandis qu’un sang riche affluait pour essayer de lui donner une idée et repousser le voile de terreur qui engluait sa peau d’une mauvaise sueur, ses poumons soufflaient comme le soufflet d’une forge tandis que sa respiration haletait. Il n’était plus dans le Temps.

Mais il était un guerrier. Il se savait mort, alors, il décida de lutter. Perdu pour perdu, autant essayer, une dernière fois, attaque suicide. Sans Nom se jeta en avant, comme un dératé, arracha une pointe de lance qui trainait au sol ; acier terni par les effluves acides du Nemeton. Arme en main, il se retourna, et poussant un cri qui n’avait rien d’humain, ses traits angéliques déformés, il fit face à la bête fauve qui le chargeait. Il allait prendre le risque de plier au point de rompre. La charge arrivait, bien calé contre le rocher, le Fay défiait de son regard la braise démoniaque de son adversaire qui rugissait. Genoux en terre, la lance pointée, le Fay ne ferma pas ses yeux sous la charge. Le coup fut rude, tout l’air de son corps fut expulsé tandis que le fracas du corps contre la pierre explosait dans ses tympans, l’étourdissant. Une douleur cuisante frappait son torse et ses bras, là où le Wendigo avait mordu et arraché sa chair à coups de griffes suppurantes de poison. Mais il avait réussi, en partie. L’esprit embrumé par la mort qui venait, tandis que chacun des battements de son cœur le tuait, répandait le venin dans son corps, il voyait la bête se torde de douleur, empalée profondément par la lance qui entrait par ses tripes et ressortaient par son dos. La Corneille à Trois Yeux revint à cet instant, jetant un éclair argent que le Fay saisit fermement en main. Ses doigts se glissèrent tout contre le chien tandis que le percuteur remontait sous la pression de sa paume. La Bête le regardait, et dans ses yeux la braise des démons s’était envolée pour redonner des yeux humains à celui qui autrefois avait été un simple guerrier indien. Et la tristesse et la compassion prirent pour la première fois Sans Nom tandis que son ennemi le remerciait de son regard. Une flamme, une unique flamme, et le crâne de la bête explosa tandis qu’une balle d’argent libérait l’homme de sa malédiction.

Le Fay se réveilla perclus de douleur. Mais son corps ne portait aucune marque du combat dans l’autre monde. Il était seulement…Epuisé. La vieille sorcière indienne le regardait. Et dit soudain :

« Tu m’as bien aidé enfant de la Bordure. »

« Et vous, m’aiderez-vous ? » sa voix était pâteuse, légèrement faible, à cause des drogues et des traumatismes du voyage entre les Plans.

« Le Feu a parlé Sans Nom. Tu es un Hunter, un guerrier de la Chasse Sauvage. Cela est ce que tu es vraiment. Maintenant, la question de ton nom, petit Fay, je ne pourrais rien y faire. Ton voyage continue, et un jour tu trouveras enfin ce qui te manque. C’est la seule certitude que tu dois avoir »


Le Fay ferma les yeux, un instant, lui qui avait tant espéré, pour se retrouver à cet endroit, sans rien avoir gagné. Pourtant il n’en voulait pas à l’ancêtre, elle avait raison, la seule morale de cette fable, c’était que tout venait à point à qui savait attendre. Ne pas céder face à la facilité ou ne jamais se résigner contre l’adversité. Lutter, encore et encore, tomber neuf fois et se relever dix. Ne pas lâcher la Bête. Se maîtriser, assez longtemps pour rester pleinement humain, ou Fay. 

mardi 2 décembre 2014

Gris échec

Quand on est enfant, on a de la chance, on croit que tout est noir et blanc. Comme sur un échiquier. Noir blanc. Comme sur les pages d’un livre. Noir blanc. Comme les couleurs de l’Arlequin.

Noir blanc. Cela serait si simple de tout voir de ces deux couleurs. Noir blanc. Cela serait si beau. Le bon et le mauvais, savoir toujours distinguer l’un ou l’autre, et choisir bien évidemment le bien.

Le monde serait si simple. Comme sur un échiquier. La vie, régie par des coups immuables. Une ouverture, un milieu, une finale, inéluctable. Avec toujours la même conclusion, la mort du roi. Et cette phrase, inique, le roi est mort, vive le roi. Echec et mat. Le sens même de la vie.

Cela serait si simple. Mais rien de cela n’est vrai. Je ne peux pas jouer ma vie comme une partie d’échec, mais plutôt je la vois comme une succession d’échecs permanents, sans trêves ni répits. Et puis, pour se redonner courage, de temps à autres, une notation aux doubles points d’exclamations, très bon coup. Mais ils sont si rares, maintenant. Je n’enchaine que des doubles points d’interrogations, mauvais coups, très mauvais coups. J’avance un pion pour qu’il se fasse damer immédiatement, échec, encore et encore. Spirale infernale d’un milieu qui n’a qu’une seule solution, finale, la mort du roi, après celle des pions inconnus, celle des amis chevaliers et évêques, et surtout la mort de l'Amour, le seul, l'unique, tandis que la Reine se fait arracher par une attaque adverse fulgurante et incompréhensible pour ce faible roi qui ne sait même plus se défendre.

Echec et mat, fin de partie.

Et encore, si cela était si simple, bon coup, mauvais coup. Système binaire typique. Sauf qu’en fait, tout est gris, ni noir, ni blanc, juste du gris plus ou moins prononcé. C’est moche le gris, c’est froid, c’est triste, c’est neutre. Le gris, ce n’est rien, c’est le nul, c’est l’absence de toute couleur.

Les murs de ma chambre sont gris, ma fenêtre m’ouvre sur un mur gris, même le ciel est gris. Anthracite, béton, ou macadam, toujours ce même gris, encore et encore. Mêmes les gens sont gris ici, ni blancs, ni noirs, d’un pâle terne qui enlaidit le moindre traits.

Cachons nous au milieu de la foule, fermons les yeux, baissons les, abrutissons nos oreilles de sons, pour ne pas voir ce visage, identique au notre, qui n’est que le reflet gris acier de notre propre visage que le miroir terni nous renvoie tous les matins du monde.

Si seulement tout était noir et blanc, comme un échiquier. Au moins une fois, une unique fois, pouvoir jouer une partie de cette vie terne comme une fable ou une partie d’échec. Coups assurés, bon, mauvais, qu’importe. Mais qu’au moins, tout ne sois pas gris.


Gris. Tout est gris, sale, humide, froid. Gris comme la maladie. Gris comme la mort. Gris comme l’oubli. 

lundi 1 décembre 2014

Sorbonne by night 4

L’aube me vit me réveiller salement amoché. Certes ma race n’a pas les mêmes besoins que les humains, mais nous sommes soumis quand même à quelques petits problèmes d’ordre physique, ne serait-ce que pour éviter de simples erreurs.
Même rasé de frais et après avoir avalé un bon thé, vert, fort et corsé, j’appréhendais cette journée qui allait arriver, du genre avec le mauvais pressentiment qu’on pouvait avoir en se levant du pied gauche.

L’enquête piétinait et on avait enfin permis les assureurs, dont moi, à venir faire un tour sur la scène du méfait. Du moins c’est ce qu’indiquait un de ces textos qui m’était parvenu cette nuit.
L’humanité avançait à un rythme fou, déjà que j’avais eu du mal avec le téléphone, passer au sans-fil puis au SMS avait relevé d’un grand défi. Lot commun pour les vieux semblait-il. Mais au moins, je savais m’en servir relativement bien. Somme toute, cela ne différait pas vraiment d’un télégramme.

J’ajustais donc ma tenue pour ressembler à ce que je devais être. Abandonnant le gris, je choisissais plutôt une veste noire et un pantalon de la même couleur, chemise blanche et cravate légèrement colorée. Pour les chaussures je remisais mes italiennes pour quelque chose de plus passe partout. Classique, mais pas non plus excessivement riche, je n’étais aujourd’hui qu’un simple employé de bureau.

Je remisai la pochette noire pour une plus terne encore, simple feuille de papier coloré dans laquelle je fourrais l’ensemble de la documentation transmise par le service postal d’En-Bas. Un dernier regard dans le miroir, remis en place mes cheveux folasses d’un geste de main habituel et posait enfin mes lunettes à cercles d’argents sur mes yeux bleus gris. Je pouvais partir.

Arriver devant le Musée du Moyen-Âge, il ne fut pas difficile de passer. Le cordon policier se résumait à un seul planton qui semblait autant en manque de sommeil que moi et ne devait rêver que d’un bon café. Déjà quelques touristes faisaient la queue, on avait rouvert les salles d’exposition permanente. Entrer ne me fut donc pas difficile, surtout avec les papiers que j’avais.

Je grimpais les étages sans vraiment regarder les pièces, toutes uniques, qui comprenaient tout ce que l’art de l’occident médiéval avait fait de mieux. C’est-à-dire des artefacts dorés et pleins de bijoux à la gloire d’un Dieu vieux et suranné qui n’écoutait plus vraiment ses fidèles depuis la mort de son fils sur la croix. Pour faire court, j’avais devant moi tout ce que j’exécrais et haïssais de mon ancien boulot, le luxe tapageur de l’Eglise et de certains petits Anges de ma connaissance qui ne cherchaient que le profit pour capter encore plus d’âmes et grimper dans les limbes de la hiérarchie céleste.

Devant la salle, je respirais un grand coup. Ma mauvaise humeur pouvait me faire manquer quelque chose, et puis on ne savait jamais, les Archanges avaient beaucoup misé sur la Police française.

D’autres assureurs étaient déjà à pieds d’œuvres, appareils photos et calculatrices en main, supervisés par un membre du comité directeur de l’établissement. Je furetais de-ci de-là, cherchant d’un œil distrait les caméras et les traces d’effractions. Rien de bien probant à vrai dire, même si la scène avait du être filmée. On y viendrait plus tard. Au hasard de mes détours, je me retrouvais non loin de deux flics. On ne pouvait pas les rater. Elle, petite, légèrement boulotte, un nez mutin, des cheveux blonds peroxydés, nez mutin, yeux bleus. Cuir noir et jean délavé accompagnait bien cette allure de garce perdue dans un monde de mec, féminine juste ce qu’il fallait pour troubler les malfrats, et certainement très intelligente. Pas comme son ami. Un gars grand et baraqué, le genre de type qu’on aurait pu prendre pour un mafieux ou un ex-soldat. Cheveux courts, veste de costume pas cher et pantalon identique, dans les tons de bleus. Au niveau du cœur, une petite croix dans un cercle, Opus Dei. La fille, elle, par-dessus sa chemise type trappeur échancrée sur de petits seins, portait une croix en argent retenue par une chaîne aux grains de chapelet. Un léger mouvement de ma main, une aura à peine bleutée autour de leurs corps et j’avais la confirmation que ces deux flics aux badges orange fluo marqué OPJ appartenaient au bas service d’En Haut. Et le fait qu’ils me regardaient droit dans les yeux tandis que je vaquais innocemment à ma prétendue inspection ne me disait rien qui valait.

Je retournais à mes livres, faisant comme si de rien n’était. Je passais au-dessus des bouquins, posant ma main sur les vitres, aucune aura désagréable ou sensations mauvaise. Le Malin, s’il avait offert ces ouvrages, n’avait rien mis de particulier dessus. Je passais donc au cœur de la collection, trois lutrins alignés. Les Neufs Portes était un faux, l’affaire Corso, quelques années auparavant, avait défrayé les chroniques Angéliques. Le second, un Marteau des Sorcières portait un petit sigle sur le côté qui indiquait bien sa provenance. Là une légère trace de souffre, odeur rémanente qui s’exhala, me valant au passage un méchant regard d’une jeune femme en tailleur stricte qui aurait mérité de délier ses magnifiques cheveux blonds vénitiens,  quand je passais un doigt précis dessus, m’indiqua que le Diable avait eu affaire à cet ouvrage. Le troisième, lui, le plus intéressant, celui au cœur de l’exposition, le Codex Daemonicus en personne, aurait dû par contre sentir la même odeur. Mais rien, malgré le fait que j’ai poussé légèrement mes pouvoirs divins. Rien de rien. Nada. Du velin aussi mort et rigide que la bête sur laquelle il avait été pris. C’était un livre magnifique, cuir de première qualité, publié en 1516 sur les meilleures presses alchimistes d’Europe, c’est-à-dire à Prague. Son contact au toucher me rappelait bien des souvenirs que le papier de cellulose ne pouvait pas procurer, douceur du parchemin et de la peau traitée et retraitée jusqu’à en devenir blanche, odeur d’encre de toutes les couleurs qui persistaient encore, légère, trace diffuse d’un parfum que les humains de nos jours avaient totalement perdu dans leurs volonté d’asepsie, la perfection des dessins et gravures, enluminures précieuses entièrement colorisées main, ajoutait à la perfection de cette œuvre que le Diable en personne avait inspiré. Je le savais parce que j’avais eu en main, en un temps bien révolu, des feuillets antérieurs de cet ouvrage perdus dans la Vaticane. On m’avait demandé une expertise en tant que démonologue et mon impression avait permis la mise à l’Index de ce terrible ouvrage, tandis que je m’étais roussi presque tous les poils du corps tandis qu’un FeuInfernal avait jailli pour essayer de me tuer. Le drame du Borgo en avait été la résultante.


Et là, sur celui-là, donné en main propre par le Diable, il me l’avait certifié dans un de ses papiers, niet. Aucune trace de passe magique. Je pris l’ouvrage en main, après avoir saisi des gants de soie blanche. Aucune traces dessus, pas de résidu magique ou même de signe cabalistique typique de mon cher ami du Monde d’en dessous. Je feuilletais rapidement les pages, comme si je cherchais à voir que rien n’avait été détérioré dedans. Et je compris enfin que tout cela n’était qu’une supercherie. Le grammage, les odeurs, la caresse même était presque parfaits. Presque. Quelque chose manquait que les vieux feuillets que j’avais eu en main avaient, un détail minuscule que seule une personne qui avait eu en main le bouquin à un moment donné pouvait savoir. Ce n’était pas SDL comme les gravures de cet ouvrage l’indiquaient, Satanas Diabolicus Luciferiae qui avait pondu ce Codex, mais LL. Lilith. La femme de Satan. Le casse du Musée n’avait pas pour but de voler quelque chose de précieux, mais plutôt le remplacer par une copie parfaite, en dehors d’un point…