lundi 17 novembre 2014

Billy Bones ou le Lys d'une vallée perdue


La petite Lilly chantonnait doucement pour sa poupée un vieil air des Troggs qui parlait d'amour. Une de ces chansons que les anciens aimaient bien passer de temps à autresur le vieux jukebox crachotant, et qui rappelait à Sarah la douceur d’avoir un amant dans ses bras. Sarah,  grande rousse élancée qui, arrivée dans la fin de trentaine, profitait du calme de l’après-midi pour siroter doucement un café noir et brûlant, tout en faisant ses comptes et surveillant distraitement les jeux de sa fille adoptive. Mais au lieu d’être concentrée sur sa tâche, elle jetait des coups d’œil répétés à l’étranger par-dessus le banc de cuir rouge. Il était arrivé la veille sur une grande Harley rouge, avait payé pour trois jours sa chambre, avec un acompte en cas de renouvellement du bail. Pour l’heure, il semblait assoupi, paupières closes, avec ses cheveux noirs retenus en catogan, cachés par un stetson de cuir noir qui ombrait son visage de ténèbres.

À première vue, Sarah aurait dû être terrifiée en voyant arriver ce grand gars, ni fluet ni gras. Un Fay, aux yeux verts fendus comme les chats, et ses oreilles légèrement pointues où pendaient une breloque celtique. Il était bien musclé, comme le soulignaient des pectoraux puissants dessinés sous un t-shirt noir. Dessus, la marque d'un groupe de rock qui remontait à bien avant la Chute. Le reste de son attirail ne plaidait pas non plus en faveur de l’étranger. Un sac à dos bourré d’affaires de voyages, bandana noir sur le visage et cache poussière tout aussi sombre, avec une tête de mort dessinée par des clous en argent dans le dos. Bottes de cuir, pantalon en jean ébène et grosse ceinture avec un crâne ciselé en métal brillant complétaient sa mise. Mais le plus dangereux, en lui, c’était cette manière féline de se déplacer, commune à tous les Fays. Un fauve lâché dans le petit motel de la jeune femme. Et le gros revolver argent, à la crosse ivoire matinée d’arabesques celtiques, couleur acajou sombre, donnait à cet étranger une allure de mauvais garçon, de tueur à gage ou de psychopathe au pire. C'était au choix. Sarah avait lentement caressé le chien de son fusil à pompe, bien planqué derrière le bar, quand il était entré, se demandant quand le Fay allait essayer de la braquer.

Mais il n’en avait rien fait. Poli, il avait tendu une assez belle somme en billets, sans même compter ou demander de note. Puis il était allé s’enfermer dans sa chambre, ne reparaissant que pour un dîner expédié rapidement. En ces temps de disette, Sarah ne pouvait pas cracher sur ce genre de clients, même si un de ses habitués lui avait glissé, le soir, que l’étranger avait tous les traits d’un Hunter.

Elle avait frémi, à l'arrivée de cet homme à qui elle ne savait donner un âge. Elle avait aussi frémi quand il s'était approché de sa fille si curieuse face à ce Fay. La petite fille s'était longuement amusée avec lui, en faisant des ombres chinoises sur le mur de béton auquel il était auparavant bien adossé. Comme s'il attendait alors quelque chose ou quelqu'un. Tout en se protégeant aussi d'une agression qui pouvait surgir sur ses arrières. Sarah savait que sa fille adoptive était une demi-Fay, elle l’avait toujours acceptée, et aimée malgré les préjugés racistes sur les Affreux. Et c’était la première fois que la gamine de neuf ans voyait d’aussi près un de ses congénères. Son amour de mère pressait la jeune femme soit d’arracher son enfant des bras de cet inconnu et de le faire virer par quelques gros bras de sa connaissance, soit de s’émerveiller face au délicat sourire enchanteur de la fillette. Un sourire que la jeune femme n’avait plus jamais vu sur ce visage d'enfant depuis plus d'une année. Depuis la mort de la mère biologique de la petite Lilly.

Tout était calme, les habitués étaient repartis vaquer dans les champs, et Sarah se doutait que le Fay avait attendu la fin du coup de feu pour venir paresser, indolent, dans le bar du motel. Il avait tout l’air du pistolero endormi, entre le cow-boy texan typique et le clodo qui n’avait rien à faire dans ces temps difficiles en dehors de louer ses bras de temps à autre. Un peu comme dans ce vieux roman d'avant la Chute, Les raisins de la colère, que la rousse lisait de temps à autre. Pourtant, quelque chose troublait la jeune femme. On disait que les Hunters n’apparaissaient jamais par hasard. Qu’ils venaient pour réparer les torts faits aux Fays. Pour récupérer l’impôt du sang de la Chasse Sanglante. Sarah ne croyait pas les balivernes sur les enfants volés et sacrifiés à des puissances démoniaques, malgré ce que pouvait en dire ce bon pasteur Andrew. Elle n’était jamais allée à Bordure, mais la presque quadragénaire avait voyagé dans sa vie. Sa vie d'avant, quand elle était une des démons de la route. Une Banditas comme on les appelait de l'autre côté du Rio Grande. Sa vie, avant qu'elle ne s'installe dans ce petit motel du Midwest perdu entre les collines et les forêts pleines de lys, était bien plus mouvementée. Et aussi joyeuse et épique. Mais au moins, ici, son passé était à l’abri. Personne ne la connaissait vraiment, pas même son vrai nom. Elle avait tout plaqué, l'argent, les mauvais coups et les raids pour se refaire une nouvelle vie ici. La rousse collectionnait les amants, vivait une vie libre et indépendante de petite propriétaire, et personne ne venait lui marcher sur les pieds.

Jusqu’au jour où elle avait rencontré Daisy.

Daisy. Un nom de fleur pour une jolie humaine. C'était une gamine qui traînait sous les bras une demi-Fay. Le genre de pauvrette perdue dans ce monde de brutes. Simplement parce qu'elle avait aimé un homme qui n'appartenait pas à sa race. En plus, elle avait eu le malheur de faire tiquer l’œil libidineux de Billy Bones.  Bones, le plus grand propriétaire de bestiaux de la région. Billy était un petit homme costaud et replet, gras comme ses bêtes, en plus d'être aussi méchant et vicieux qu’un taureau en rut. Une brute qui se donnait des airs raffinés avec ses habits venant d'un endroit qu'on appelait encore côte Est. Daisy. Sarah se souvenait de sa gentillesse, de sa bonté et de sa candeur. La jeune femme avait fondu devant la mère et son enfant. La petite Lilly était le seul être qui dépassait en beauté cette fille  plus magnifique que le jour, et la seule pour qui la jeune tout juste quadragénaire s’inquiétait vraiment. La femme rousse entre deux-âges trouvait tous les traits de son amie dans ceux de la petite fille qui jouait maintenant à la poupée. Le cœur de la jeune femme se serra, une fois de plus. Elle était partie à la ville ce jour-là, avec la gamine, pour préparer les cadeaux de Thanksgiving. La suite, Sarah n’avait jamais compris ce qu’il s’était réellement passé. Daisy n’était plus là quand elles étaient rentrées. On racontait que des commancheros étaient venus dans la ville, étaient entrés dans le bar et avaient tout saccagé. Vieille habitude pour ces fermiers rustres qui vivaient dans les hauts alpages et venaient dépenser leur argent durement gagné dans le petit bourg perdu dans la vallée. Sauf que cette fois-là, ils avaient voulu plus qu’un café et des beignets frits avant d'accompagner une bonne bagarre qui détruisait tout le mobilier. On aurait tout reconstruit, une fois encore. Mais pas ce jour-là.

Le reste, Sarah ne pouvait que l’imaginer, horrifiée. Des coups, des cris terrifiés, du sang sur le zinc. Daisy arrachée au motel, hurlant et se débattant comme une diablesse tandis que les habitués ne pouvaient rien faire. Même si l'un aurait eu des velléités héroïques, on ne jouait pas sa vie contre un commanchero armé comme on joue sa paye au craps.

Sarah était revenue avec Lilly tandis que les feux bleus et rouges de la voiture du sheriff éclairaient la grande rue blanchie par la neige de la veille. Les hommes étaient partis en chasse, tandis que Sarah constatait les dégâts. Quelques heures plus tard, tandis que l’hiver redoublait d’ardeur en faisant tomber un fin grésil, le pasteur Andrew et le sheriff étaient arrivés. Lilly, la pauvre petite fille, s’était endormie en sanglotant, comme si elle savait déjà la triste nouvelle, et Sarah l’avait bercée, lentement, éclairée par une simple veilleuse. Emmitouflée dans un plaid, elle avait fait doucement glisser la petite Fay sur le canapé rouge. Les murmures qu’elle avait échangés avec le représentant des forces de l’ordre et de dieu l’avaient marquée. À jamais.

Sarah n’avait pas voulu voir les photos, mais la description, presque clinique, du sheriff l’avait horrifiée. La nuit encore elle en faisait des cauchemars. Comme Lilly, qu’elle retrouvait tous les matins pelotonnée contre elle. Comme si, à deux, on pouvait mieux lutter contre l’image d’une amie et d'une mère plus belle que le jour martyrisée dans la neige.

Et le pire, ce qui augmentait le malaise de Sarah, c’était qu’elle savait que ce n’était pas des commancheros qui avaient violé et tué son amie. Elle en était sûre et certaine autant qu’elle aimait Lilly et qu’elle s’appelait Sarah. La folie de Billy Bones était la cause de toute cette sordide histoire. Même le sheriff en était convaincu, mais il ne pouvait rien faire. Trop d’argent, trop de pouvoirs, trop de tout dans les mains de la brute et de ses sbires. Aucune preuve de leur côté, ni personne pour parler de l'enlèvement et de son commanditaire. La loi du silence était tombée sur cette petite ville qui ressemblait à tant d'autres bourgades perdues dans les vallées du Midwest. Et depuis, Sarah s’était tue elle aussi, tandis que Billy Bones, mesquin et inique jusqu'au plus profond de sa moelle, avait offert un magnifique bouquet de fleurs à l’enterrement et de quoi retaper la façade du motel, histoire d’aplanir les angles. Sarah n’avait pu que sourire, amère, et remercier. Pour protéger ses maigres possessions, pour elle, pour Lilly. Et cela lui crevait le cœur. Et cela laissait un goût horrible dans sa gorge. Et cela la dégoûtait encore et toujours, jusqu'à maintenant.

Un brouhaha se fit entendre, pétarade de moteurs surchauffés et odeur de pneus trop usés. Elle jeta un coup d’œil par la véranda, autre cadeau du grand propriétaire de la région. Le gros Scud et les hommes de Billy Bones, venus acheter quelques affaires et boire un verre. Elle avait eu le malheur, un jour, de le mettre dans son lit parce qu’il avait soit-disant une "queue en plomb". En fait de plomb elle était toute rabougrie, et son propriétaire mauvais comme du chiendent. Mais ça, elle ne s’en était aperçue que plus tard, bien trop tard, alors qu’il croyait désormais qu’elle était amoureuse de lui. Avant, quand Daisy était là, subir ses assauts était facile, le tourner en ridicule et le renvoyer d’où il venait aussi. Mais depuis qu’elle était en dette avec Billy Bones, la pression grandissait, et la jeune femme se retrouvait totalement coincée. Jusqu’à ce que ce porc de Scud lui fasse subir la même chose qu’à son amie sûrement. Ou jusqu'à ce qu'elle s'enfuit avec la petite fille, en sachant que si elle faisait ça, elle ne pourrait plus jamais se regarder dans le miroir. Parce que Sarah avait déjà trop fui dans sa chienne de vie. Trop souffert de ne jamais réussir à s'attacher à un endroit jusqu'à ce jour.

Scud entra. Cheveux blonds coupés court, laissant une unique mèche à l'iroquoise. Tempes et nuque rasées de près. Des bajoues frémissantes au rythme de ses pas. Un cou que Sarah aurait du mal à entourer de ses petites mains si elle avait cherché à l’étrangler. Une masse, de graisse et de muscles, solide et effrayante. Une montagne de chair boursouflée qui sentait l’ail, la sueur et le cuir graisseux. Sans compter l’odeur rémanente d'abattoir, de bouse de vache et de sang caillé…

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