jeudi 20 novembre 2014

Billy Bones ou le Lys d'une vallée perdue (suite)

Un rustre. Un homme de main. Une brute à trois sous. Le genre d’homme que Sarah avait toujours connu depuis son adolescence. Des hommes vulgaires qui ne cherchaient que leur plaisir, étouffant à moitié la jeune femme sous leurs poids. Et se barraient en laissant un minable pourboire. Pas finauds, mais pas pervers non plus comme Billy Bones. La jeune femme frissonna tandis qu’elle repassait derrière le bar. Un seul homme, en dehors de feu son compagnon, avait attiré réellement son regard : l’adjoint du sheriff, Mallone. Mais Mallone était un doux rêve, au contraire du réel cauchemar qu’était l’homme qui approchait, ses lourdes bottes poissées de boue laissant une marque de crasse sur le linoléum du motel passé à la serpillière juste avant.

La jeune femme jeta un coup d’œil rapide au Hunter. Elle espérait qu’il n’allait pas se réveiller. Que Scud ne le verrait pas. Et, pour la première fois depuis très longtemps, elle priait pour que le gros porc fasse son affaire rapidement. Qu'il boive le whisky qu'il commandait et qu'il décanille aussi sec. Sarah lui servit son alcool, qu’il but, d’une traite, avant de cracher un rot sonore. Il avait des yeux gris acier, petits et méchants, et le rouge qui couvrait ses grosses joues indiquait qu’il avait déjà bu plus que de raison.

« Un autre ma poule. Et un steack. On a tout notre temps pour prendre notre pied après. Quand t’auras viré ta gamine, tu vas voir ce que c’est un gros bonhomme bien membré. »

Son haleine, tandis qu’il se penchait vers elle par-dessus le comptoir, exsudait une mauvaise odeur de plats trop pimentés et d’alcools frelatés. Ses yeux étaient injectés de sang, et malgré sa masse il devait être réellement ivre. Sarah glissa un mot à l’oreille de sa fille pour qu’elle déguerpisse. Depuis l’entrée du gros homme, elle avait arrêté de chantonner et tenait fort contre elle sa petite poupée de chiffons. La petite fille se campa fièrement et lança, d'une voix haut perché :

« Non maman, je veux pas que t’ailles avec ce méchant homme »

Sarah fut surprise ; pour la première fois de sa vie, elle l’avait appelée maman. Elle allait gronder la fillette quand Scud la coupa:

« Comment ça ? Tu veux pas que j’aille avec ta mère l'Affreuse ? Ce sont des choses d’adultes. Pas un truc pour les gamines. Allez, sois une fille sage et dégage ! »

La fillette jeta un regard noir au gros bonhomme mais ne partait toujours pas. Elle ajouta, d'une voix qui n'était pas la sienne, pleine d'un pouvoir incommensurable :

« T’as peur des petites filles gros porc ? C’est pour ça que tu t’attaques à ma maman ? Et que tu as fais du mal à la Dame Soleil ? Avec le Serpent de Glace ? »

La Dame Soleil ; ce surnom qu'elle n'utilisait jamais…Le cœur de Sarah manqua un temps…Comment la petite fille pouvait savoir mieux que les adultes ce qui était arrivé à sa véritable mère ? Immédiatement, elle bondit et saisit la main de Lilly. Elle cherchait à l'attirer vers la porte du bar, et la conduire loin de Scud. Elle était effrayée, pour sa fille et pour elle. Les gars dans le genre de Scud, elle les connaissait trop bien. Une raclée pouvait partir très vite, trop vite. Il fallait protéger son enfant d'elle-même, et de ses étranges pouvoisr. Sauf que tout allait de travers. Scud sembla accuser le coup. Ses petits yeux porcins se détachèrent de la plastique parfaite de la tenancière qui s'agitait pour faire sortir sa fille. Lilly, elle, se démenait pour rester dans la pièce. Et fusillait de ses grands yeux fendus comme ceux des chats l'être qui la répugnait le plus au monde. Le gros homme reprit, d'une voix où un trémolo indiquait qu'il faisait de grands efforts pour ne pas s'énerver :

« Tu devrais te taire moustique. On insulte pas les grandes personnes comme ça.  Sarah, tu devrais la tenir mieux que ça. Je tolérerai jamais ça chez moi.

Sarah balbutia quelques excuses et tira plus fort sur sa fille, la pinçant presque là où  ses doigts entouraient le petit poignet enfantin. Elle chercha à la faire partir. Elles étaient presque à la porte, malgré les ruades de Lilly, quand la petite fille se mit à hurler. Sa voix était terrible. Dure. Aigre. Une voix bien trop âgée pour une fillette de neuf ans. Prise d'hystérie, elle criait tandis que ses cheveux blond argenté se dressaient en l'air et qu'une odeur d'ozone emplissait l'air :

« Tu es mort le Porc, comme le Serpent de Glace. Personne connait vos petites magouilles, mais la Dame Soleil et les esprits m’ont parlée. Tu vas mourir gros Scud. Bientôt. Et plus jamais tu feras de mal à maman ! »

La voix de crécelle agressait les nerfs. Et Scud, sans savoir comment, s’avança brusquement. Ivre. Prêt à frapper. Comme si la voix d'outre-tombe du moustique l’entraînait sur ce chemin. Sa main, grosse batte de chair et d’os, partit d’un coup vers le visage de la gamine, mais elle claqua brusquement contre un mur d’acier noir. Ou plutôt, un gant de cuir qui serrait la pogne du gros homme comme une pince de fer géante l’aurait fait dans les forges infernales. L’étranger s’était réveillé, et d’une voix aussi dure que sa main, qui sentait la glace du Grand Nord et le gel de la Bordure, il débita dans un sifflement :

« Allons Scud…On ne frappe ni les dames ni les demoiselles. Si tu veux un homme à ta mesure, tu devrais choisir…Je sais pas moi, un Hunter »

Tout en disant cela, il forçait le bras de l’autre à se plier, et il le retournait peu à peu vers lui. Le gros homme jeta un regard à cet être mince et fluet, qu’il n’avait qu’entraperçu en entrant. Il avait pensé que c’était là un clochard vautré sur le canapé, occupé à cuver sa bière. Mais il s'était lourdement trompé. Il avait peur, sa sueur se faisait aigre, tandis que l’autre tordait son bras avec une pression surnaturelle. Scud était pourtant un des hommes les plus forts du comté. Mais ce qui l'effrayait le plus, c’était ces deux yeux verts qui le charmaient petit à petit, tandis que le Glamour naturel du Hunter prenait le dessus sur la pensée rationnelle de l'humain. L’autre souriait, d’un rictus qui déformait ses traits au-delà de la beauté, angélique, et le transformait peu à peu en démon tandis qu’il violait de son regard la conscience du gros homme. Sa voix, plus dure, plus forte qu’elle n’avait jamais été, ordonna d’un coup, étrangement ressemblante avec celle de la fillette quand elle parlait des esprits :

« Parle-moi de Daisy, Scud. Parle-moi de la Horde Sauvage. Parle-moi du Serpent de Glace. Et peut-être que ta mort sera miséricordieuse »

Scud essaya de saisir son arme, dernier réflexe de son cerveau engourdi par les yeux de chat du Fay. Le sourire de ce dernier se fit encore plus large, aussi gourmand que celui d'un chat devant une souris. Et dans le même mouvement, il frappa d'un coup sec de sa main libre le plexus de l'humain. Le poing de Sans Nom fit craquer les côtes de sa victime, tandis que tout l'air contenu dans ses poumons fuyait. Scud avait les yeux remplis de larmes de douleur, alors que son bourreau tordait encore plus méchamment son bras. Le gros bonhomme n'était plus qu'un enfant sous la poigne de l'être surnaturel. La force herculéenne de son adversaire le pliait en deux. Scud cherchait à reprendre un souffle complètement coupé. Ses veines saillaient alors qu'il cherchait à forcer encore un peu. Un second coup de poing, aussi vicieux que le premier, mit fin à toute sa résistance.

Sarah regardait la scène. Sa bouche grande ouverte hésitait entre un rictus d'horreur et la volonté de voir souffrir cet homme qu'elle haïssait. L'étranger était enveloppé d'une aura de puissance plus sombre que les ténèbres, tandis qu'il soumettait à la torture ce porc de Scud. Sarah aurait dû ne pas prendre pitié pour cet homme, mais la violence sauvage du Fay la terrifiait presque. Lilly, elle, ne parlait plus. Son regard était aussi dur que celui du Hunter. La petite fille regardait la scène de torture sans s'émouvoir. Et cela faisait encore plus peur à sa mère. Les deux êtres inhumains étaient deux copies identiques. Le guerrier et la fillette qui n'avait même pas dix ans. Leurs yeux de chats fendus contemplaient cette scène de violence sans aucune pitié. Sarah, elle, avait vécu bien des scènes de ce genre dans son autre vie. La mort avait été son quotidien quand elle pillait les banques et terrorisait les faibles qui prenaient la route. Elle avait vu des Fays se battre tels les Cavaliers de l'Apocalypse. Mais jamais, avant ce jour, elle n'avait côtoyé le vrai visage de ces êtres surnaturels. Des êtres qui n'avaient rien d'humain quand la colère les prenait. Sous les airs d'ange de son enfant, elle découvrait pour la première fois ce qui faisait d'elle un être au-delà de l'humanité. Elle aurait aimé ne pas le voir. Elle aurait aimé la protéger à jamais de la violence de ce triste monde. Elle aurait aimé que Lilly reste à jamais un avatar du Ciel. Mais à cet instant précis, malgré la peur et la terreur, Sarah ne pouvait s'empêcher de comprendre que sa petite fille était aussi une Fay. Et c'était peut-être pour ça que, même si elle était en partie révulsée par la scène, elle ne pouvait pas renier son enfant. Elle n'arrivait même pas à la faire quitter cette salle où ne régnait plus que la folie. Car dans les yeux de Lilly, et dans celle du Hunter, elle voyait ne plus que la violence. Elle contemplait la Justice s'abattre sur un homme qui avait péché bien trop de fois.

L'homme de main se compissait littéralement dessus maintenant. Il finit par tomber à genoux. Scud reniflait une morve crasse qui dégoulinait de ses narines et engluait sa bouche, tandis que ses yeux affolés se révulsaient de terreur sous la poigne terrible de l'étranger. Il était vaincu, tant par la force de corps que par celle de l'esprit du Hunter sans nom. Mais aussi par l'esprit de Lilly qui ajoutait son pouvoir à celui de l'Affreux. Soumis à la volonté des Fays, cet homme fort en apparence se mit à débiter d’une voix de petit garçon une histoire longue, très longue, de crimes plus abominables et sanglants les uns que les autres...

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