samedi 31 mai 2014

Le petit monde de M

M est un petit garçon malade, seul dans un trop grand lit d’hôpital. M, il ne connait que ça, la chambre, sa chambre, dont il ne peut pas sortir. Pourtant, M, comme tous les petits garçons, il aimerait courir derrière un ballon, grimper aux arbres et sortir découvrir le monde. Mais il ne peut pas, à moins qu’il ne le veuille pas, par morgue, désillusion ou tout simplement parce qu’il s’interdit de s’émerveiller de tout. Alors, M, le petit garçon qui a grandi trop vite, singe savant qui fait la fierté de ses parents, il s’invente un nouveau monde, dans le calme paisible des quatre murs de crépi blanc de sa chambre. Enfant malingre, seul, déjà cynique, il s’approprie ce vaste monde qu’il cherche à comprendre, il s’enfonce dans les jungles sauvages de mots qui n’ont aucun sens pris un par un, tout ça pour aboutir sur de grandes images colorées en papier glacé, monuments, animaux ou paysages, tout ça ne fait sens que dans ces grands livres qui sentent le renfermé, l’encre et, étrangement, le sable chaud. Tout comme la télé hertzienne qu’il capte, passant trop de temps dessus, M se gave des images tout en couleur d’un monde si proche et pourtant si loin, petit être fluet perfusé aux rayons cathodiques. Son monde, c’est celui de l’imagination, débridée, comme seul un enfant peut encore en avoir une de nos jours. Il s’imagine en Livingstone, Phileas Fogg ou Indiana Jones, traversant l’Afrique, l’Asie ou l’Océanie, passant d’un howdah à un train enfumé ou un bateau dont la voile blanche claquerait sous la caresse du vent. Découvrir mille et une civilisations disparues ou non, en perpétuelles mouvement et, pourquoi pas, c’est toujours plus simple dans les livres et les rêves non ?, trouver le grand Amour, avec ce A majuscule. Pandora ou Aouda, ou quel que soit son nom, il l’imagine, petite poupée indienne en Sari multicolore. Tandis que le crépuscule tombe et que le soleil mourant, pour mieux revenir le lendemain, s’il revient, embraserait le ciel de mille nuances de flammes, il l’embrasserait, tendrement, d’un long baiser de cinéma…

M est grand maintenant. A-t-il changé ? A peine. Il est toujours aussi malingre et fluet, et sa chambre d’enfant est devenue celle d’un étudiant, même mur blanc, sans crépi cette fois-ci, plus de fenêtre cathodique, mais un ordinateur Windows qui lui sert d’ouverture sur le si petit vaste monde. M est étudiant, toujours aussi cynique et blasé qu’il l’était, enfant, pour se protéger de ce monde d’adulte qu’il ne veut pas, qu’il ne peut pas, comprendre. Il a trop vu d’horreurs, au vingt heures, pour encore avoir une once de pitié pour cet univers où les humains s’émeuvent de la mort à 10 000 kilomètres d’eux, mais ne voient même pas la misère qui se traîne sur le pas de leurs portes. Rancœur, goût de gerbe dans le gorge, larmes de sang. Il ne peut rien faire et il le sait, alors il est en colère contre lui-même, M se hait, et il n’a qu’une envie, que M disparaisse. Pourtant, il joue le jeu, il essaie, composer, tout le temps, écrire, vivre, chanter, faux, toujours faux, car il ne sait plus (l’a-t-il jamais su ?) qui il a été, qui il est et qui il sera, demain, quand le soleil sera revenu. Il n’est qu’un homme pressé qui aimerait, un instant, retrouver le Soleil de son enfance, ce moment où il écoutait des histoires de Jane et de Tarzan. Oui, il veut du Soleil…Mais même ça ne l’intéresse pas en fait. Il a voyagé, Paris, Florence ou le Caire, il n’a vu ici-bas que des masses informes de gens trop pressés, comme des citrons mûrs. Vendeurs ou touristes, travailleurs ou photographes, personne ne prend plus vraiment le temps, et toutes ces destinations de rêves ne sont bientôt que les mêmes images prises par une petite boîte numérique, identique à celle de milliers de millions de voyageurs exploitants à leur bénéfice la misère des autres. Il a vu la pollution griser le ciel bleu de l’Egypte, il ne voit plus que l’indigence crasse et pauvre de l’Humanité, pauvres ou riches, puissants ou faibles, tout n’est qu’un dénuement de façade. Alors, il n’a plus qu’une envie, vomir, pour se sentir vivre, jouer au con, car c’est la seule manière de savoir vivre. Colère devient une arme, la seule arme qu’il veut manier. Il la macère dans son sein, il la retourne sur sa langue comme un vin liquoreux, et puis, et puis il l’a fait exploser, quand l’ébullition est à son comble. Il est un volcan toujours en activité, M déteste tout mais aime encore plus, et ses passions, souffrantes passions, l’entraine à de sonores déflagrations, le genre qui servent à le motiver d’agir. Pour ne pas s’encroûter, pour ne pas rester sur le côté, badaboum, et tout repart…En ne laissant que l’amertume des regrets.


M, il ne croit plus aux mots, il ne croit plus à ces termes, Europe, Monde, globalisation, galvaudés et privés de sens. Alors M, quand il ne devient pas fou, il se recrée un monde, le sien. M n’est pas dupe, il joue aux durs, cyniques et blasés, mais il n’est qu’un petit enfant qui a toujours peur du noir, ultime. Il a peur de s’engager, se dévoiler, vraiment, car la faiblesse n’est pas pour la solitude du fort. Peur, terreur…Faire violence à soi-même, c’est briser cette putain de frayeur qui le saisit à chaque fois que quelque chose va mal, et qu’il doit s’engager…M ment, M se cache, M transforme. M fourvoie et pourtant tout son petit monde le sait, car M pleure, tout seul, dans ses nuits obscures. Amours devient colère, amitié folie, et tant pis pour le rythme ternaire. Violent, pour ne pas être hypocrite et faux-cul comme cet autre monde. Il est cruel M, surtout avec ceux qui l’aiment. Car la cruauté, dans son petit monde plus qu’imaginaire, loin du monde des mots abâtardis des biens pensants, c’est la seule manière qui a de protéger ceux qu’il aime…

samedi 24 mai 2014

Le Matagot de la Place des Vosges (01)

Paris, fin d’hiver. Les gelées nocturnes reculaient à peine en ce début de l’époque vespérale, et il faisait légèrement froid, juste ce qu’il fallait pour que l’homme qui marchait d’un pas vif sur les pavés de la place Royale exhale une vapeur qu’un légendaire dragon n’aurait pas boudé. Le rythme de sa course était marqué par les coups de sa canne répétés sur les pierres rendues humides et fangeuses par la pluie de la veille, qui avait transformé Paris en un cloaque où seul régnait maintenant l’haleine sombre de la Seine qui remontait en brume épaisse dans les moindres rues. Les rares quinquets aux gaz disputaient aux torchères qui crachaient une fumée âcre et résineuse de bois trop vert l’envie d’éclairer chichement les ruelles qui serpentaient autour de l’actuelle place des Vosges. Il marchait donc, emmitouflé dans une cape de voyage un peu ancienne, au col bordé d’une fourrure sombre qui aurait pu appartenir autrefois à un grizzly, d’un pas souple et assuré, marqué par le staccato de sa canne dont le pommeau d’argent attrapait quelques fois les rayons d’une lune paresseuse qui perçait de temps à autres l’épaisse couche de nuages. Il marchait comme sur un air d’opéra, frappant une fois le pavé, avant de marquer une pause tout en sifflotant, puis de reprendre son chemin, après un instant d’arrêt infinitésimal, comme s’il cherchait dans la brume une route que seul ses yeux pouvaient voir.

A vrai dire, pour Obéron, car c’était lui notre promeneur nocturne, il y avait bien une route, un chemin de pouvoir que ses yeux de mage plus ou moins accompli pouvait voir. Il cheminait, avec une sorte de rage impatiente, la même qu’un sorcier aurait eu quand il allait attraper l’essence d’un sortilège ou celui d’un inventeur qui était au bord de découvrir les secrets profonds d’une roue à vapeur. Il marqua une dernière pause, juste avant le carrefour du petit parc qui faisait la réputation de la place. Certains disait que le petit bosquet à l’angle de quatre chemins était le lieu de résidence d’une fille fée, depuis qu’il vivait à Paris, le receleur n’en avait pas trouvé trace, ce qui était bien dommage mais, tout récemment, il avait appris par une sorcière de ses amies, une belle rousse plantureuse qui charmait les hommes surtout par ses appâts, qu’il y avait réellement un lieu de pouvoir par ici. On disait que, par les nuits sans lunes, le Diable venait dans les parages de la place pour mener des sarabandes, à moins que ce ne fusse les étudiants de la Sorbonne qui venaient nocer sous les fenêtres des bourgeois. Mais pour l’heure tardive de notre récit, en dehors d’Obéron, il n’y avait personne.

Même si ce dernier, toujours selon les sources de sa bonne amie, savait que quelque chose d’autre trainait dans le quartier. Après une minutieuse enquête confié à ce bon à rien de Robin GoodFellow, généralement surnommé Puck, le sidhe anglais paresseux c’était décidé à venir ici pour vérifier si la jeune fille à la lune d’argent passait réellement les nuits de pleine lune dans le bosquet, avant de se transformer en chat. Certes Obéron était un homme pragmatique, et il aurait pu maudire mille fois le froid de cette nuit s’il avait de ce genre là tout en souriant, cynique, sur sa folie, mais il aimait faire ce qu’on n’attendait pas qu’il attendait de lui, et passer une nuit à la fraiche à la poursuite d’un conte pour enfant n’était pas non plus pour déplaire le sybarite blasé qui jouait un peu trop avec le même monde. Il était déjà venu en repérage une nuit ou deux, après une plongée discrète dans ses grands livres parcheminés qui remontaient pour certains à l’époque de Mathusalem, et dans lesquels il savait trouver des informations plus ou moins erronées sur les créatures magiques. Après une bonne cure de poussière, il était déjà venu chercher les signes sur la place Royale, et quelle ne fut pas sa surprise de réellement trouver la marque du Matagot. Après quelques renseignements supplémentaires auprès des soulards, il était assuré qu’une jeune fille passait souvent ici, et on disait même qu’elle se transformait en chat noir. Cette petite odeur de soufre, qui faisait faire le signe du diable en crachant aux clochards nombreux dans les recoins enténébrés de la capitale, embaumait déjà l’air et rendait heureux Obéron, l’homme fée à la beauté si troublante qui venait ce soir chercher une pointe d’aventure mystique pour changer de ses bonnes habitudes.

Arrivé devant l’entrée du square de la place, il poussa d’une main gantée la porte de fer rouillé qui grinça sinistrement dans l’air nocturne. Après ça, il continua de marcher sur les pavés, mais sans s’aider de sa canne, dont il n’avait en fait pas besoin depuis le début mais dont il adorait le poids et la chaleur de l’argent dans le creux de sa paume. Une fois au centre du square, là où quatre chemins convergeaient autour d’une petite statuette néo antique qui représentait un satyre foutrement moche en marbre blanc, il attendit. Minuit sonnait à l’église Saint Paul Saint Louis et, ouvrant sa cape au vent nocturne et la laissant gonfler, Obéron le magicien frappa trois fois sur le sol dallé, trois coups de canne, après avoir avancé sa longue main pâle et fine qu’il venait de déganter, en murmurant 
« Je t’invoque Chat Noir, Matagot, viens voir qui je suis et ose te lier à moi »

vendredi 23 mai 2014

Obéron

Obéron

Carte d'identité Anglais, vit en France

Profession Marchand d’art, mécène, receleur

Personnalité :

Obéron est un être étrange, il peut être pris d’une colère sans borne ou redevenir en un instant doux comme un agneau. Ce n’est pas tant un problème de personnalité que d’émotions très fort pour celui qu’on surnomme le Prince Fée. Retors, il peut être cruel avec ses ennemis, ou au contraire leurs prodiguer les plus grandes libéralités, si ces dernier l’ont un peu amusé. Ce n’est pas de la folie, mais plutôt une envie de provoquer le monde, titiller les gens et les pousser dans leurs retranchements qui inspirent Obéron, mais ce dernier restera fidèle en amitié. Toutefois, pour percer l’armure de mensonge et son éternelle faconde, il faut se lever tôt et risquer d’essuyer bien souvent des plâtres.
Pour le reste, Obéron est un esthète bon vivant, depuis que sa chère Titiana l’a quitté, à moins que ce ne fusse lui, le prince des ombres s’est installé à Paris où il vit comme un pacha dans un luxueux hôtel particulier qui sert aussi à ses affaires. Il aime à se montrer dans le monde, se glisser auprès des puissants et flatter les gens pour assurer ses éventuels bénéfices, comme un bon joueur d’échec, ce dandy ne fera jamais rien sans rien. Mais cet aspect de petit snob huppé cache un profond mal être. Il est las de ces petits jeux, et aimerait bien retrouver sa compagne de toujours.
Mais il est aussi le prince des ombres, et cache toujours une part de ténèbres derrière son sourire enjôleur. Ne serait-ce que pour ses anciennes activités, sur lesquelles il ne s’épand guère, mais qui sont très proche du travail qu’il demande à ses anciens amis de la pègre lorsqu’il a besoin d’une pièce particulière pour sa collection personnelle d’œuvres d’art.
Entre lumière et ombre, comme les tableaux de Tintoret et du Caravage qu’il affectionne tant, Obéron est un être de profonds contraste, qui aime à s’enfermer dans sa tour d’ivoire jusqu’à ce que quelqu’un vienne l’y surprendre. Car dans ses coffres, il aime à cacher ses petits secrets, de quoi faire sortir des cadavres de leurs placards. Oui, le sel de sa vie, c’est l’information, et comment la monnayer au plus offrant, en Europe ou ailleurs, il était le prince des ombres et connaissait tous leurs petits secrets.

Particularités :

Obéron, quand il est dans son petit palais parisien, aime à se vêtir de somptueuses robes de bains éponges et marcher pieds nus sur ses tapis d’orient. Il passe ses journées à compulser des ouvrages d’art, d’histoire ou sur n’importe quel sujet, en fumant des herbes opiacées dans une grande chicha en argent polie et ternie par le temps.
Pour le reste du temps, c’est un homme d’affaire qui s’habillera en conséquence de ses actions. Mais il raffole des vêtements de luxe et des petits accessoires débiles, comme une canne épée, un monocle ou plus récemment une petite pipe à opium qui ressemble à un brûle gueule et qui quitte rarement la commissure de ses lèvres. Il fume énormément, boit beaucoup, mais semble rarement atteint par l’ivresse.
Est-ce un signe de sa descendance sidhe ? Certainement, dans tous les cas, on ne rate jamais cet homme élégant. Cheveux longs qui ressemblent à la crinière d’un lion, oreilles pointues, yeux verts émeraude et accoutrement qui sur un autre pourrait être ridicule sont sa marque de fabrique. Même, on pourrait dire qu’il est malingre, sournois et vicieux rien qu’en le regardant mais pourtant, cadeau de marraine la bonne fée qui lui a offert ses dons extravagants, Obéron dégage un charme suffisant qui ferait pâmer bien des femmes, surtout lorsqu’il sourit de sa loge d’opéra ou envoie des assassines œillades. De fait, il ne laisse rarement les gens indifférents, sauf sa chère Titiana qui ne lui parle plus depuis des années. Le fait est qu’il l’aime vraiment, et garde toujours à sa main une émeraude taillée, cadeau de son aimée et seul bijou qu’il semble porter toujours sur lui.
Du rire aux larmes en passant par la colère, le visage d’Obéron se modifie à chacun des sentiments qu’il l’assaille et qu’il accueille avec passion. Amoureux fou ou esthète, homme d’affaires aux crocs plus aiguisés que ceux d’un requin, sa posture favorite restera toujours celle d’un distant dandy, sourire aux lèvres et grands yeux ouverts sur le monde avec une nonchalance non teintée d’ironie.
Il aime à s’entourer dans ses voyages de ses livres et de grandes malles de vêtement, généralement porté par Huon, un grand slave beau comme un colosse, cheveux blonds coupés raz et qui parle peu malgré un visage d’ange plusieurs fois enfoncé par les coups de poings. Amnésique, cet homme sert de valet et de chauffeur pour son maître, et seul Obéron sait qui est vraiment cet homme qui atteint la trentaine. Le second compagnon du prince de la nuit, c’est Robin GoodFellow, plus souvent appelé, non sans affection, Puck. Ce dernier ressemble à un gamin des rues, ce qu’il est, mais n’a pas changé ni même grandi depuis des années. Toujours vêtu de culottes courtes, il pourrait ressembler à un page pour Obéron, si ce dernier était chevalier. C’est son garçon de course et la personne qui le relie le mieux à la pègre, du moins quand le maître n’a pas envie de sortir lui-même commanditer ses petites escroqueries et autres cambrioles.

Passage sur la piste :

Obéron fumait dans son boudoir particulier, s’environnant d’un épais nuage âcre qui faisait tousser les fées demoiselles qui entouraient le maître de céans. Il lisait mais son attention semblait bien loin des Liaisons Dangereuses, qu’il dévorait une fois de plus non sans penser à sa tendre Titiana. Assis dans un grand fauteuil de cuir craquelé, il était vêtu ce jour-là d’un complet vert profond, assorti à ses yeux brillants, jambes croisées, il jouait distraitement, tandis qu’il tournait les pages, un petit air à trois temps en battant de ses doigts fins la table de bois marqueté. Mais à vrai dire, son esprit était bien plus loin, très loin de ce petit boudoir. Il se remémorait deux semaines auparavant la soirée chez le comte Andracy, un petit émigré polonais qui avait dans sa collection un magnifique Tintoret, mais plus encore, ce que désirait Obéron depuis longtemps, un carnet original de la main même du Caravage. Las pour lui, Andracy n’était pas homme à abandonner son héritage, même contre un demi-million de franc réglé en petites coupures, et ce diable de prince de la nuit réfléchissait à comment faire payer l’orgueil du nobliau tout en récupérant le tableau et le petit carnet de maroquin rouge. Un sourire dévorait ses lèvres, cynique, tandis qu’il pensait avoir trouvé une phénoménale idée pour réussir son coup.

Trois semaines plus tard. Il avait appris que la faiblesse d’Andracy était les femmes, et Obéron connaissait bien une ou deux monte en l’air de génie aux lèvres pulpeuses et au giron plus que généreux. Un peu d’artiche déposée quelque part, deux trois contacts, et le voilà lancé dans une opération de grande envergure. Toujours dans son bureau, il fumait maintenant en regardant les aiguilles tourner lentement. Son cœur battait la chamade tandis qu’une rougeur égayait ses joues, déjà grisées du plaisir de recevoir le petit colis. Mettre une greluche aux cuisses ouvertes devant le jeune noble n’avait pas été dure. Quelques semaines de travail au corps, et voilà Andracy fou amoureux et prêt au mariage. Las pour lui, en trois semaines, Mademoiselle Virginie avait pu fournir des plans discrets et surtout les clés de l’hôtel où le jeune noble prétendait étudier sous la surveillance d’un vieux serviteur complice de ses fredaines. Envoyer Robin et ses petits amis à l’assaut de la forteresse n’était maintenant plus qu’une question de minutes, et, à en croire la pendule Louis XIV qui battait doucement au rythme de son balancier les secondes, ses petits amis cambrioleurs devaient déjà être à pied d’œuvre. Obéron venait de finir sa longue roulée qui se consumait sur le fume-cigarette en ivoire qu’il mâchonnait doucement. D’une pichenette délicate, il envoya le mégot rejoindre un tas de cendre déjà épaissi par une vingtaine de ses congénères. Du tiroir de son bureau d’ébène travaillée avec art par un ébéniste flamand pendant les guerres de religion, il tira une petite boite en argent, travail d’orfèvre du XVème siècle, qu’il ouvrit. Dedans, il piocha après une lente réflexion une nouvelle cigarette déjà roulée, il l’humecta d’une goutte de cognac puis l’enfonça sur le support en ivoire, avant de l’allumer à la flamme du quinquet à gaz qui brûlait délicatement. Encore une demi-douzaine de rouleaux à cancer et Obéron pourrait fêter sa victoire.

« Quand on est entré Virginie ‘vai déjà ligoté Andracy. L’était drôle, t’peux pas imaginer patron. A poil, ficelé com’un saucisson aux quat’ mitans du lit,  on a fait une photo, j’te jure, la tête »


Puck parlait à toute vitesse, tandis qu’Obéron déballait doucement le petit tableau et surtout le carnet en maroquin rouge. Il souriait en écoutant le récit de son garçon de somme et ami, honnête petit gars qui le liait à toute la lie de la société. Malgré des années d pratiques, il ne se ferait jamais assez à son accent de titi parisien, alors que lui, le dandy, ne pouvait se dépareiller de son accent anglais quand il parlait en français. Sa main droite caressait, doucement, le cuir, il frissonnait presque d’extase tandis que ses doigts communiaient avec un de ses peintres favoris par-delà les siècles. Pauvre Andracy, stupide fat, jeune coq qui n’y connaissait rien à rien. Bien sûr, il pourrait toujours aller à la police, mais tout le monde se gausserait de lui et de son amitié pour les belles de nuits, surtout si les photos allaient à quelques amis journalistes de la connaissance d’Obéron. Oui, il avait de quoi sourire, cruel, tandis qu’il venait de récupérer quelque chose qui lui donnait le plus grand plaisir. Doucement, d’une voix égale, il appela Huon, et de sa douce voix d’anglais, qu’il n’avait pas besoin de pousser comme tout être qui sait qu’il sera obéi, il lui demanda d’enlever le tableau de De Vinci, l’originale présumé de l’homme de Vitruve, qui surplombait la cheminée en marbre de son petit boudoir. Oui, le Tintoret irait très bien dans son boudoir privé, là om Obéron réglait ses meilleures affaires dans une discrétion absolue, car qui oserait entrer dans une telle caverne d’Ali Baba ?

samedi 17 mai 2014

Déluge d'Acier

Le grondement, terrible, c’est le premier souvenir que j’ai de ce réveil, après ce terrible cauchemar. A moins que le tremblement de terre, sous moi, ne fût que le début, brutal, du véritable délire qui me hanta pendant des mois.

Je me réveillais en sursaut, dans la même position où, épuisé, je m’étais assoupi. Quand ? Une heure avant ? Quinze minutes ? Ou seulement quelques secondes ? Toujours est-il que j’étais toujours là, vareuse ouverte, sous les pommiers pleins de fruits aigre doux qui tombaient à chaque explosion, là-haut, sur le remblai que nous venions de quitter.

La section était toujours au complet, couchée dans les herbes hautes et la terre humide, toujours détrempée par la rosée. Pourtant, le ciel d’été azur n’aurait pas dû laisser la moindre goutte d’eau en cette après-midi.
Je jetai un œil encore endormi sur mes camarades. La voix de stentor de Brauditsch, déjà ivre, essayait tant bien que mal de rasséréner le poupin Schmidt, aux joues encore roses et au nez, comme disait le grand poméranien qui lui faisait boire coup de cidre sur coup de cidre, plein de lait. Tout frais émoulu de la Hitlerjugend, dix-sept ans et toutes ses dents. Il tremblait un peu, mais essayait de boire au même rythme que le colosse qui lui tenait lieu de chaperon. Pour l’heure, ses joues étaient aussi rouges que celle de Brauditsch. Il fallait bien ça pour tenir sous l’orage d’acier.

La voix aigrelette de Kellmann résonnait, tandis qu’à chaque pomme tombée sur lui il rappelait encore le même souvenir, quand lui, le maigrelet étudiant de Stuttgart était dans les bras de sa grosse vache à lait d’Hilda. Il jetait un coup d’œil de myope à ses photos, les montrant à qui voulait bien, avant de se faire rabrouer. Pour l’heure, il était au côté de Hansenaü, un petit gars de Berlin qui sifflotait en se curant les doigts avec son crève-cœur. Pas drôle pour un sous, visage de rat et débrouillard comme pas deux, il était le seul qui se moquait bien de Kellmann et de tous les autres. Il s’en foutait de tout, tant qu’il avait le ventre plein, une combine à monter ou encore quelqu’un à poignarder. Son regard, bleu délavé, se perdait dans le petit trou où il faisait cuire, comme le sauvage Vendredi, des parts d’une vache trouvée morte dans le champ d’à côté. J’avais insisté pour que nous payons le propriétaire qui en profita pour nous vendre son cidre. De toute manière, pour ce que ça pouvait bien lui faire que ce soit eux ou nous, sa vache ne reviendrait pas à la vie et il valait mieux boire le liquide fermenté tant qu’il était encore bon.

Brauditsch vit que j’étais réveillé, et il me jeta une bouteille. Décachetant la cire, je me rinçais le gosier de la première cuvée de l’année, un petit cidre aigrelet, à peine bullé, mais qui aurait laissé  quand même une agréable impression en bouche, s’il n’avait pas été si acide. Un remerciement et, en échange, je lui envoyais une cigarette. C’était des roulés que j’avais stocké dans la poche de ma chemise, depuis quelques jours. En cas de coup dur. Et depuis le six juin les coups durs, il en pleuvait à verse dans ce beau temps de fin de printemps. A mon tour, je saisis une de mes cigarettes et l’allumait au briquet qui passait de main en main. J’inspirais profondément, avant de recracher un nuage de fumée. Quelqu’un, plus loin, dit que nous étions inconscients. Un merde senti de Brauditsch les envoya à leurs affaires. De toute manière, au-dessus, sur le remblai, ce n’était pas de la fumée mais un véritable incendie, celui de véhicules que les avions aux étoiles blanches venaient frapper depuis des heures. Une odeur de mazout et de cordite imprégnait l’air, mêlée à l’odeur âcre du sang, de la sueur et déjà, des chevaux et des morts, ceux pas assez rapides pour éviter la rafale d’obus en bondissant dans le fossé puant.

Nous n’avions qu’à attendre. Un nuage, un orage ou la nuit, les frelons se lasseraient bien de leurs proies à un moment. Pourtant, régulièrement, une bombe explosait, lourde, s’enfonçant dans la terre grasse et meuble de Normandie, et la faisait trembler à des centaines de mètres à la ronde. Face à ce déluge de feu, il n’y avait rien à faire qu’attendre, fumer, boire et manger un steak cuit à point, en essayant d’oublier que la vache morte affolée était aussi raide que du cuir et que Hansenaü n’avait rien trouvé de mieux que du mazout pour faire son trou à feu.

Quelqu’un maudit les américains, leurs mères et leurs sœurs, et conchia les anglais. Mais une voix de stentor le coupa de suite. Ramkin était revenu, en se faufilant. Le sergent, notre père à tous. Une autre voix essaya de lui dire qu’on n’était quand même pas dans la merde, contrairement aux officiers à Saint Germain en Laye ou en Prusse Orientale, mais pour couper court au débat, en plus d’envoyer une pêche bien sentie à l’impudent, il ajouta, de sa voix caverneuse de tyrolien :

« Vos gueules maintenant, c’est qu’une ondée de printemps. Et ça pourra jamais être pire que là-bas »


Le même frisson pris tous les hommes, sauf Schmidt, trop jeune. Je sentais encore les frimas de l’hiver de ce là-bas, la glace qui avait à jamais imprégné mon âme d’un froid qui jamais ne me quitterai plus. Là-bas. Là où des centaines de camarades étaient morts, frappés par le gel ou une balle. Mort miséricordieuse peut-être, contrairement à ceux qui reculaient encore face au rouleau compresseur et ceux, les plus malchanceux, qui avaient perdu un bras ou une jambe et trainaient maintenant dans Berlin, Hambourg ou Breslau réduites par les bombardements des Alliés. Culs de jattes et amputés avaient peut-être une once plus de chance que les prisonniers, qui souffraient encore plus que ceux que nous avions fait, là-bas, si loin à l’Est, dans une guerre sale qui me marquera à jamais. Tant de souvenir et d’horreur, mais le pire, peut-être, c’était ce froid, qui me rappelait les combats au corps à corps, les armes enrayées, les dagues fragilisées par le gel qui se brisaient. Alors, on se battait au milieu des cadavres déjà roidis par la neige et les vents. On se battait, à coups de dents, gencives saignantes tant du sang des ennemis que des gelures et des manques qui écorchaient nos lèvres, à coups de poings, de pieds, avec tout ce qui nous tombait sous la main. Là-bas, là où nous avions tous perdu une part de ce qui faisait de nous des humains. Là-bas, où règne l’Inhumanité…

jeudi 15 mai 2014

Ballade, chanson et rhapsode

Phalène avait choisi un lai elfique, triste et ancien, mais à la fois rapide et féérique. Oui, Corwynn connaissait bien cette histoire, une des préférées d’Aeris CoeurSoleil. Alors, doucement, tandis que la voix de son hôte s’élevait cristalline et pure dans l’air de la grotte, il l’accompagna, suivant son rythme dans une chanson qu’il n’avait pas joué depuis près de cent ans.

Ses doigts furetaient le long des cordes, pinçant là, caressant ici, toujours en mouvement, souples et rapides. Il suivait la voix de la fille-fée, tantôt triste et mélancolique, parfois rieuse et moqueuse, tout le temps sublime.
Ce n’était qu’une petite chanson, et pourtant, dans toutes les octaves et les contrepoints que la demoiselle prenait Corwynn, les yeux fermés, y décelait la profondeur de l’immortalité. La Dame au Corbeau volait dans un ciel azur hors du temps, et pourtant, entre les Ténèbres et la lumière se dessinaient une unique chose : la Pureté.

Tels étaient les sentiments de Tristelune, tandis que la fille fée chantait son lai, ni trop vif, ni trop rapide, douceur mêlée à une puissance vocale. Sous ses paupières closes, le Lucifuge revoyait la pâleur de la gorge d’Aeris, la blondeur de ses cheveux et, presque, l’entièreté de ses nobles traits que sa mémoire vacillante avait quasiment oubliés. Oui, dans le noir de son esprit, il percevait la petite fille fée, qui se mêlait, inconsciente, aux traits de son aimée. Ses gestes, ses paroles, tout était un calcul impossible, une danse harmonique du corps qui reflétait son âme. Tout son corps était tendu, comme celui du Lucifuge sur sa harpe, pour expulser le son parfait de sa poitrine qui n’était guère menue. Mais plus que la gorge et le torse, ce qui était impressionnant dans la technique de ce petit bout de femme, c’était la plénitude du tout. L’harmonie venait du ventre, se répandait délicieusement dans ses membres, remontait le long de sa colonne vertébrale pour exploser, enfin, dans un jaillissement de pur plaisir.

C’était quasiment ce que faisait Corwynn sur sa harpe, mais quasiment aussi tout son contraire. Alors que la demoiselle cherchait la Lumière et la plénitude du calme, le harpiste, lui, plongeait dans la musique tout en force et ténèbres. Tandis qu’elle s’envolait, lui décidait de plonger dans un torrent noir de son. Sans discordance aucune, il glissait dans sa gestuelle tristesse, orgueil et puissance, tout en affirmant ce qu’il était, un être qui ne reverrait plus jamais la lumière de Yehadiel.

Contrepoint au chant, la harpe elle murmurait les secrets chtoniens de la Terre. Sa harpe murmurait le vent lourd qui faisait frissonner les lacs noirs sous terrains, elle faisait ressentir l’humus de la forêt et la vie qui fourmillait là où plongeaient les racines des grands arbres, elle glissait lentement dans les profondeurs dans un infime grondement, tel l’éclat bruyant d’une goutte d’eau s’échappant d’une stalactite. Et puis, doucement, il remonta pour accompagner sa compagne du soir. Ses doigts, toujours plus souples, toujours plus rapides, se conformaient aux murmures de la fille fée. Il remontait l’aven du chant pour aboutir enfin dans les nuées, lui qui en était le Prince et, sans même qu’il en fût réellement conscient, sa harpe appela les élémentaires ses frères qui se mirent à danser une sarabande éternelle tandis que la Dame au Corbeau faisait éclater l’acmé de sa chanson.


 Maintenant, doucement, elle retombait, elle qui venait d’atteindre la perfection. Alors, en quelques délicats pincements, le Lucifuge redescendit avec elle, chassant la nuée qui avait régné un temps dans cet espace fermé. Tout doucement, les dernières notes s’envolèrent, pour laisser place, tendrement, aux plaisirs du silence. Dernier frisson sur la harpe, dernier frisson de la poétesse, dernier frisson de deux corps qui venaient d’atteindre, un instant, parfait, la plénitude de la Création.

vendredi 9 mai 2014

Mâtinée

Se rouler dans les draps de soie, sentir une présence près de soi, passer une main sur ce corps lové et brûlant. Murmure un nom, « Nif… ». Respirer un parfum. Ce n’était pas l’odeur douceâtre et sucrée du prunier blanc. Non, pas Niflheim, elle n’était pas là. Ouvrir les yeux. La fille se lève déjà, classe et rigueur, une petite servante qui a amusé un temps le baron. Il se souvenait de sa souplesse quand elle dansait sur son corps tendu par une passion, jamais feinte, qui tendait au diapason sa lance de chair. Il se rappelait comment elle embrassait, essayait de murmure des mots d’amours. Mais ce n’était pas Elle, ce n’était pas celle avec qui il aurait voulu s’embraser, cette nuit. Elle venait de quitter le lit, et était presque habillée. Lui demander de ramener un petit déjeuner correct, et d’appeler Murcio. Se renfoncer dans les coussins bleus, pousser un soupir, se rendormir. Dans ses rêves, revoir ce visage, humer ce parfum délicat, croiser son regard. Et puis, sentir, encore une fois, cette bouche humide contre ses lèvres, baiser délicat, espoir ou adieu. Il ne savait que faire. Oui, dormir, ne pas rêver. Oublier.

Face à la table, l’homme aux cheveux violine mangeait avec un appétit certain, mais pourtant, il ne prenait aucun plaisir à avaler ces petits sablés aux algues et autres rollmops. Pas qu’il n’aimait pas ça, mais son esprit était bien trop préoccupé par ça. Murcio était déjà passé et, après avoir reçu sa mission, s’en était allé, laissant le baron assis seul devant un petit déjeuner qui refroidissait déjà, les mains croisées sous son menton. Son visage était marqué par sa nuit, cernes noires, peau blanche et pâle, sans fards, et ses cheveux tombaient maintenant devant ses yeux. Il réfléchissait à ce qu’il allait faire, sentant son petit cœur pour la première fois hésitant. Il aurait pu partir, prendre une navette, quérir un cheval et s’enfuir au loin. Mais ce n’était ni digne de son rang ni acceptable pour un homme tel que le baron d’Endro’aspik. Il avait pris sa décision, il lui fallait être froid et distant, jouer encore le jeu…Embraser l’âme de son adversaire, petit pas de deux, et quand elle serait à point sur le grill…Saisir son corps et sa vie, embrasser enfin ses lèvres vaincues qui attisaient l’esprit du baron d’un désir qu’il n’avait jamais connu. Une flamme brûlait au fond de lui, et devant ses yeux, il voyait le visage charmant de Niflheim Moriar. Il frappa du poing sur la table, une seule fois. Etait-il donc un sale adolescent boutonneux face à son premier amour ? Certes non, il était baron, il était de la plus haute noblesse et un guerrier sans égal. Et pourtant…Pourtant sous sa cuirasse de sybarite et de libertin, quelque chose de nouveau venait éclairer son être. Non, le baron n’était pas l’homme qu’il voulait faire croire être. Dans la vie, l’amour et la mort, il n’était ni cynique ni blasé, mais plutôt, un idéaliste passionné, prêt à souffrir de toute son âme en buvant la coupe du Destin jusqu’à la lie.

Passer sous une douche glacée. Refroidir son ardeur, son corps et son esprit. Faire le point. Après un café brûlant, rien de tel. Sous l’eau, le corps musclé du baron révélait bien des choses. Traces de coups, blessures anciennes, blanchies, ou estafilades plus récentes, encore suppurante. Ses muscles étaient bien plus finement dessinés que ce que ses vêtements amples laissaient à devenir d’habitude. Sur ce corps ravagé par les drogues, les nuits de noces et les combats, on pouvait lire une âme aussi tordue que la légende noire qui volait avec les apparences du Baron. Petit tueur, Arlequin, baron pervers ou marchand sybarite qui fournissait les meilleures drogues de S’ent’sura…Tel était cet homme, Earl Keen. Et une fois de plus, une fois lavé de ses pêchés nocturnes, il allait encore enfiler un masque. Une fois encore.

Se glisser, dans l’assemblée. Aujourd’hui, point de blanc virginal. Pantalon aubergine, pourpoint de velours côtelé violine et foulard de soie lilas. Son visage, rasé de frais. Traits toujours aussi pâles,  aussi fantomatiques que la veille, mais cette fois-ci, il avait ajouté une lourde épaisseur de rouge à lèvre myrtille à son sourire d’ange déchu. Il avançait, aimable avec chacun, mais semblant perdu dans ses propres pensées à mille lieux de la salle de réception. Il alla s’asseoir sur sa chaise, jambes croisées, il tapotait ses bottes tout aussi foncées que son pantalon, bien que l’intérieur en cuir tirasse plus sur un colombin plus profond que d’habitude. A son œil, un monocle cerclé d’améthyste pour renforcer un air dandy détaché. Mais il ne trompait personne, comme indiquait le léger espace que ses consanguins congénères avaient laissé autour de lui. Un flottement. Des solerets d’acier frappant sèchement sur le parquet  de l’amphithéâtre, en fait une salle de danse transformée pour l’occasion. Odeur de cuir ciré, acier trempé, tabac. Murcio arrivait. Le sourire de l’ange déchu se fit cruel, tandis que tout autour les nobliaux commentaient l’arrivée des poètes mais surtout du spadassin. Son homme de main resta un instant à ses côtés, le temps de lui tendre une lettre cachetée. Un vague geste de remerciement, et l’homme s’en alla, après une dernière courbette. Il brisa d’un coup sec le sceau qui ne portait aucunes armoiries. Il lut rapidement. C’était ce qu’il attendait. Niflheim Moriar. Il savait bien que ce nom lui disait quelque chose. Corrompre une ou deux personnes dans l’entour du fâcheux, l’éditeur, comment s’appelait-il déjà ? André ? Fille d’un noble de Sent’sura. Toute sa famille assassinée, par sa faute. Poétesse reconnue, libertaire convaincue, avant le drame. Et maintenant. Elle se contentait de fournir un style tout en pompe élogieuse, lyrisme abject. Pas grand-chose à se mettre sous la dent. Si ce n’était qu’il pouvait comprendre par om était passée la gamine. Et certainement aussi…Elle devait mieux le connaître qu’elle voulait bien le faire croire. Si certes elle travaillait avec le grand rhéteur Kritkaiss…Elle s’était transformée en fille des rues, pour mieux puiser à l’inspiration ou pour fomenter des mauvais coups ? Son garde du corps n’en savait rien. Ce n’était pas grave, il l’apprendrait bien un jour, en interrogeant cette fille si troublante. Déjà les lumières, artificielles et magiques, tombaient, et on levait le rideau. La valse des poètes commençait. Il ficha le papier dans une de ses poches, le roulant en boule. Il le brûlerait en sortant. Il n’écoutait pas, attendant l’infâme déesse qui avait pris son cœur. Elle monta enfin sur scène. Tous l’attendaient pour un de ces nouveaux poèmes soit disant lyrique. Il n’avait pas envie d’écouter, contemplant plutôt son corps devenu bien plus svelte par sa robe sinople. Elle était belle la traîtresse, belle à damner. Il aurait aimé la haïr et pourtant, pourtant il avait envie de la saisir dans ses bras, la serrer fort contre lui et renouveler l’expérience de la veille. La coucher sur un lit de délice, perdre avec elle la notion du temps, tandis que leurs deux âmes s’embraseraient aux parangons d’une phantasmagorique passion. Que devait-il donc faire face à ce cruel dilemme…Il n’avait toujours pas la réponse. Lui fallait-il être aussi cruel qu’elle ?

Applaudissement polis, elle attendait. Bref instant, elle plongeait son regard dans la foule obscurcie, comme si elle cherchait quelqu’un. Croiser son regard. Elle se détendit. Une fragile seconde. Comprenait-il bien ce qu’elle cherchait à faire ? Ses yeux, ses grands yeux vairons venaient de plonger dans les siens. Et elle se mit à déclamer. Les mêmes mots que hier.

« Il danse dans mon âme, comme il danse sur scène
Enivrant mes vers nus, de sa valse malsaine
Il se joue de mes mots, se joue de mes passions
Se gausse de mes pleurs, tristes lamentations
 »

Ses mots. Les mêmes qu’elle avait murmuré en totale improvisation la veille. Des mots…Pour lui ? Venait-elle d’offrir quelque chose de bien plus précieux que ses poèmes à l’Arlequin ? Il ne pouvait y croire…Elle qui semblait si forte et si cruelle…Souffrait comme lui. Etait-ce donc le réel sens de ce qu’elle voulait dire hier. S’embraser, s’offrir l’un à l’autre, en toute connaissance de cause. Car jamais, jamais ils ne pourraient partager plus que cette passion, souffrance de deux corps, de deux âmes, violentées par la vie. Une larme monta à l’œil du baron, et, d’un geste parfait, il posa sa main au coin de sa cornée. Lentement, il ramassa l’unique goutte salvatrice de son âme et, tout aussi doucement, il la porta à ses lèvres et la but, comme si ce flot salé était un grand cru. Oui…Le jeu reprenait, mais il était déjà gagné et perdu, en même temps, tant pour Niflheim que pour l’Arlequin. Il se leva, sans écouter les autres poètes, sans qu’aucun murmure ne le poursuive.

Elle était-là, environné de gens qui la congratulaient tout en la haïssant. Elle était la blanche colombe au milieu des faucons, l’agneau sacrifié aux loups, mais le baron savait qu’elle pouvait se défendre, pour s’être lui-même brisé sur ce roc de pureté maligne. Lui-même, l’Arlequin, se tenait dans les ténèbres, attendant l’instant où elle serait hors de la cohue. Elle était seule, et c’était le temps d’une nouvelle passe d’arme. Une nouvelle estocade, et il avait le sadique privilège de venir la porter en premier. Elle buvait, sa main légèrement tremblante, une coupe alcoolisée, vin turquoise et fruits frais. Elle était seule, personne ne l’approchait, comme pour bien lui faire comprendre qu’elle n’était rien. Un sourire sur le visage du baron…Pour qui elle était tout. Elle était un papillon solitaire, et Earl ne pouvait que regarder ses épaules légèrement nues, tendues par une tension extrême. Ses longs cheveux noirs retenus par une bande de cuir, et la ceinture de cuir qui faisait ressortir sa taille. Diable, qu’il imaginait bien ce corps d’albâtre, cette peau velouté, qu’il avait envie de venir le découvrir, en le couvrant de baiser salés. Sa nuque, puis ses épaules, descendre sur son dos. La faire frissonner d’un doigt inquisiteur qui suivrait la courbe de sa colonne, et puis le laisser remonter le galbe de ses fesses. Doucement, masser cette chair tendre et ferme à la fois de ses mains souples, avant de s’aventurer, toujours plus bas, dans cette grotte où il imaginait pousser un prunier blanc…

Se glisser lentement dans son dos, humer son parfum. S’approcher à quelques centimètres et lui glisser, dans le creux de l’oreille, dans un souffle impertinent :

« Parfaite petite chose, que vos mots semblent si beaux.
Votre serviteur devrait-il vous remercier
En vous conduisant dans un coin plus réservé,

Pour vous élever dans une danse de tous vos maux »

jeudi 8 mai 2014

Ballade vespérale

Corwynn le Lucifuge s’était réfugié à Sola depuis des mois. Il aimait bien ce coin de verdure, calme et paisible, où il savait qu’il n’aurait guère de chances de rencontrer des humains et leurs terribles manies à voir en lui un démon, ce qui n’était pas tout à fait vrai, et surtout à vouloir le brancher avec une jolie corde de chanvre avant de l’enduire de poix et le transformer en torche vivante. 

Dire cependant que sa vie était dure était un mensonge. Il vivotait de-ci de-là, confortablement installé dans une grotte qui remontait à avant Foam. Pour le reste, il passait ses journées à pêcher des petites ablettes qu’il enduisait de farine de châtaigne avant de les cuisiner en friture avec de gros oignons sauvages. Et pour l’heure, il était à la recherche des condiments qui lui manquaient pour son repas du soir, thym, ail et ciboulettes, et il espérait aussi tomber avec un peu de chance sur une ruche assoupie pour son dessert, petit pêché mignon qui le comblait de temps à autre.

Toujours est-il qu’il se baladait plus qu’il ne cherchait, cueillant ou fouillassant ici, coupant là. Dans son dos, il avait gardé son épée, mais bien sûr il préférait un petit couteau pour ses activités de récoltes printanières. Pour le reste, il était habillé en homme des bois, mocassins de daims complétés par des guêtres du même cuir, pantalon à lacet renforcé ici et là par des plaques de peau et pourpoint de toile épaisse. Il n’avait pas daigné mettre de manteau, tout d’abord il faisait chaud, et puis, il n’escomptait pas tomber sur quelqu’un aujourd’hui qui l’aurait forcé à cacher son visage. 

Il marchait, perdu dans ses pensées, lorsqu’il entendit un chant. Au début, il avait cru que ce n’était que la caresse du vent dans les arbres, ode habituelle qui ravivait son âme bien plus que ces piètres contes que les humains aimaient à débiter. Sauf que la petite ritournelle ne quittait pas ses oreilles pointues, et plus il s’enfonçait dans les bois, plus il l’entendait. Quelques mots, repris sans cesse, d’une voix claire et profonde. Obnubilé par ce chant, le lucifuge se coulait maintenant vers elle. Il se glissait dans les creux du terrain, en arrêt, parfois, pour chercher la source de cette musique divine, et puis il se remettait à bondir de trous en arbustes, sans faire craquer une seule branche qui aurait brisé l’harmonie. Il sautillait comme un lièvre en rut à la recherche de sa hase. Il s’approchait. Plus calmement, maintenant, il allait presque rampant vers le bord de la clairière, se cachant derrière les racines d’un sapin que la foudre avait fait tomber. Dans la trouée de la vallée, entre les grosses roches arrachés par quelques titans antédiluviens, une jeune femme jouait de la harpe et accompagnait la mélodie de ses doigts par un chant profond, celui qui le hantait depuis plusieurs minutes. Ainsi donc ce n’était pas qu’une illusion, à moins qu’elle ne soit une dame fée des contes que Tristelune connaissait si bien. Il l’écoutait sans parler ni montrer sa présence. Son œil expert regardait ses formes, menue poupine, visage à peine sortie de l’enfance, joues pleines et boucles tendres. Elle était vêtue de couleurs sombres qui contrastaient avec sa peau bleutée et ses cheveux ciel. Mélange indéfinissable d’une fille-fée. Bien sûr, elle n’était pas aussi jolie que sa douce Aeris. L'humaine était même très loin de sa peau de lait, son giron haut et ferme dont il connaissait encore la perfection albâtre, ses longs cheveux blonds qui tiraient presque sur l’or et sa frimousse d’elfe en pleine maturité, ses joues rosies après la course dans le vent, ses lèvres pourpres qui appelaient à l’amour du chaste baiser. Triste souvenir…Oui, cette fille-fée qui chantait une complainte irrégulière, s’accompagnant de sa grande harpe, était bien loin de l’amour perdu du Lucifuge. Et pourtant, en elle il sentait la même magie, dans son chant et sa mélodie. Ce n’était pas une belle chanson, mais l’inconnue était en accord avec la nature, même…Elle était la Nature. Son âme se fondait dans le murmure du vent qui se perdait dans les sapins, dans le souffle de l’onde qui coulait entre les rochers, dans les grincements de la terre en travail pour produire la perfection de Yehadiel le Maudit. Telle était cette femme, et s’il pouvait la haïr pour ce qu’elle lui rappelait, ce temps béni où il était encore un barde elfe, serviteur du Dieu pancréateur, son âme ambivalente ne pouvait qu’applaudir à la perfection planante de l’instant.

Corwynn se laissa bercer longuement, au point d’en oublier le temps, et quand il entendit 

mercredi 7 mai 2014

Trahison

La laisser filer, un moment, il était l’heure de la laisser partir rejoindre Morphée. Saisissant sa coupe à demi vide, il trinqua dans le vide lorsque Niflheim s’enfuit, après avoir déposé un dernier baiser, ni d’adieu ni d’invitation, et caressé sa joue de sa main douce. Sourire triste, un dernier, et puis boire, pour oublier. Oublier quoi ? Quelle étrange idée. Pourtant, quand elle eut disparu, il se sentait vidé, comme jamais aucune femme n’avait réussi auparavant. Et dire qu’ils n’avaient même pas partagé la même couche des délices. Non, ce n’était pas son corps qui était fatigué, sinon il ne serait pas là en train de boire, tapotant distraitement la poche où son tabac loki se trouvait enserré. C’était son cœur, ou son âme, s’il en avait une, qui était en peine.

Il avait cru un instant, un fol instant, que Niflheim Moriar pouvait accepter de le rejoindre sur la Voie des Tempêtes. Hélas pour lui, elle en avait décidé autrement. Alors, il ne lui restait plus qu’à boire la coupe jusqu’à la lie, se mettre minable et on verrait bien après. Sourire amer, mi-figue mi-raisin, car son dernier geste était plein d’un certain espoir. Oui, le baron pouvait encore espérer, par quelques mots, quelques gestes, embraser, ou se laisser consumer, en apparence par elle. Devait-il lui faire payer ce moment de faiblesse ? Dans l’acmé du plaisir, poignarder ce corps svelte et fragile. Il lui rendrait un certain service, la poétesse crucifiée dans la couche de ses premiers amours, s’il était le premier. Une renommée certaine pour elle, pour l’éternité. Mais il ne pouvait s’oublier dans ce lieu. Un meurtre, même artistement fait, ne pourrait que contrarier ses prochaines actions. Ne serait-ce que par la foule de témoins qui l’avait vue se pâmer à son bras. Oui oui, oublions donc le sang, ou du moins, pas celui de sa gorge vermeille quand un croc d’acier dessinerait un joli sourire. Ce n’était pas à lui de le faire. Par contre, dans la grotte mystérieuse de sa féminité…Il pouvait bien la faire saigner. Douce vengeance, laisser une marque en elle à jamais. Griffer cette blanche souris sous ses pattes de velours de dangereux matou.

Un sourire languide se fit sur ls traits du baron, tandis qu’il allumait à la bougie son cône de bleue lokie. Quelles étranges idées, sublimes, cette fille pouvait lui donner. Toute une éternité de plaisirs et de raffinements, léger sadisme qui le faisait déjà frissonner par avance. A moins que ce ne soit sa manière à lui de montrer qu’il était en souffrance. Qui était le débiteur de qui…Cette joute venait de se conclure, pour l’heure, dans un match nul. Mais s’il semblait au baron qu’il avait perdu une bataille, la guerre n’était certainement pas encore perdue.

Il se leva donc et, comme une âme en peine, ou un fantôme, il se glissa lentement dans les couloirs de l’hôtel, rentrer chez lui, et se plonger dans les bras de Morphine. Avec un peu de chance, Murcio ne serait pas encore ivre, et pourrait lui dégotter une ou deux tendrons pour passer ses nerfs mis à rude épreuve tout au long de ce langoureux dîner. Et il avait encore toute la nuit pour penser à son prochain coup, sur le délicieux échiquier de cette partie qu’ils jouaient, le baron d’Endro’aspik contre la poétesse Niflheim Moriar.