jeudi 19 avril 2012

Rêveries Indochinoises (mission)


L’aube. Mes derniers restes de remords me saisissent tandis que je regarde le corps de Marie-Hélène enveloppé dans les draps. Un désir puissant, irrépressible, de m’enfuir me saisit. Il faut que je parte, que je quitte tout. En trois mouvements je suis hors du lit, je m’habille, délaissant l’uniforme de parade pour une tenue fonctionnelle. Ranger, treillis et insigne commando.
Une jeep militaire m’attend. Le conducteur me salue avant de démarrer en trombe. Direction le PC de commandement.
                                                           
Là-bas, ce n’est qu’uniforme de parade beige, pantalon aux plis parfaits et chemises amidonnées. Certains me regardent, dans leurs grands airs d’officiers de carrière.
Certains portent une mine déconfite, la pluie qui trempait le planton à la porte leur a salopé leur beaux uniformes, heureusement que les boys vont ramener des uniformes bien repassés tout à l’heure.
J’avance, calmement, en me demandant, c’est vraiment ça la guerre ?
On me guide jusqu’à un grand bureau. Un colonel se trouve là, aussi bien équipé que ses collègues, des lunettes d’acier en plus, verre fumées, peut-être pour se donner un air plus jeune ? Il me regarde longuement, avec une sorte de mimique à la Bozo le Clown.
 Il me connaît, le petit frère, l’intello, Sorbonnard, amant de sa belle-sœur, qui a fui l’Indochine pour la France…
Le maquis, les commandos, un bel endroit pour un rejeton mal aimé et dangereux, aux tendances gauchisante prononcées.
Puis il se lance dans l’exposé de la situation sur une carte gigantesque au mur, avec des dizaines de punaises de toutes les couleurs, de grandes flèches, et parfois même des dates. L’exposé est lent, aussi passionnant qu’un cours de stratégie de première année. Je ferais parti des « unités dispersées », les enfants perdus du GCMA, flanc-garde pour les grandes actions dans le Delta, à nous la Haute-Région. Pas de belles batailles en sorte, non, juste une guerre sale et cruelle, au fin fond de la jungle. Cela ne me rebute pas, tout sauf ressembler à cette bande d’imbéciles qui jouent avec leurs hommes, chair et sang, comme avec des pions d’un grand jeu d’échec. Ici, on en sacrifie un, là-bas, nous en prenons trois à l’ennemi. Le bon rapport.
Tout est prêt, il n’y a plus qu’à mettre en application la théorie. En mon for intérieur, je bous de rage. Ils ne comprendront jamais rien ? Ce plan est stupide, comment savoir dans six semaines la situation. D’ailleurs, connaissent-ils vraiment le terrain ? Qu’est-ce que la Haute-Région pour eux ? Savent-ils qu’il faut deux bonnes heures en ce moment pour traverser une rivière avec seulement deux escouades de commandos ? Alors avec un bataillon partisan, même Méo, c’est impossible de penser remonter une vallée en une journée…
Nous ne sommes que des pions pour eux, dans une partie d’échecs. Ont-ils jamais entendu les balles siffler aux oreilles ? Frapper les bananiers dans des coups sauvages ? Ont-ils jamais vu un camarade touché par une balle se vider de son sang ? Sans que l’on puisse rien faire que le réconforter en priant de toutes nos forces pour qu’il crève vite, afin qu’il ne nous ralentisse pas plus tard ? Ont-ils couru la brousse, risquer de tomber à chaque mètre dans une embuscade, sentir la sueur, l’odeur du sang et de la mort, et la peur qui saisit le corps des plus endurcis ?
A la fin, il me regarde encore une fois de ses yeux torves, chassieux. Ais-je tout compris ? C’est sa seule question. Je ne puis qu’acquiescer, dire « bien monsieur », me lever, saluer, et m’en aller. A nous les commandos la pire des tâches, réaliser l’impossible, tandis que ce jeans-foutre pense en ce moment à une bière glacée au mess des officiers, et à la virée ce soir dans le quartier chaud.
Je sors sous les regards des officiers, ils me connaissent tous, et me jugent pour les actes passés. Bandes de salauds, nous sommes pareils pourtant.

La Villa du Bonheur. Drôle de nom pour cet immense parc clôturé par de hautes palissades garnies de bouts de verre, et son manoir pseudo-gothique perché en haut d’une colline artificielle, entouré de sac de sables et de barbelés. Son ancien propriétaire devait avoir des idées pas très clair, avant la guerre, avant que le bâtiment ne soit réquisitionné par les commandos, pour sa proximité avec l’aérodrome militaire. Deux semaines que je suis ici, et je me sens déjà bien, parmi les hommes du GCMA.
En son sein, tout ressemble à un rassemblement de scout, tentes, feux de camps, le bâtiment lui-même regorge de salle emplis d’objets hétéroclites, abandonnés ici et là. Seule différence, c’est que ce lieu voit passer des guerriers, et que l’ensemble terne du bâti est entièrement tourné vers la guerre.
C’est un temple du métier des armes, un lieu de pèlerinage de jeunes soldats aguerris, des moines frustes prêts à sacrifier leur vie. Le plus haut grade, lieutenant-colonel, c’est aussi le plus vieux, à peine trente ans. Il règne sur une clique de jeunes soldats de toutes les armes et de tous les grades supérieurs à caporal, marins comme moi, paras, chasseurs, légions…Même des cadres infirmiers et des radios vivent dans cette tribu d’aventuriers. Tous sont de passages, avant un saut, une mission spéciale, un coup tordu de la Baie d’Along jusqu’aux hauts plateaux. La mort, parfois, mais personne n’en parle. « Nous sommes entre gentilshommes de Fortune que Diable » disait Saint Brieux aux impétrants paras. Entendre par là, forbans, aventuriers, chiens de guerre utilisant des méthodes de scélérats et autres trafiquants. Etrange que cette citation vienne d’un des plus grands noms de France, en ce moment même en train de se curer ses ongles parfaits avec une lame de trente centimètres, pour passer le temps.
Le Mousse astique son fusil avec précision, graissant encore et encore son arme, vérifiant la mire de temps en temps en visant un point par la fenêtre, peine perdue à cause de la pluie. Le petit salopiaud, à peine vingt ans, se rince l’œil du côté des pensionnaires de Madame Ling, le bâtiment de l’autre côté de la palissade.  Malgré son jeune âge, son visage poupon et imberbe, Le Mousse est déjà un soldat accompli. Sous-off, chez les FFL, blessé sur le plateau des Glières. Il doit sa vie à Saint Brieux, qui a pris le jeune homme sous son aile en maugréant, en bon officier de carrière.
Les deux autres hommes présents jouent aux cartes en buvant du choum. Gröss et Santini. L’un nain Corse et l’autre géant Teuton. Le second adhérent au NSDAP, le premier communiste. La rumeur, qu’ils entretiennent, dit qu’ils se sont tirés dessus à Bir Hakeim, et qu’un jour ils se saigneront l’un l’autre beurré comme des porcs après une énième dispute politique. Pour autant que je sache, ce sont les meilleurs amis du monde, même s’ils sont à l’heure actuelle en train de tricher comme des arracheurs de dents.
Je fais mine de somnoler en lisant Utopia. Une fois de plus je sais que je ne le finirai pas.
Un sergent ouvre la porte après avoir tambouriné.
« C’est pour ce soir ». Nous prenons tous un air blasé, sans bouger d’un cil. Gröss abat ses cartes, et perd face à la main de Santini « Le colon veut vous voir ». Nous nous levons en maugréant. Grimper les escaliers nous prend dix secondes. Saluer, claquer des talons, s’asseoir. Les conditions sont parfaites, la pluie va cesser cette nuit, le bouchon sera ouvert. Une soirée d’éclairci, et c’est le saut, ce soir, arrivée dans le triangle d’or. Objectif : rejoindre Sassi et les partisans Méo. Après le salut rituel, c’est la course.
Effervescence, munitions et armes sont prêtes depuis longtemps. Les paquetages aussi. Il faut ranger en vitesse les casiers, finir les dernières lettres, à la famille, une fiancée, je jette mon brouillon personnel, à quoi bon l’envoyer. Les affaires personnelles sont jetées dans les cantines. Je ne garde que mon portefeuille, ma pipe et ma montre en or. Les autres, c’est leur problème.
Tout se fait au pas de course, montée dans les camions, départ à tout berzingue. Le soleil tombe sur la vallée, le Mékong, sur la gauche, brille de mille reflets d’or pur. On descend. Enfiler la tenue de saut et le pépin prend quelque secondes, aidés par les camarades venus nous aider. Pendant ce temps, le Dakota allume ses moteurs dans un bruit de tonnerre. Poignée de main aux pilotes. Dernière cigarette, un copain sort une guitare, on sourit, une bouteille de choum passe de main en main. Saint Brieux distribue ses derniers havanes. « Il fait trop humide sur les hauts plateaux » dit-il pour expliquer ses largesses. Il n’a surtout aucune envie de laisser quelque chose à l’Ennemi. Il n’y a aucune haine dans cette pensée, ce sont juste les règles de la guerre sale, ce que les stratèges appellent pompeusement « guerre subversive », notre guerre.
L’ordre de départ est donné. Quelqu’un me fourre dans la poche pectorale de ma veste une flasque de schnaps et deux paquets de cigarettes anglaises. On nous pousse dans l’avion, gros veaux harnachés de sangle, tandis que le largueur nous tire par la porte grande ouverte. Vaille que vaille, nous entrons. « Cinq colis pour l’Enfer » grince Santini au moment de passer. Les monteurs tranchent l’insulte qu’il allait hurler, ils grondent de plus en plus fort tandis que le Dakota roule de plus en plus vite sur la piste en béton armé. Il décolle.

lundi 16 avril 2012

Rêveries Indochinoises suite 3

Âmes sensibles, s'abstenir ?


Les milliers de sons de la vie nocturne se font entendre à travers les stores. Croassement des énormes crapauds, couinement furtif d’un rongeur, chant délicat des grillons et des libellules. J’exhale la fumée de la cigarette, avant de l’écraser parmi ses condisciples dans un cendrier de cristal noir.
Il fait chaud dans la chambre, je suis à l’aise, torse nu, à contempler le lourd panka de bambou qui craque régulièrement, à chacun de ses tours qui évente à peine la pièce. Mes paupières sont à moitié assoupies, elle fixe le mur blanc, la bibliothèque en tek avec ses ouvrages reliés de cuirs et ses bibelots endormis. Souvenir de l’enfance, un croiseur en maquette délicatement posé sur un socle de bois verni.

Le sommeil ne veut pas me prendre, comme si mon corps attendait quelque chose. J’hésite à tirer une nouvelle cigarette. A ma montre, il est quatre heures trente. Je joue avec le paquet d’anglaise, le faisant rouler sous mes doigts. 

La porte grince, une lumière dans le couloir s’éteint dans un souffle. Je me redresse sur mon lit. Dans la lumière terne de la lune, son corps, si bien connu, se découpe. Je pourrais dessiner de mémoire les courbes qui se montrent à moi dans ce léger voile de soie. Je retiens mon souffle. Elle s’approche, sans faire un bruit, enfonçant ses pieds délicats dans le tapis d’Iran. 

Elle est à côté de mon lit. Je dois dire quelque chose, faire quelque chose. Elle pose un de ses doigts chauds sur mes lèvres. Elle se penche vers moi, sa robe diaphane largement échancrée, je me perds dans les contours de sa beauté. Ses lèvres cherchent les miennes, j’ai un mouvement de recul, dernière once d’honneur, mais elle se jette sur moi, manquant tomber. Mon corps réagit d’instinct, mon bras la retient. Sa langue, avide, baise mes lèvres, s’insinue entre mes dents, joue avec la mienne. Le baiser dure une éternité. Elle se glisse sur mon corps, embrasse mes pectoraux, mes seins, mes abdominaux, arrachant le reste de mes vêtements. Elle est une lionne dévorant sa proie, une araignée saisissant dans ses rets le petit insecte. Elle me domine, elle est mienne. Dans une semi léthargie, je réagis, pure dignité de mâle. Je la retourne sur les draps blancs. J’arrache son voile, je saisis ses tétons, j’embrasse sa gorge neige, son ventre plat et opalin. C’est une lutte féroce de deux animaux en rut, la guerre éternelle de l’amour. Sans fioriture, deux corps s’abimant l’un dans l’autre, sans grâce ni sentiments. La passion à l’état brut. 
La vie ?