dimanche 30 novembre 2014

Sorbonne by night 3

Le soir, les rues du treizième, les gens emmitouflés dans leurs vestes attendant d’avoir une table dans ces mille et une gargotes où toute l’Asie se réunit. Thaï épicé, soupe vietnamienne et porc cuit chinois. Sans compter les langues de la région. Un joyeux bordel, comme chaque soir, tandis que je marche à grands pas dans ce monde qui n’est plus la France mais une annexe d’un marché de Saigon, Hong Kong  ou Osaka.

Chinatown. J’aime ce quartier. C’est le mien. Je passe dans les rues, entre dans un immeuble un peu décrépit, fin XIXème. Je monte quatre à quatre les marches, le parquet grince à peine sous ma foulée.

J’arrive devant une grande porte noire, quelques tours de clés et une passe magique plus tard, on est jamais trop prudent, j’entre enfin dans mon cocon. L’apparence miteuse des escaliers, et leur légère odeur de pisse persistante et de graillon chinois trop cuit laisse place à un confortable intérieur à la japonaise. J’enlève mes chaussures et, en chaussettes, je passe le long des tatamis. Une chambre, au fond du couloir, une cuisine, des toilettes et une salle de bain séparée, et un grand salon qui me tient lieu de bureau. Je balance mon cartable sur les nattes.

Dans le coin, près de la fenêtre, un petit autel bouddhique. Je m’y approche et allume l’encens, qui se met immédiatement à dégager une odeur divine. Cela me fait sourire, ça me rappelle le premier boddhisatva, un Ange qui voulait créer autre chose que l’Eternel Conflit. Dire que ses moines sont devenus peut-être les plus intégristes du Monde.

Pour l’instant, je laisse le dossier dans ma mallette. Je passe en coup de vent à la cuisine faire bouillir de l’eau. Je jette un coup d’œil rapide à la pile de livres à lire pour mon éditeur, enfin, pour tout dire, je suis son actionnaire principal mais cela est une autre question. Fantasy, polars et autres romans historiques, les humains me fascineront toujours pour leur faculté d’inventer, surtout ce qu’ils ne connaissent pas.

Je poussai un soupir et regardai ma bibliothèque. Entre deux étagères, des souvenirs de tous les pays du Monde. Des souvenirs d’Elle, principalement. Le plus magnifique reste la calligraphie qu’elle a faite à l’encre rouge, rouge comme le sang, rouge comme ses cheveux, rouge comme ses yeux de braise. Le mot Amour, traits de pinceau fort et élégants à la fois. Comme Elle.

Je m’interroge une nouvelle fois. Où est-elle ? Est-ce que le Diable l’a convoquée dans notre petite discussion simplement pour me mettre mal à l’aise ? Ou a-t-elle un lien avec le trouble que j’ai ressenti chez le Prince des Ténèbres ? Je n’en sais trop rien. Nouveau soupir. J’espère réellement qu’elle n’est pas impliquée, parce que sinon…Trop de souvenirs.

Il est l’heure de m’atteler à la tâche. D’un coup de zapette j’allume une stéréo habilement cachée dans le bois précieux de mon refuge. Duke Ellington, un vieil ami pour les nuits sans sommeil. La théière siffle, je prépare rapidement une tasse avec une boule en acier et quelques grains de ma boisson favorite. Thé noir, au jasmin, avec un demi-sucre, mon petit plaisir de gourmet personnel. Et puis, lentement, je prends place sous ma table basse-bureau, tire la mallette vers moi. L’enveloppe de papier kraft vient ensuite, je l’ouvre avec un coupe papier en acier de Damas, un autre de ses cadeaux. Trop de souvenirs.

Dans l’enveloppe, un dossier, carton de papier qui tire entre le beige et le crème. Je l’ausculte rapidement, faisant appel à ma magie angélique. Pas de blague de Satan. Il doit vraiment être perturbé le pauvre vieux. Même pas un petit pentacle qui amènerait un diablotin, en dehors de son sigle personnel apposé à la cire, rien de rien.

Je décachète le sceau, tire sur le ruban. Dedans, des feuilles de papiers. Un pré rapport de police sur le casse du Musée du Moyen-Âge. Des données sur la Société Vesper et Matutina. Joli pléonasme pour désigner l’Etoile du Matin et l’Etoile du Soir. Vénus. Autrement dit, celle qui porte la Lumière…Lucifer. Il avait toujours eu de drôles de façon de nommer ses affaires, et aucun mortel n’avait jamais compris, même pas dans l’Eglise Vaticane. Le thé infuse, embaumant l’air d’une douce odeur. Je vérifie quelque chose rapidement sur Internet à propos de Vesper et Matutina, voir si mon patron n’aurait pas omis, par inadvertance ou simple méchanceté, de parler de quelque chose d’important

Vesper et Matutina, donc accessoirement mon employeur, était une librairie très bien cotée pour qui s’intéressait aux écrits incunables traitant de religion et d’ésotérisme. Très peu d’ouvrages dans la collection, mais tous se vendaient à plus de cinq chiffres au minimum. Des spécialistes de la reliure de cuir et du parchemin en vélin que peu de gens pouvaient s’offrir. De temps à autres, généralement avant une grande vente, ils participaient à quelques expositions temporaires ayant traits à leurs domaines de prédilections. Diables et Livres, Liberté d’Ecriture et Inquisition à l’époque moderne en était le parfait exemple. Je feuilletais le catalogue fourni avec le dossier, un Malleus Maleficarum en excellent état, quelques manuscrits autographes d’Aleister Crowley, l’homme le plus mauvais au monde, un pauvre diable qui avait été possédé par un des petits malins de mon patron actuel. Des ouvrages sur le Grand Œuvre de certains libertins Italien de la fin de l’époque moderne et une ou deux références à des sociétés secrètes plus que bien connues, le Da Vinci Code n’a rien inventé, étaient aussi au programme. Sauf qu’aucun, selon le rapport de police n’avait été volé. J’avalais une gorgée de thé encore chaud.

Somme toute, pas de quoi fouetter un chat, à neuf queues bien sûr. Je me massais les tempes, sentant la migraine venir quand on traitait avec ce fourbe de Satan. Où était le piège ? Ces livres ne valaient rien, du moins pas ceux qu’il avait fait prêter sous le nom de la firme Vesper et Matutina. Gardant la question pour plus tard, je passais à ma couverture. Un agent d’assurance, spécialiste des livres et de leurs valeurs, tout un ramassis de conneries juridiques qui feraient très bien devant n’importe quel flic, même très tatillon. Par contre pour mes anciennes accointances de Notre-Dame et de l’Archevêché c’était une autre question.

Rien d’autres. Pas une miette pour commencer. J’avais affaire à un casse où aucun des livres de mon commanditaire n’avait été cambriolé. Des traces d’effractions, un ou deux bijoux qui ne m’intéressaient pas envolés et puis c’était tout. Satan avait pourtant dit qu’on lui avait volé quelque chose. Un échange ? Seul un petit coup de magie au-dessus des bouquins pourrait le prouver. Si c’était vraiment les siens, son pouvoir serait presque flagrant. Mais qui aurait intérêt à dépenser une fortune pour faire passer un échange en un casse parfaitement banal ? Qui avait intérêt à faire s’éveiller des puissances indicibles en marchant sur leurs plates-bandes ?


Soudain, un frisson me saisit. J’avais vraiment peur pour elle. Est-ce qu’elle avait pété une durite assez forte pour parier avec Satan et le mettre en rogne ? Ou est-ce qu’elle cherchait, en participant à ce crime, à prouver quelque chose d’autre…Quelque chose qui, avec l’aval de ce bon petit diable de Lucifer, devait me toucher personnellement ? Je retenais un juron en avalant le reste de thé légèrement refroidi. J’étais fourré dans de sales draps, et je ne savais même pas comment commencer de m’en dépêtrer…Sauf à remonter obligatoirement tout le fil d’Ariane.

samedi 29 novembre 2014

Improvisation 01



Le sabre a vibré, une dernière foi. Le Kiai, le cri de son âme, s’est lentement tu. Si ce n’était le vent qui faisait frémir sa lourde queue de cheval ébène et le bas de son hakama bleue nuit, le guerrier pourrait ressembler à une de ces statues des temps anciens que seuls quelques rares collectionneurs privés possédaient encore.

Le mouvement dans l’immobilité. Katsuo pensait à une des maximes favorites de son maître. Le mouvement dans l’immobilité. Ne faire qu’un avec la vie. Ressentir. Trois mantras qu’il se répétait constamment dans son entrainement particulier.

Combien de temps avait-il passé ici ? Il ne le savait même plus. Trop de temps s’était passé, ou seulement quelques secondes. Il avait complètement oublié, il s’était complètement oublié, perdu en lui-même.

Se retrouver.

Tel était l’objectif de son pèlerinage sur Meihua. Le Ronin avait parcouru la galaxie de longs en larges, il avait vendu son sabre à des dizaines de gens, tuant pour gagner son pain. Il avait toujours essayé de choisir des causes justes. Il avait grimpé dans la hiérarchie des mercenaires, devenant son propre maître. Doux retournement du Destin pour un ancien esclave initié à l’art du sabre par un grand sage. Il avait essayé de suivre la Voie mais pourtant, quelque chose n’allait plus en lui. Il avait perdu le goût de la chaleur des femmes, l’alcool de riz était amer dans sa bouche et les drogues ne l’aidaient même plus à dormir. Il s’était perdu. Quelque chose n’allait pas en lui, quelque chose de brisé, à tel point que son Ki en avait été altéré, profondément.

Alors, Katsuo, le seigneur de la guerre, avait pris armes et bagages. Comme l’ancien Ronin qu’il avait été, il avait abandonné une vie opulente et pleines de plaisirs pour venir se perdre sur cette planète où peu d’hommes vivaient. Il avait longtemps marché, une fois quitté le spatioport, pour trouver ce qu’il avait nommé son camp de base. Une vaste clairière où des abricotiers, seule plante réputée sur ce monde perdu, grimpaient hardiment vers le ciel. Ce qui l’avait le plus attiré, finalement, c’était cette vaste vue, presque une baie panoramique, sur l’entrelacs des rivières fangeuses de Meihua. Plus particulièrement à un instant comme celui-ci, tandis que le soleil entamait sa chute finale pour laisser place à la nuit. L’orange luttait contre la violine sur une frontière carmin, rouge comme le sang. Calme apaisant du soir pour le guerrier déchu.

A chaque fois que le soleil tombait derrière la ligne de crête, Katsuo était là, à répéter encore et encore des katas. Le sabre fendait l’air, gestes instinctifs des milliers de fois répétés, à tel point qu’ils en étaient parfaitement naturel. Frappe. Frappe. Frappe.

Dans la frugalité de sa vie, trois repas légers par jours, entrainement musculaire et katas, Katsuo avait lentement expurgé les mauvaises toxines de son corps. Il avait retrouvé, doucement, les mantras de son maître. Effort d’une volonté ferme de lutter contre les mauvaises choses de sa vie. Le savoir, c’était déjà un moyen de l’affronter. Agir, c’était vaincre. Totalement.

L’acmé avait été ce soir. Le soleil se couchait, disque de feu sur l’horizon. Le sabre avait frappé, encore et encore. Et Katsuo était entré dans la transe du Zen, la perfection du corps et de l’esprit. Ses mouvements étaient hors du temps, son corps était hors de l’espace. Ou plutôt, il avait enfin retrouvé le Juste, le milieu parfait où toute son âme se mouvait au moment où il le fallait dans l’espace-temps.

Il s’était retrouvé, statue aux proportions parfaite figée dans un dernier kiai de victoire.

Les traits de l’homme, yeux bridés, peau foncée, nez plusieurs fois brisés, se détendirent enfin, dans un petit sourire, un seul. Katsuo était redevenu lui-même. Et sa quête avait enfin sa fin. Saluée par les grondements du vaisseau spatial.


L’énergie des moteurs, spectre de bleus et de blancs, faisait vibrer l’air dans la phase d’atterrissage. Katsuo pouvait rentrer à la maison. Enfin.

vendredi 28 novembre 2014

L'examen de latin ou rencontre impromptue de deux princesses

Ce n’était pas une journée banale pour toi. Une journée de concours. Tu sais, ces matins où tu te lèves la boule au ventre, sans appétit, et où ta nuit a été peuplée de mille cauchemars fous. Te voir réussir au concours et qu’on t’appelle juste après pour te dire que c’était une blague, caméra cachée de mauvais goût, doit surement être le pire que tu n’aies jamais pu rêver.

Dans ces moments-là, on oublie, bien souvent, de regarder autour de soi. On marche comme un fantôme dans son appart’, on marche comme un fantôme dans la rue, on reste debout comme un fantôme dans le bus ou le métro. Les gens te dévisagent, tandis que, sans même t’en rendre compte, tu déclines encore et encore, mantra de l’élève de lettres supérieures, ta troisième déclinaison. Tu t’en moques, focalisée sur ton unique but, réussir le mieux possible.

L’ennui, dans un concours, ce n’est pas être bon. Tu l’es, tu le sais, comme tous les gens autour de toi. Non, le vrai problème, c’est être le meilleur, la meilleure dans ton cas. Même si tu n’as pas envie de jouer le jeu, même si tu sais que tu n’es pas faite pour cette course folle, même si tout te dégoûte dans cette lutte sordide de petits mécréants qui pètent plus haut que leurs fesses.

Pourtant, la folie ambiante t’a guettée pendant un an. Et par simple orgueil, tu vas quand même défier ce fichu concours.

Tu arrives devant le centre d’examen. Tu grimpes les marches tel un condamné descend du tombereau pour être guillotiné en place de Grève. Tu cherches tes amis des yeux. Bien évidemment, ils ne sont pas là, alors, tu regardes un peu autour de toi, tandis que là-haut les Cerbères contrôlent avec une minutie par trop pointilleuse les cartes d’identités. Tout le monde est pâle, yeux cernés de ne pas avoir dormi, ou d’avoir osé, à la dernière minute, regarder un instant La vie de Marianne. Masochisme des êtres qui pensent à retenir une dernière citation, on ne sait jamais. Toi-même tu as gardé cette tentation jusqu’au bout, dans la poche de ton manteau. Il faut que tu résistes. Vite fait, tu arbores un sourire de circonstance, figé, cireux, blanchâtre, et tu essayes de rentrer dans ta bulle.

Le passage des Cerbères, vieilles femmes aigries habituées à voir, chaque année, le même flot blême d’étudiants, et entendre, à l’annonce des résultats, les mêmes cris de joies pour les meilleurs, et les pleurs des autres, ne dure finalement qu’un instant.

Tu entres enfin dans la salle. Toujours le même choc. Ces rangées de tables, trop de tables, alignées comme à l’armée. Toujours la même odeur d’examen, détergent et craie, feuilles de cellulose et bientôt à tout cela l’encre ajoutera son parfum capiteux. Au tableau, les heures d’entrées et de sorties sont prêtes. Quelqu’un s’est amusé à mettre des fleurs à la place des points sur les i. Cela te fait sourire jaune dans ce genre de circonstances.

Tu marches, éternelle somnambule, à travers les rangées, à la recherche de ta place. Ton domaine personnel pour les sept prochaines heures. Tu ne la vois pas, accoudées qu’elle est, petite souris grise sous le rideau anthracite, contre la fenêtre. Et pourtant, sans le savoir, tu viens peut-être de rencontrer la femme de ta vie. Tu t’assois, ton lebensraum est, comme à chaque fois, bien ordonné. Devant toi, plumes et crayons, à gauche tes brouillons et copies, à droite tes réserves en eau et nourriture. Un coup d’œil àa ta gauche, et tu vois enfin ta voisine. Petit, rousse, tâches de son sur le visage. Grosses lunettes épaisses qui déflorent sa beauté, mais c’est passe partout, question de se protéger, ou tactique pour paraître plus faible, qui sait ? Assise, elle regarde par la fenêtre, tandis que sa main droite joue avec ses cheveux, tournant et retournant encore et encore ses longs cheveux au point de les faire friser. Cela te fait sourire, ça te rappelle un historien, un ami, qui faisait exactement la même chose il y a quelques années. Tu la sens stressée, elle murmurait, comme toi dans la bus, le même mantra de la troisième déclinaison. Elle se tourne alors vers toi, au moment où ton visage c’est enfin décomposé pour prendre ses couleurs naturelles. Tu lui souris, et elle rougit. La petite souris grise, habillée d’un chandail plomb et d’une jupe qui tire sur le tartan graphite ou ardoise, répond doucement à ton sourire. Elle aurait pu passer inaperçue et toi, malgré tout, tu trouves dans cette petite souris aux épaisses lunettes cerclées noires, qu’elle pourrait être mignonne. Elle te ressemble, et en toi elle trouve un miroir. Complicité d’examen. Complicité du combat partagé. Complicité de deux âmes sœurs qui se rencontrent pour la première fois, dans une situation tout à fait impromptue.

La cloche sonne, tu es partie pour sept heures d’examens, mais à la fin, tu sais que l’une d’entre vous, elle ou toi, feras le premier pas.


Et si tu n’es pas bête, tu saisiras enfin ta chance petite princesse.

jeudi 27 novembre 2014

Lovely Indian Song

Devant la porte, elle m’avait demandé si j’avais envie de boire un dernier verre.
Elle ne voulait pas être seule ce soir, et moi non plus. Ma compagnie ou celle d’un autre, c’était du pareil au même. Peut-être.

Elle me fit donc entrer, pour la première fois, dans son immeuble. Une de ces vieilles bâtisses XIXème, tout de gris marbré et balustrades en fer forgé. La porte cochère, héritage d’un passé révolu, était en un bois lourd, épais. Elle donnait sur un patio en grosse dalle de pierres cabossées. Comme cet escalier vermoulu, lames de parquets branlantes, à tel point qu’elle m’indiquait là où il fallait poser ou ne pas poser les pieds.

Elle était belle dans sa robe d’été, blanche, fleurie de violet. Depuis le début, elle prenait les décisions, selon ses envies. Cela était étrange, presque effrayant, parfois, tandis qu’elle me souriait, mais pas désagréable. Non, elle ne pouvait pas être désagréable.

Elle montait à grandes enjambées élégantes, ses bas, clairs, protégeaient la finesse de ses jambes. Je rosissais presque tandis que mes yeux s’attardait sur le haut de ses cuisses, à la découverte de l’inconnu. Je n’étais définitivement pas digne d’un gentleman.

Un palier, puis un autre. Elle fouilla dans son sac, ce genre de gros sac mystérieux où on ne pouvait jamais savoir ce qu’elle rangeait. Elle me souriait, puis sortit un énorme trousseau.
L’intérieur de son appartement était comme j’aurais pu l’attendre. Clair, lumineux, et chaud à la fois. Aucune lourdeur dans les meubles très élégants, fins et racés. Elle m’invita dans son salon. Grande bibliothèque au mur, couverte de livres de poche plus ou moins en équilibre. Epais tapis au sol, dans lequel ses petits pieds devaient délicieusement s’enfoncer. Deux fauteuils et un sofa accompagnaient le tout.

Elle m’invita à choisir la musique, tandis qu’elle versait deux grands whiskies sur un lit de glace. Aberlour, seize ans d’âge. Madame avait du goût. Je farfouillais autour d’un gramophone valise, à la noire patine. Quelques disques étaient posés un peu partout, musique classique, musique sacré, jazz. Pour ce soir, c’est ce dernier qui s’imposait. Sans vraiment choisir, je ramassais une compilation des meilleurs tubes de Chet Baker.  Je sortis le disque, le posai sur la platine et lançai enfin la musique en plaçant la tête de lecture à sa place. Le tout se mit à tourner, au même rythme lent et tendre, légèrement grave, de la trompette du jazzman de l’Oklahoma.
Elle m’invita à m’asseoir d’un sourire. Comme si elle avalisait le choix. Elle me tendit le verre que je saisis, ses doigts restant quelques secondes de plus que la décence ne l’imposait contre les miens.

Je faillais rougir, et son sourire s’accentua. Pour me reprendre, j’avalais, presque de travers, une goutte de whisky. Parfait.

Les minutes passèrent, elle me regardait, toujours, relançant la conversation. Je me perdais dans le détail de son visage dessiné au trois quarts. Lèvres pleines, rouges, fossettes délicatement rosées, nez petit, légèrement mutin. Et de grands yeux bleus, qui contrastaient avec le jais de ses cheveux. La terre et la mer, réunis par la limite bronzée de sa peau, comme si son visage était une plage de sable blond.

Elle était belle. Pas jolie, ni désirable, mais belle. Parce que tout en elle était aussi harmonieux que le lancinant jazz qui passait à cet instant.

Elle était belle, et j’étais ferré. Définitivement. Sans même m’en rendre compte.

Elle s’approcha, lentement, très lentement. Ma respiration s’accéléra. Je pouvais presque sentir frémir le bustier de sa robe au même rythme de sa propre respiration. Lèvres légèrement entrouvertes sur l’albâtre de ses petits crocs pointus, elle s’avança et m’embrassa, tendrement, sur le coin de ma bouche. Geste aussi affectueux et tendre que celui d’une mère, mais aussi délicieusement excitant comme seule une amante savait le faire.

Je répondis à son baiser, lèvres contre lèvres, et puis se furent nos langues qui se cherchèrent, comme dans les films en noir et blanc que l’on voyait au cinéma.

Timide, je posais une main délicate, comme on l’aurait fait pour tenir un objet fragile ou un enfant, le long de son corps. La soie de sa robe était froide, mais en dessous son corps bouillait de passion.

Comme pour m’inviter à aller plus loin, ses propres mains vinrent se perdre sur les flancs de ma chemise. Glissant le long de mon torse, ouvrant peu à peu les premiers boutons qui révéleraient ma poitrine.
Je la saisissais plus fermement, le collant contre elle, profitant de sa chaleur, tandis que nous nous embrassions encore et encore.

Alors, tout dérapa, et je perdis presque le fil de mes pensées. Roulant, glissant et dérapant, nous nous retrouvâmes sur le tapis moelleux. Fièvre passionnée. Mes boutons valsaient tandis que ses doigts les arrachaient presque. Abandonnant, non sans regrets, ses lèvres, j’embrassais son cou, là, juste sous le creux de l’oreille, la faisant frissonner, puis toujours descendant, ma langue impudique dévorait ses épaules que mes mains dénudaient, puis le haut de sa poitrine.
Ses mains, terriblement froide, terriblement chaude, faisaient frémir mon sang et frémir ma poitrine.

A demi-nu, elle s’arrêta un instant, à cheval sur moi. Elle souriait toujours, ses cheveux noirs, détachés, flattaient ma peau. Lentement, elle déposa des baisers dans mon cou, sur ma poitrine, descendant toujours plus sur le bas ventre. Ses ongles, rouge sang, caressaient mon corps à petites doses délicates et frustrantes. Et puis, avant d’arriver à la limite de ma ceinture, elle se releva, fière, une main posée sur mon cœur. Amazone sauvage qui me tétanisait sous la puissance de ses yeux bleus, pour lesquels, à cet instant et à jamais, je me serai damné.

Alors, mutine, elle se lança dans un strip-tease non dénué de la même passion sensuelle que ses caresses. J’étais à sa merci, et elle prenait tout son temps pour abattre sa proie. Ses mains firent glisser l’attache de sa robe, qu’elle fit lentement, très lentement, trop lentement, passer par-dessus ses épaules. Elle révéla une poitrine haute et fière, protégée par un fin ruban de dentelle qui me semblait être, pour l’heure, une formidable forteresse à conquérir. Nue, elle l’était enfin, et elle fondait son regard dans le mien. J’en avais le souffle coupé. Elle n’était pas jolie. Elle était juste magnifique. Soutien-gorge, bas chair et petite culotte blanche avec un papillon rouge brodé n’étaient que des artifices pour exalter cette beauté si naturelle.

Elle était la maîtresse, et je n’étais plus que l’esclave. Et cela était d’autant plus terrible que je n’avais jamais été habitué à cette sensation, tandis que tout mon corps réclamait maintenant de la posséder, fermement, la retourner et lui faire l’amour avec une passion transcendante.

Mais ce n’était pas dans ses intentions, loin de là. Elle se releva, toujours au-dessus de moi. Et elle partit. Me relevant, je la suivais. Dans les couloirs, elle se dessapait lentement. Nouveau Petit Poucet qui en lieu de petits cailloux laissait une trainée de vêtements.
Sa chambre. Une chambre de femme. Grand lit aux draps lilas, comme son mur violine. Une penderie gigantesque, et un petit secrétaire en bois ancien qui faisait aussi office de table à maquillage.

Elle était à genoux sur les bords du lit, en équilibre. Complètement nue. Impudente effrontée. Elle souriait toujours. Je m’approchais d’elle. Elle leva sa main, la posa directement sur mon entre-jambe. Flattant ma virilité, son sourire s’agrandit. Son petit jeu, terrible petit jeu, m’offrait entièrement à elle.

Elle ouvrit mon pantalon, l’arrachant presque comme elle l’avait fait de ma chemise. Le blue jean vola avec mon caleçon. J’étais désormais aussi nu qu’elle, mais étrangement, je pensais que j’étais bien plus à sa merci qu’elle ne l’avait jamais été depuis notre rencontre. Et son sourire, son sourire rouge carmin, m’indiquait qu’elle le savait parfaitement. Panthère noire contre gazelle homme.

Elle commençait de jouer avec mon sexe, le caressant, le flattant, tendre et forte à la fois. J’étais tendu au point que j’avais peur de rompre, trop vite, trop tôt. Mais elle semblait experte dans ces petits jeux, elle faisait monter dans mon bas-ventre une marée, qui refluait immédiatement quand elle calmait sa pression, avant de reprendre, encore et encore, rythme immuable.

Et puis, après sa main, ce fut sa bouche. Sa langue jouait autour de mes abdominaux, mon nombril, mes cuisses. Feu et glace. Comme un bon alcool, fort, mais rafraichi par la glace.
Mouvement de tête, avant, arrière. Suçotant, dévorant, affamant. J’étais au bord de l’explosion salvatrice, mais ma dame n’en voulait certainement pas, pas encore.

Elle me repoussa. Se coucha sur son lit. Impudique, elle ouvrit grand ses jambes, m’invitant à venir conquérir à mon tour le creuset de sa féminité. Ma bouche embrassa ses mollets, remonta le galbe de sa jambe, puis sa cuisse. C’était maintenant à moi de la laisser frémissante et, plutôt que d’aller immédiatement dévorer ce qu’elle m’offrait, je jouais avec elle comme elle l’avait fait avec moi. Baiser salé. Mes mains, elles remontaient le long de ses côtes, arrivant sur sa poitrine, titillant délicatement entre deux doigts les deux pics de chairs offertes.

Caresses.

Encore et encore.

Trois mots. Les plus érotiques de la langue française. Caresses, encore et encore. Deux corps qui se découvrent. Tendre passion. Lutte délicate. 

Embrasser, enfin, l’antre des parfums odorants. Découvrir ces forêts inexplorées d’une jouissante fontaine. Boire au graal la jouissance d’une femme aimée.

Et elle, si forte, si fière, qui se pâmait, enfin. Murmure rauque de sa respiration qui se fait plus rapide, plus effrénée, tandis qu’elle aussi chevauche le ressac des plaisirs.

L’acmé n’est pas encore là. Il faut aller plus loin, toujours plus loin, grimper une à une les marches qui conduisent au paradis.

D’une caresse de sa main dans mes cheveux, elle m’arrête. Je remonte vers elle. Mon bas-ventre, frustré, en est presque douloureux. Mais maintenant nous sommes au diapason. Elle me guide vers son désir. Elle me conduit vers son plaisir. Elle éclair la voie de son amour.

Nos corps se mêlent, enfin. Peau contre peau, nous entamons une danse lente, un jazz tendre et grave à la fois. Nos coups de reines se répondent, rythme tranquille, passionné, fusionné.

Nous nous perdons l’un dans l’autre, nos yeux, grands ouverts, se coulant les uns dans celui de l’autre. Nous ne formons plus qu’un seul être, parfait, uni comme jamais un homme et une femme ne l’a jamais été.

Et sur ce même rythme éternel, immuable, nous montons enfin jusqu’au Septième ciel dans un feu d’artifice de couleurs et de sons.


Tendrement, repu, tandis que je la chevauche encore, elle m’attire vers elle. Elle m’embrasse, une dernière fois, délicatement, juste au creux de mes lèvres, baiser de mère, baiser de sœur, baiser d’amante. Elle me serre contre elle et je lui dis enfin ce qu’elle attend. Trois mots…

mercredi 26 novembre 2014

La Wicca

La cabane sentait la pisse de chat, le formol, et des odeurs que le Hunter ne voulait décidément pas connaître.

Debout, il regardait la femme, si tant est qu’on pouvait appeler femme cet amas de fourrures grises mitées d’où émergeait une tête globuleuse. Enorme cou qui prolongeait le tronc, tête ronde, yeux qui sortaient, gris, et regardaient de haut en bas le Fay comme l’aurait fait une grenouille dérangée dans sa mare. Des cheveux filasses, gris, rares à certains endroits de peau plus que tavelée, étaient entouré d’un bandeau aux motifs géométrique indien. Au-dessus d’elle, un corbeau empaillé regardé la scène, et le Hunter aurait juré qu’il baillait ou clignait de l’œil de temps à autre.

Cela ne le dérangeait pas au demeurant, les sorcières Wicca étaient toujours comme ça.
Il lui rendait son regard de ses grands yeux verts, comme s’il n’était pas pressé. Il ne l’était d’ailleurs pas, vue la lenteur de ses gestes quand il était entré dans la cabane, regardant dans la semi-pénombre les bacs de formol où barbotaient des bêtes étranges, les attrapes-rêves en os peut-être d’humains qui pendaient sans bruits, et le chat noir, maigre et famélique au contraire de sa robuste maîtresse qui avait feulé en le voyant arriver.

Il faisait toujours cet effet aux chats.

La sorcière le contemplait donc, fumant à grandes aspirations sur sa chicha. Le glougloutement de l’eau accompagnait chacune de ses inspirations, presque immédiatement suivie par un nuage de fumée qui s’exhalait de sa bouche. Son sourire édenté en contemplant le mâle Fay ne quittait jamais la pipe d’argent pleine d’une bave antédiluvienne.

Le temps passait. Les odeurs d’urines de bêtes se mêlaient maintenant à l’âcre fumée. Le Hunter se demandait s’il allait s’en griller une, mais on ne savait jamais avec les sorcières humaines où était le permis et où était l’interdit. Alors il se contenta de regarder, toujours bien droit, la vieille femme sans âge. Il n’était pas pressé. Pas maintenant. Pas au bout de plusieurs années d’une quête infructueuse.

Soudain, comme si elle sortait d’un songe, la vieille dame dit, d’une voix qui ressemblait à s’y méprendre au croassement du choucas.

« Ainsi donc tu cherches un nom jeune Fay ? »

Il failli sourire. Aucun humain ne lui donnait le nom de jeune. Certes, il semblait un gamin pour les humains, entre deux-âges, éternel jeun homme aux longs cheveux noirs légèrement bouclés retenus en un catogan. Ses grands yeux verts étaient sa grande fierté, tout comme son visage parfait qui charmait en un instant n’importe qu’elle femme de l’autre peuple. Mais chez les siens, il était banal et classique. Peau de marbre, menton carré et dur, sourire légèrement moqueur. Une bête fauve qui se savait dépassée par certains de ses collègues, et plus que largement. Mais ça, c’était en AutreMonde. Pas ici.

Sauf que cette wicca devait être encore plus âgée que lui. Peut-être même qu’elle avait connu la Chute. Si un jour il finissait sa quête, il reviendrait lui demander.

Mais pour l’heure, réfrénant sa nature profonde, plutôt lumineuse sauf quand il était au combat, il hocha simplement la tête.

« Et tu penses que la vieille Wicca qui connait les secrets de la Chute peut te donner ce nom ? »

« Oui Avatar de la Triple Déesse »

Elle sourit. Ce oui était franc. Et désespéré à la fois. Comme si le guerrier Sans Nom avait parcouru des éons pour en arriver à ce point, le dernier point de sa quête, et que s’il devait échouer ici alors il n’y aurait plus aucune possibilité pour lui de passer la Frontière de l’AutreMonde et entrer à Bordure.

Elle sourit, et lui aussi, de son rictus qui déchirait son visage et l’enlaidissait. Tous deux avaient compris le message. Néanmoins elle questionna :

« Et si jamais je n’ai pas ton nom ? Tu vas me tuer ? »

L’homme réfléchit un instant, haussa les épaules, et répondit, doux-amer :

« Cela ne m’aiderait pas dans ma quête Maîtresse Wicca »
« Bien…Bien…Alors tu espères que je vais te trouver un nom. Le feu ne t’a jamais parlé fils de l’AutreMonde ? »

« Vous le savez très bien. Sinon je ne serai pas ici. J’ai défié les flammes, j’ai mérité de connaître mon nom Véritable comme tous les fils de Faërie. Mais le feu ne m’a répondu, et il m’a envoyé en quête dans le monde des hommes. Je suis un Hunter. Un Quêteur de Nom. Car je suis Sans Nom »

« Le feu ne t’a pas répondu ? Ou plutôt n’étais-tu pas prêt ? Je sens quelque chose en toi Messire Sans Nom. Dévoile-toi. Entièrement. Car l’œil de la Déesse Mère ne peut aider que ceux qui se donnent en entier à son regard »

C’était absurde, il aurait voulu partir, quitter ce lieu étrange. Mais pourtant, quelque chose dans la voix de la femme-corneille lui disait que s’il parait, tout était irrémédiablement foutu. Alors, lentement, il enleva son grand cache poussière noir. Puis il dévoila son torse, glabre, musclé, et cette cicatrice sur le cœur, longue et fine, imperfection dans ce corps parfait étoile qui ressemblait à un mauvais coup de couteau ou à l’impact d’une balle. La vieille siffla. Moqueuse ? Admirative ? Ou effrayée ? Il s’en foutait, elle n’était qu’humaine.

« Une Fêlure…Et bien tu es gâtée mon bel ami. Ce n’est pas un nom que tu veux n’est-ce pas ? Mais deux. Le tien. Et celui de celle qui fermera cette blessure ancienne et toujours vive. Tu es un cas désespéré Sans Nom. Le sais-tu ? Oui en fait tu le sais, pas besoin d’essayer de hausser les épaules et de me prendre pour une simple humaine. Sauf si tu en as besoin. Heureusement, la Wicca peut peut-être t’aider…La vraie question est de savoir ce que tu comptes lui offrir en cadeau… »


Elle claqua de sa langue. Le sourire de la vieille édentée aux yeux globuleux se fit plus grand, aussi large que la bouche d’un crapaud dévorant sa proie. Si le fay avait connu le froid, il aurait certainement claqué des dents…

mardi 25 novembre 2014

Ce goût doux-amer

 Ce goût. Unique. Mélange à la fois doux et amer. Comme un café sucré dans un bar miteux. Comme une San bitter Rosso. Comme un poulet sauce Aigre-Douce de chez Uncle Bens.

Ce goût, qui reste sur le palais. Encore et toujours. Malgré a fumée, malgré l’alcool, malgré la bile. Il aurait pu se décaper la trachée à l’acide, il ne l’en oublierait pas moins.

Ce goût qui reste. Même s’il lave, encore et encore, les draps de tissus chamarrés. Là où son parfum s’est déposé, au plus profond de la laine de ses pulls, au plus profond de la toile de ses blue jeans, au plus profond du col de ses chemises jamais complètement repassées.

Il se souvient, encore et encore, de ce goût doux amer qui brûle toujours ses lèvres, là où ses baisers, à elle, se déposaient alors. Là. Juste dans le coin. Mutine, frustrante, et espiègle, comme son petit sourire imperceptiblement taquin.

Il oubliera peut-être un jour son visage, ses traits, tandis que les charmes du temps embaumeront ses souvenirs. Mais il est certain que jamais, ô grand jamais, il n’oubliera ce petit sourire délicieusement narquois, à peine plus railleur qu’il ne l’aurait fallu, et toujours aussi frais et vivifiant que son rire de gamine.

Des petits détails, infimes, qui restent encore accrochés, souvenirs doux amers, dans des recoins les plus écoulés de ses souvenirs. Ou dans les recoins les plus tordus de son appartement. Au détour du miroir, tandis qu’il se regarde le matin et voit qu’elle n’est pas là, en train de se brosser les dents ou se maquiller. Dans la salle à manger, et ses deux chaises qui se regardent, face à face, chien de faïence suédois où l’une des deux ne sera plus jamais là. Au plus profond de la chambre à coucher, sur ce matelas, là, à gauche, où sa chair a définitivement marqué son empreinte d’une manière imperceptiblement intangible, pour l’éternité.  

Il a beau essayer de s’en séparer, malgré ses efforts, quelque chose, toujours, le ramène à elle. Des yeux croisés dans la rue qui ressemblent à s’y méprendre au sien, la fragrance de son parfum tandis qu’un corps qui n’est pas le sien dans la danse indélicate et lascive du métro, le claquement sec des talons sur le parquet du couloir qui le réveille tous les matins.


Il sourit, doux amer, en buvant son café trop sucré. Elle ne l’a jamais aimé, ce café. Au déjeuner, il a avalé un plat de poulet aigre-doux, et il achèterait bien, pour ce soir, une San bitter.  Boire, manger, vivre. Pour se rappeler. Pour faire la paix. Pour tout oublier. Sauf ce petit goût doux amer. 

lundi 24 novembre 2014

Trop parfait pour être humain

« Tu vas partir, n’est-ce pas ? » Demandais-je

Il était en train de rouler une sèche. Je le regardais, paupières mi-closes, tandis que ses doigts fins s’agitaient avec une preste dextérité sur le papier. Il sortait le tabac d’une petite boîte couleur argent. Il en prenait une pincée. La plaçait dans la feuille de maïs. Pas de filtre. Un roulement dans un sens. Un autre. Sa langue passait rapidement sur la bordure. Et il fermait le tout. Une fois en lèvre, il l’allumait rapidement à la chaleur de la petite flamme bleue gaz qui émanait de ses doigts.

Mage Fay. Je venais de coucher avec un putain de mage Fay. Et j’étais comblée.

Je le regardais toujours. Mes doigts passaient le long de ses côtes, remontaient doucement vers ses pectoraux légèrement dessiné, se perdaient autour de l’aréole de ses tétons rendus pointus par le froid. Corps imberbe d’éternel adulescent.

Il fumait toujours. Le bout incandescent brillait tandis qu’il tirait sa latte. Puis il recrachait une nuée de vapeur bleue gris. Et il recommençait. Prenant tout son temps. Mécanique bien huilée d’un fauve sauvage. Comme quand il me faisait l’amour à m’en faire perdre la raison. Putain de Fay.

J’étais paumée. Seule et paumée. Perdue sur le bord d’une route sans fin. Et il était arrivé. Comme tous les autres. Il roulait sur une grosse Harley rouge. Le genre de moto où on était bien calé dedans, bras très haut et assise basse. Il m’avait regardé derrière ses lunettes fumées type aviateur. Et moi, je lui souriais. J’essayais de le convaincre par ce petit geste de me prendre, moi et mon gros sac. Il avait allumé une sèche, mécaniquement, après avoir enlevé son bandana qui le protégeait des poussières du grand désert. Et il avait fumé, me regardant de haut en bas.

Jean troué qui tombait sur les reins, retenu par une fine ceinture de cuir entrelacé. Bas-ventre laissé nu, révélant ma peau bronzée et le petit piercing qui trônait fièrement dans mon nombril. Chemise moulante, presque indécente, qui ne protégeait en fait que l’espace de mes seins révélés par une gorge plus qu’approfondie. Yeux verts et cheveux roux, comme une sorcière. Sulfureuse, je l’étais. Infernale jeune beauté perdue, ingénue qui fuyait quelque chose ou quelqu’un. Le genre de petite poupée fragile à l’extérieur, et démoniaque une fois au lit. Le genre de fille que n’importe qui a envie d’aimer, et généralement qui se laisse aimer par des gros loosers puant la bière, violents parfois, rustres bien souvent, amant parfait jamais.

Le Fay, lui n’était rien de tout ça. Mais il m’avait emmené, comme les autres, après un temps qui m’avait paru bien long.

Il m’avait emmené. Au soir tombant, on s’était arrêté dans un crade motel. Il m’avait dévisagé pendant tout le repas, avalant rapidement son steack et ses pommes frites. Mains croisées, il me regardait comme on regarde un chaton jouer pour la première fois avec une balle. Et son regard, ses grands yeux verts pailletés d’or, étaient diaboliquement dangereux. Il me faisait rougir. Je croyais qu’on ne pouvait pas rougir autant sous la caresse des simples yeux d’un homme, qu’il fallait se retrouver au lit avec lui pour se retrouver comme ça. Le laisser me monter et me prendre passionnément au point que j’en rende grâce. Je croyais ça, jusqu’à ce qu’il me fasse l’amour.

Et il m’avait fait l’amour. Le soir même. Comme je l’espérais. Et pourtant, malgré le feu du volcan qu’il avait insufflé dans le moindre recoin de mon corps, il était resté, lui, d’une froideur de marbre. Presque mécanique, patient chirurgien qui ne cherchait même pas son propre plaisir, contrairement à tous les autres. Sa bouche, ses mains, son sexe dur comme de l’acier m’avait fait jouir encore et encore. Il m’avait transporté sur un océan de plaisir, transformant sous sa poigne experte mon plaisir en un tsunami de vagues de bonheur. Comme tous les Fays.

J’en avais perdu la notion du temps même. Ou plutôt, il m’avait ramenée au temps primordial. Celui où les secondes, les minutes et les heures ne voulaient rien dire. Ni passé. Ni futur. Seulement le présent.

Contraire opposés. Froid de marbre de sa peau contre la chaleur bouillonnante de mon corps porté au paroxysme du plaisir. Ses doigts avaient longuement joué dans mes cheveux, puis sur ma peau, tandis que ses baisers glacés brûlaient ma peau là où ses lèvres délicates se posaient. Ses longs cheveux noirs, au catogan défait, caressaient au même rythme que ses mains mon visage, tandis qu’il me prenait avec une puissante douceur.  Il parcourait mon corps, le malaxait tel de la cire, il me faisait sienne. Sa langue, indiscrète petite langue, avait dardé des javelots de plaisir sur mes seins, mon ventre, et mes cuisses. Ses mains s’étaient perdues dans la moindre parcelle de mon corps, et toujours revenaient sur le symbole de ma féminité, mes petits seins,, ronds, fermes, dressés vers le ciel ou l’enfer.

Et puis il m’avait prise. Délicat et ferme à la fois. Il avait ondulé en moi en un rythme immémorial. Et mes reins avaient répondu à ses assauts, dansant au même rythme que ses coups de boutoirs. Il m’avait prise. Tendre et rude. Il n’avait pas parlé. Je hurlais de bonheur. Moi, les yeux mi-clos, je voyais son visage marmoréen au-dessus du mien. Lui avait ses yeux grands ouverts vers un vide inconnu.

Je l’avais chevauché, m’empalant de moi-même sur ce sexe toujours dressé. Avide de toujours plus de plaisir. J’étais devenue une gloutonne qui ne cherchait que sa jouissance. Encore était le mot le plus érotique que je connaissais. Encore et encore il me comblait comme jamais je ne l’avais jamais été. Encore et encore. Encore et encore. Encore et encore.

Apogée du plaisir. Il avait aboli le temps et l’espace dans cette chambre de motel. Les draps avaient valdingués. Les coussins avaient volé. Le lit même en était bouleversé. Je ne voyais plus que lui, paupière mi-close, tandis que ses ondulations de serpent se faisaient plus vives, plus véloces, plus alertes. Il me regardait toujours de ses grands yeux verts. Et soudain, dans un dernier spasme glacial, au diapason de ma propre jouissance volcanique, il se répandit dans un feu d’artifice qui nous laissa tout deux pantelants. Pour la première fois, je sentis qu’un Fay pouvait être presque humain. Et une humaine pouvait être Fay. Un unique instant.

Je le regardais. Après l’amour, il ne dormait pas. Il regardait simplement le mur du fond, ses yeux grands ouverts sur une réalité que je ne pourrais jamais saisir. Et cela me glaçait, après la chaleur de nos ébats. Il fumait, tandis que ma main le caressait, passait sur son torse aussi imberbe que ses joues. Il était nu. Ses muscles saillaient. Durs et froids comme la caresse d’une lame d’acier. Quelque chose d'étrange se trouvait sur cette poitrine, cette petite blessure, trace rouge imparfaite sur ce corps bien trop parfait, petite étoile, comme un impact...de balle. Ses yeux pailletés de fauve étaient aussi félins que chacun de ses gestes, sans jamais ciller. Un lion perdu dans la savane. Il portait bien le nom qu’il m’avait donné, Hunter. Il était la plus grande bête fauve Fay que j’avais jamais croisé. Et Il était beau. D’une beauté diabolique. D’une beauté sacré. Le genre de beauté que le commun des mortels ne pouvait jamais saisir. Et pour cela, je le détestais plus que tous les autres.

Je le regardais, et, timide, comme jamais je ne l’avais été, je demandais :

« Tu vas partir, n’est-ce pas ? »

Il ne répondit pas. Se contentant de rouler sa cigarette. Je me roulais dans les draps, mutine. Essayant de quémander ce qu’il m’avait si abondamment donné. J’étais troublée de mon propre geste. Un baiser. J’avais envie d’un baiser. Et, contrairement à tous les autres, il me le donna. Mais comme on donne une caresse à un enfant méritant, ou à un chien qui vient de réaliser le tour qu’on attendait de lui.

Après la passion, la rage. Je lui en voulais. Il ne m’avait toujours pas répondu. Et je lui en voulais. A mort.

Putain de Fay. Il croyait tout avoir. Avoir tous les droits. Putain de Fay. Je vais le tuer. Je me retourne vers le bar. Il semble dormir. Dessus, il a posé un bac à glace. A ma demande. Je ne vois que le pic d’acier noir qui trône fièrement au-dessus de la bouteille de mauvais vin californien. Je saisis le pic. Je me retourne vers lui. Je ne vois que son visage, son torse puissant inspire et expire, calmement. Je me relève, à califourchon par-dessus lui. Ma main projette un geste. Bien haute. C’est si facile. Un coup, un seul, et il est mort. Je suis prête à frapper. Il va crever. Comme tous les autres. Comme tous ces putains de Fay qui m’ont pris l’homme que j’aimais. Je frappe.

Sa main, aussi rapide que celle d’un serpent, saisit au vol mon bras.

« Pourquoi ? »

Sa question me prend au dépourvu. Je tremble. Ne sais que répondre. Il a les yeux grands ouverts. Il me tord le bras. Ses lèvres, ses si belles lèvres, sont déchirées par un terrible rictus. Je force, je sens mes muscles se froisser, mes ligaments tirer, et mes os prêts à rompre.

Son autre main, vive, saisit quelque chose sous le coussin. Et soudain, je sens un terrible feu glacial dans mon corps. Il a frappé, très vite. Trop vite.

Je ris, tandis que je sens ma vie me quitter, doucement. Il me dépose dans le creux du lit. Il me regarde, tendrement. Hunter. Ce n’était pas un nom. C’était sa fonction. Tueur. J’avais tué ses frères, qui avaient tué le mien. La loi du Talion. Je quémande une cigarette. Il me la roule, la pose entre mes lèvres. Sans haine. Sans rancune. Depuis le début il savait tout. Putain de Fay. Au moins, je mourrais après avoir pris mon pied. Une dernière fois. Les Fays sont des parfaits amants.

Mes paupières se font lourdes. Il me berce de son regard. Et, doucement, je m’endors. Et je rêve, je rêve d’un paradis blanc où les yeux amusés de mon frère me regardent, tandis qu’il me tend la main. Et le Fay, dans la petite chambre, me sourit tandis que je pars. Un seul regret, ne pas avoir compris ces êtres parfaits.



Trop parfaits pour être humains.

dimanche 23 novembre 2014

Chabadabda ou l'amour tout en douceur

Il se réveille en sursaut. Une fois de plus, il a rêvé d’elle. Cette préférence à lui, insaisissable. Cette femme qui l’attire irrémédiablement par sa grâce, mais qui ne sera définitivement jamais sienne. Et c'est autant mieux. 

Inconnue délicate, papillon éphémère d’un rêve. Il a encore l’impression de sentir l’encre de ses yeux couleurs menthe à l'eau se poser sur lui. La tendresse de sa main glisser le long de sa joue râpeuse.  Le velours de ses lèvres déposer un chaste baiser au creux de son sourire.

Il se lève, triste, sortant, hagard, de ses draps enroulés. Il se lève, ouvre la fenêtre et inspire l’air pur. Chasser les mauvais rêves, chasser les embruns d’alcool, chasser ces tristes pensées.

Dehors, l’aube rose lutte contre les derniers reflets de la nuit noire. Instant délicat où le camaïeu nocturne se transforme, comme par magie, en une myriade de mots bleus qui se dorent de plus en plus, en passant par toutes les notes de carmin.

Il inspire, expire. Il essaye, encore une fois, de raisonner. Pourquoi est-ce qu’elle le hante ? Le cœur a ses raisons que la raison ignore. Putain de citation. Si facile. Si incomplète. Si erronée.

Elle n’a jamais rien fait pour qu’il se méprenne, pour qu’il ose espérer, pour qu’il ait envie de croire à des lendemains qui chantent.

Non, il n’aimerait même pas chercher des mots qu’on dit avec les yeux, de peur du ridicule, d’être parfaitement futile et suranné. Jusqu’à en finir par être malheureux, de sa propre inconstante bêtise. De peur de se blesser, une fois de plus. Se brûler les ailes.

Il prend un papier. Un stylo. Des mots futiles de ce rêve. Essayer de décrire ces sensations fugitives déjà disparu dans les brumes de son sommeil.

La plume mord de ses crocs noirs d’encre la cellulose, imprègne de ces pensées passagères, de ce rêve éphémère et délicat, aussi inconstant que l’a pu être Ernest. Il écrit ces mots, sans jamais savoir qui les lira. Qui les comprendra. Qui le tiendra, un jour, tout contre son sein.

Et ne le quittera pas.

Il l’a décrit. Elle n’est pas très grande, de près ou de loin. Elle se tient sous un porche gothique de pierre grise. Elle se tient, droite, tandis qu’il l’approche. Ses cheveux longs, qui tirent entre le châtain clair et le blond vénitien,  tandis qu’un rayon de soleil les éclairent dans une coulée bronze. Son visage, pâle comme le marbre, et qui tranche avec le carmin de son rouge à lèvre qui barre ses traits d’un énigmatique sourire. Un nez busqué, aussi mutin que ses yeux noisette aux paillettes d’or. Elle est belle, si belle cette délicieuse inconnue.

Pourquoi ? Pourquoi l’homme doit il rêver de l’impossible alors que la raison le pousse à vivre dans une solitude, cette solitude qu’il aime tant. Etre seul. Pouvoir vivre comme bon lui chante, quand il veut, où il veut. Partir sur un coup de tête à l’autre bout du monde, ou dans la rue et se perdre, définitivement.

Marcher pour se perdre. Marcher pour se dérouter. Marcher pour perdre l'ensemble des sensations et des sentiments. 

Marcher dans ces allées pleines d’une foule compacte dans laquelle on se sent unique. Marcher dans cette masse dégoûtante, de sons, d’odeurs, de touchers parasites.


Marcher pour les retrouver. Quand il s’est bien perdu. Retrouver ces amis, ces parents, ces gens qu’il aime et qu’il adore. Sans jamais pourvoir leur dire. Aimer leurs qualités et aimer leurs défauts. Sans jamais qu’ils le comprennent réellement. Aimer. Sans être sûr qu’il n’arrivera jamais à combler tous ces espoirs débiles d’une vie peut-être meilleure. Aimer sans que, finalement, ils se rendent compte de qui il parle au travers de ces mots délicieusement désuets. 

vendredi 21 novembre 2014

Billy Bones ou le Lys d'une vallée perdue (fin)

La nuit était froide dans le pré où on avait retrouvé Daisy. Sarah se tenait là, debout, tenant fermement la petite fille qui avait voulu rester avec une volonté farouche. Le petit groupe avait réveillé Mallone, l’adjoint du sheriff. Il portait toujours son uniforme bien plié, mais semblait fatigué, ses joues ombrées de noirs et ses cheveux blonds légèrement ébouriffés indiquaient le manque de sommeil. Il avait été difficile à convaincre, et Sarah se demandait si le Fay n’avait pas usé d’un de ses charmes, de son Glamour, la magie de Faërie, pour l’amener à oublier la sacro-sainte Loi qui dirigeait sa vie. A moins que ce ne fusse sa grande probité, et le fait qu’il savait que Billy Bones sortirait son homme de toutes les prisons possibles, qui l’avait convaincu de les accompagner après avoir levé un jury populaire. Réveiller le juge n’avait pas été une mince affaire. Mais il était aussi probe et droit que le jeune homme, ce bon vieux Allen, et même si la procédure était cavalière, quelques minutes avec le Hunter l’avaient convaincu. Et puis, tout le monde savait qu’il ne pouvait pas supporter Billy Bones. Rapport à sa sœur.

Les phares allumés des pickups éclairaient la nuit d’une lumière irréelle. Leur éclat blanc étourdissait Scud. Ce dernier se tenait, avachi, devant un arbre autour duquel une longue et robuste corde de chanvre avait été fermement accrochée. Le Hunter était appuyé contre le grand chêne, son stetson légèrement remonté dévoilant son visage à moitié éclairé par les lumières artificielles. Cela lui donnait un côté lugubre, avec ce petit rictus qui brisait ses traits agréables. Mallone venait de finir sa lecture. Un sanglot pris le gros homme apathique, tandis qu’il montait, comme une marionnette, sur la chaise de bois vermoulu qui craqua sous son poids. Fluide, le Fay s’avança et, d’un coup de pied, enleva les appuis de l’assassin. Scud gigota un instant tandis que son cou craquait comme une bûche dans un feu.

C’était fini.

Quelques uns des hommes présents se signèrent. Un seul, en se détournant du Fay, cracha en croisant ses doigts. Signe ancestral qui protégeait du Malin. On en aurait fait de même pour moins, dans cet univers sombre et violent, où les six coups étaient jamais loins des bibles. Mais Sarah se demandait qui était le plus diabolique entre le mort et son bourreau, tandis qu’un bras chaud se posait sur son épaule. Le bras de Mallone. Promesse d'avenir. Mais pas de suite. Pas encore. Il fallait d'abord rentrer.

Sarah tremblait encore un peu. Elle essayait de rouler sa sèche. La nuit était bien avancée, Lilly, elle était couchée sur un pouf, emmitouflée dans un gros cardigan de laine et serrant tendrement sa poupée de chiffon. Elle ne semblait pas traumatisée par les évènements de l’après-midi et de la soirée. L’adjoint du Sheriff, Mallone, venait de coffrer Scud. Mais ce dernier n’était déjà plus qu’un légume, un être tremblant qui bavait en hurlant des folies. Et c’était terrifiant pour la jeune femme, même si une part d’elle comprenait et acceptait le sort de cet être de violence et de morts. Elle regardait par coups d’œil Mallone qui se grattait le crâne, dehors, en discutant avec le Hunter. Ce dernier avait sorti quelques papiers officiels de sa poche, et avait réussi à convaincre l’adjoint du bien fondé de sa quête. Le Sheriff principal n’étant pas là, l’intègre jeune homme pouvait accepter, au moins, même s’il n’était pas ravi qu’on marche sur ses plates-bandes.

Il entra avec le Fay et s’approcha de Sarah, toujours occupée à rouler sa cigarette fripée. Il lui tendit un papier, rougissant à demi quand leurs mains se touchèrent. La jeune femme était heureuse du peu de lumières dans le motel, parce qu'elle savait que son visage aussi s'embrasait. Sarah n’avait jamais été aussi proche de ce grand blond à la mâchoire carrée, impeccable dans son costume aux trois plis réglementaires. Un homme sur qui on pouvait compter, doux et rassurant. Et pourtant un gouffre profond les séparait. Balbutiant, il indiqua à la jeune femme l'endroit où il fallait signer le procès verbal. Il expliqua aussi en un demi jargon policier qu’en cas de procès elle devrait témoigner. Elle saisit son stylo, et Mallone, inconsciemment, ne le relâcha pas assez vite. Pour ne pas montrer son trouble, Sarah signa d'un trait vif. Puis, pour éviter de montrer son propre trouble, elle rendit immédiatement le procès-verbal à l'homme qui la dévorait des yeux. L’adjoint fini par se détourner et partit, raide. La jeune femme le regardait s'en aller, sa clope à demi-consumée. Est-ce que la pendaison de cette nuit avait changé quelque chose à leurs rapports ? Sarah ne savait pas si elle devait exulter. Tout le long du retour, Mallone avait serré sa main en conduisant habilement, tandis que le Fay ouvrait la voie avec son énorme Harley rouge comme le sang. Et puis, revenu en ville, l’adjoint du sheriff avait bafouillé avant de relâcher cette douce étreinte, à contrecœur, tout comme Sarah aurait voulu que cette main ne quitte jamais la sienne.

Elle n’arrivait toujours pas à finir sa sèche, troublée par le jeune homme qui venait de partir, par son propre manque de réaction devant la pendaison. Elle savait que c’était que justice, mais là, maintenant, elle était totalement absente, déconnectée de la réalité. Le Fay était assis, non loin de la petite fille, sa petite fille, et la regardait, en roulant une clope, puis une seconde. Il la regardait depuis le début, de ses yeux, ses grands yeux verts qui semblaient s’amuser de tout. Mais aussi capable d'être plus froid que la glace quand il fallait user de violence et tuer. Il se leva, souple comme un félin, et sans bruit s’approcha en tendant à la jeune femme une de ses sèches en papier de maïs. Elle la prit des mains, plutôt que continuer à jouer avec sa bouillie de cigarette. Elle ne fut même pas surprise quand, au lieu d’un Zippo, il lui présenta un doigt où une petite flammèche brûlait, bleu gaz.  Un homme capable de tournebouler les esprits pouvait aussi bien user d’un peu de magie naturelle non ? Elle le remercia d’un hochement de tête, tandis que lui-même allumait sa clope et prenait une grande inspiration. Il avala, cracha une bouffée, puis une seconde, essayant de faire des ronds presque parfaits. Et puis, il dit, comme si c’était d’une banalité naturelle :

« Je suis content que tu sois restée, avec Lilly. C’était important pour elle. De comprendre ce qui était arrivé à sa mère. Et de voir comment on punit ceux qui font le mal. »

Surprise, Sarah mit un temps à répondre, sans même réfléchir à cette notion de bien et de mal décrite par le Fay :

« Depuis le début…Tu savais tout ? »

Il rit, d'un rire étrange, lointain, et qui ne prêtait nullement à sourire, comme pouvait le faire une mauvaise blague, avant d’ajouter :

« Vous ne vous ressemblez pas. Et tu le sais très bien. Une humaine et une Fay.  Ne sois pas coupable, elle en avait réellement besoin. Pas besoin de se venger, de tirer le prix du sang, mais de voir ce à quoi les actes mauvais conduisent généralement. Pour les humains ou les gens de notre race. Et toi aussi tu en avais besoin, c’est pour ça que tu ne ressens aucune culpabilité ni plaisir.Même si un doigt de whisky te redonnerait des couleurs. »

Il semblait pensif, la regardant se servir un verre comme si c'était lui le gérant qui la poussait à la boisson.

« Tu as été très courageuse. Je veux dire, pour une humaine. C’est bien qu’une petite fay soit éduquée par une femme aussi forte que toi . Vous formez une belle petite famille. »

–Tu l’as dit, j’en avais besoin » de la mort de Scud ? ou du whisky ? elle ne savait pas trop tandis qu’elle parlait, hésitante. « Pour Daisy. Mais ça ne m’explique pas pourquoi tu savais tout. » Soudain, Sarah sembla comprendre quelque chose, et en fût immédiatement si terrifiée quelle dit d'une voix blanche « Tu es venue pour elle ? Pour l’emmener à Bordure ? »

–Je suis un Hunter. Je vais là où les Fays souffrent. Mais je ne prendrai pas ta fille. Surtout depuis qu’elle t’appelle maman. Si tu veux venir à Bordure avec elle, je peux vous mettre sur la route. Mais si ton souhait c’est de rester ici et de faire du gringue au beau sheriff, tu peux rester. C’est un homme droit. Il fera de toi une femme heureuse et Lilly pourra grandir en paix dans une famille qui l’aime »

Le cœur de Sarah manqua un temps tandis qu’elle avalait de travers la gorgée de whisky. Etait-ce si évident ? Même pour un étranger ? Elle rougit encore plus, et, crachotant à moitié la boisson, elle reprit son souffle avant de boire une longue traite d’alcool. Cela brûlait, mais au moins, lui redonnait une certaine contenance. Elle porta une sèche à ses lèvres, tandis que le Fay la regardait, toujours aussi amusé. Effrayant contraste entre ce joli sourire et le rictus terrifiant qu’il avait pris en soumettant à sa volonté celui qu'on pouvait désormais appeler feu Scud.

« C’est si évident que ça ? Et toi Hunter » elle ne connaissait pas son nom et son titre valait bien un nom « Personne en vue ? »

Ce dernier haussa les épaules, sans aucune gêne. C’était limite de bonne guerre.

« Non. Malheureusement, nous les Fays, on ne découvre généralement l’amour qu’au moment où s’y attend le moins. On m'a dit qu'on se sentait un peu comme un gamin qui verrait la première fois la mer en y allant. Et pour le moment cela ne m’est pas arrivé. Contrairement à toi Miss Sarah. Tu devrais réfléchir.

– Pas avant…Pas avant la fin de cette histoire. Pour Daisy, tu comprends ? »

–J’ai des amis tu sais. Un peu partout. Dis leur que tu viens de la part de Sans Nom si un jour tu veux traverser la frontière. »

Il n’en dirait pas plus, cela se sentait. Un ange passa. Alors Sarah posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment, depuis que le Fay était arrivé dans sa petite routine coutumière :

« Dis…C’est comment la Bordure ? »

Le sourire de Hunter se figea à moitié, ses paupières se baissèrent cachant la lumière de ses yeux dans la pénombre du hall, comme un homme qui se rappelait des souvenirs d’un temps ancien, nostalgique. Et puis soudain, comme à son habitude, de
pour ce que Sarah en savait, il commença de parler de sa voix maintenant douce et calme. Tel un conteur il décrivit la terre au-delà du Monde…


Au petit matin, alors que l’aube pointait, Sarah s’était endormie serrant tout contre elle la petite fille. Sa petite fille. Le Fay sourit, et puis, tendrement, il posa sur la mère et l’enfant une couverture, avant de partir chevaucher sa monture qu'il ne démarra qu'une fois certain de ne pas réveiller les deux belles endormies.

Billy Bones fulminait, en peignoir. Sa femme, sa triste femme, sèche comme une vieille bique, ses cheveux bruns parsemés de fils d’argents, le toisait de ses yeux gris qui semblaient pétiller de ses malheurs. Comme une chouette pouvait s'amuser du mulot avant de le frapper d'une mortelle sentence. Il lui aurait bien fait ravaler son sourire par quelque chose de cinglant, mais cela l’aurait réconfortée de savoir qu’elle l’avait mis hors de lui. Et le pire, c’est qu’elle le savait. Dix années de mariages pour ça, une guerre perpétuelle entre eux. Épouser une veuve revêche avait été la pire erreur de Billy, même si ça lui avait amené assez d’argent pour transformer sa vie de petit politicard corrompu qui avait un peu trop chauffé les pieds de ces misérables Fays. Une autre vie.

Et maintenant il était rattrapé par cette autre vie. Il n’aurait jamais dû garder Scud, à bien y penser. Mais au moins il en était débarrassé, avec ses manières de rustres. Il fallait au moins voir un peu de positif. Peut-être qu’Allen avait fait tomber une tête, mais le cœur de l’hydre, Billy Bones, était encore en vie. Sa réponse se ferait un autre jour, froide, sanglante et rapide. Plus tard. Les autres n’avaient rien sur lui. Pas encore du moins pour que le tout soit enterré le temps de filer refaire une nouvelle vie à l'Ouest. Et puis il avait toujours un ou deux cadavres dans ses placards si on le pressait trop. Sa réponse se ferait un autre jour, froide, sanglante et rapide. Plus tard.

Pourtant, quelque chose le tourneboulait dans ce petit déjeuner, dans la grande salle toute en chêne de son ranch à l’ancienne, vibrand homme à cette période avant la Chute. Il avait longuement étudié de vieilles photos en noir et blanc pour réaliser ce qu’il appelait son American Dream. Alors que ce qu'on appelait autrefois "Amérique" n’existait plus depuis tant d’années. Grande table en bois rustique polie avec amour par un des meilleurs artisans menuisier qu’il avait pu trouver. Un type qui avait tracé tout un système d’arabesques dans ce bois dur avec un art consommé du biseau et du ciseau. Vieilles peinture à huile représentant d’héroïques cow-boys luttant au pied de la bannière étoilée côtoyaient quinquets à gaz rétro et autre froufrous de dentelle blanche. Sans compter la bonne flambée accueillante, rouge et chaude, qui illuminait le chêne laqué et lui offrait une onctueuse couleur caramel, le genre de celle qu’on voyait sur les marshmallows délicieusement grillés à point. Le reste, c’était la maison typique du Far West, arme à feu huilées et graissées avec soins pendues aux murs et autres petits napperons de dentelle piquetée, la seule chose que sa maudite femme savait faire de bien, avec la cuisine. La preuve le petit déjeuner de ce matin, pancakes cuits juste ce qu’il fallait, blond comme l’or, recouvert d’un beurre juste frais baratté. Confiture maison pour toaster. Jus d’orange et café noir pour faire passer cette nourriture riche qui avaient fait plus que largement gonflé le propriétaire des lieux. Étrange que sa femme soit aussi sèche et maigre, tout en étant si habile cuisinière.

Tant d’années d’efforts réduites à néant par l’arrivée d’un seul homme. Enfin un moins qu'homme. Un Fay. C’était ça qui chagrinait Billy Bones. La peur. Irrationnelle. La terreur qu’un seul petit Changelin use de sa magie sur lui. Et le fasse finir comme cet abruti de Scud. Mourir. Tout perdre. Alors qu’il avait tant besoin de ce luxe. Qu’il avait tant lutté. Pied à Pied. Pour en arriver là où il en était. Tout ce beau et long travail pénible remis en cause par un putain de Fay qui venait de nulle part. De ce putain d’AutreMonde. De cette putain de Bordure. L’enfoiré, s'il l'avait eu sous la main il l'aurait fait souffrir, lentement, comme il avait fait souffrir tant de ses frères dans la Grande Ville. Dans une autre vie.

La peur se mêlait à la colère. Billy Bones ne laisserait rien au hasard. Il ne laissait jamais rien au hasard. La mort de Scud était arrivée très vite. Ses hommes étaient allaient suivre discrètement toute l’affaire. Il se chargerait de ce salopard d’Allen, de ce petit con de sous sheriff et de sa catin qui gérait son motel minable plus tard. Il savait que le Fay était parti à l’aube, et qu’il allait arriver. Aussi sûr que le sourire narquois de sa femme venait de cette même connaissance. Dire qu’il avait cru pour arriver à l’aimer un jour cette salope. Il n’arrivait pas à soutenir son petit sourire. Alors il cracha :

« Qu’est-ce qu’il y a chérie ? » drôle de petit nom alors qu’il s’en moquait éperdument, mais les convenances étaient tout dans ce petit milieu.

–Oh rien Darling. Je me demandais si ça faisait mal de se faire pendre. Qu’est-ce qu’on ressent à cet instant où on arrive plus à respirer, tandis que nos jambes gigotent bêtement dans le vide » la salope, pourquoi ne l’avait-il pas tuée ? l’amour ? Il n’aimait rien plus que lui-même. « Vous pensez que Scud a connu la douleur ? Ce gros porc a surement mérité son sort. Dommage que j’ai raté ça »

–Cela n’aurait pas été convenable darling.

La voix de Billy, maîtrisée avec difficulté, était un sifflement rocailleux

« Oh dear. Un rustre pareil. Ce qui ne serait pas convenable ce serait que vous finissiez comme lui, sans avoir déjeuné du moins. Vous savez que les morts par pendaisons bandent fougueusement ? Peut-être que je vous verrai plus excité que vous ne l’avez jamais été. Sauf avec vos petites catins Fays. »

Ainsi donc, elle savait tout. Billy avait toujours pris grand soin à humilier sa femme, et depuis le début elle savait tout. Il n’avait plus à réfléchir. Sa violence instinctive lui ordonnait de la battre. De lui faire mal. Mais il se devait être au-dessus de ça. Être loin du Serpent de Glace. Rester Billy Bones, magnat richissime à la réputation sulfureuse dans les conversations privées. Salopard admiré par tous. Le sourire narquois de sa femme se faisait plus grand. On la disait acoquinées avec des magiciennes wicca. Etait-elle sorcière pour toujours savoir ce à quoi qu’il pensait ? C’était peut-être ses pouvoirs et ses charmes qui le retenaient de la tuer. Des fois qu'elle laisse un filtre pour l'empoisonner.

Elle se leva soudain, et débarrassa les reliefs du repas. Le café dans la tasse de Billy était froid et amer, avec un léger goût de cendre. Comme la mort. Elle sourit une dernière fois en desservant le petit déjeuner et, une fois tout prêt de lui, elle glissa, un murmure :

« J’espère qu’il vous fera souffrir. Pour toutes les années où vous m’avez fait du mal Billy Bones. Ou dois-je dire Serpent de Glace. » Puis, plus haut, de sa voix hautaine d’aristocrate du sud profond, tandis que les hommes de Billy entraient « Bonne journée darling »

Ainsi donc, elle avait vraiment toujours su. Une goutte de sueur froide glissa sur le crâne de chauve de Billy. Elle l’avait toujours détesté. Et elle souhaitait sa mort. S’il s’en tirait, sa femme serait à ajouter à la liste de ses ennemis, avec Allen, Mallone et la petite Sarah. Sa seule erreur la petite rouquine. Mais elle allait lui coûter très cher. Et le sourire de son épouse disait à Billy Bones qu’elle n’allait certainement pas parier sur sa victoire.

3h10. La grande horloge du bureau de Billy venait de sonner, tintant comme le glas. Il finissait des papiers. Depuis l’aube, la maison avait été transformée en une forteresse. Hors de question que le Fay n’entre, ou plutôt, s’il entrait, qu’il en ressorte vivant. Billy travaillait dans la demi pénombre, bien éloigné de la fenêtre gardée par deux hommes. En bas, cinq bonhommes tenaient l’entrée, et une dizaine d’autres patrouillaient autour de la propriété au magnifique gazon. L’ennui, c’est qu’il pleuvait, et on ne voyait pas grand-chose dehors sous ses trombes d'eau qui tombaient. Une haleine vaporeuse s'exhalait autant des hommes que de la charmante petite rivière qui coulait d'habitude dans le pré, et qui ajoutait ainsi un nuage de fumée qui tuait dans l’œuf tout capacité à voir arriver l'étranger. Comme si les éléments s’étaient liés avec ce fay. On disait que ces types étaient capables de dominer la nature.

Dehors. Le Hunter se déplaçait silencieusement. Ses bottes s’enfonçaient dans la boue comme si c’était un terrain sec. Il posa un sac de sport bleu nuit contre un arbre. En un tour de main, il en tira trois composant noir acier, qu’il monta avec des gestes experts. Une arbalète, longue, fine, et légère à la fois. Un carreau à la pointe d’argent introduit dans la rainure, il visa soigneusement. Le trait fila dans l'air lorsqu'il caressa le chien de l'arme. Un des hommes de Billy Bones s’effondra. Mais avant qu'il ne tombât à terre, deux autres traits d’aciers étaient partis. Sans Nom courrait en même temps, ne s’arrêtant que pour épauler. Il ne visait même pas. Dans la pluie, il semblait y voir comme en plein jour. Trois bonds de plus, et l’étranger avait éliminé sept des hommes qui se trouvaient dehors. Il jeta son arme au sol dans un bruit spongieux. Quelques pas de plus. Il avait maintenant un couteau en main. Il arrivait derrière un des gars qui venait de se détourner. Il l’égorgea dans un horrible jet carmin. Le Hunter était une ombre mortelle. Il dansait sous cette pluie. Les deux derniers se trouvaient près de la porte. Un d'entre eux le vit. Il n’eut que le temps d’hurler, quand un couteau de lancer se planta dans sa gorge et le fixa contre le bois de la maison. Deux sauts de plus. Inhumains. Sans Nom éventra le second qui venait à peine de tirer son arme. Le pistolet n'eut que le temps de cracher une unique balle qui effleura le cache poussière de l’étranger.

Coup de pied. Il enfonça la porte. Derrière, on tirait à tout va, pistolets et fusils à pompe. Le déclic des armes vides. L’odeur tenace de poudre et de cordite qui se répandait dans l'air. Un homme ouvrit grand la porte d'entrée et s’effondra. Le Fay s’était servi du mort éventré au couteau comme bouclier. Et maintenant, c’était à lui de jouer. Il n’avait plus d’armes de corps à corps. Seulement un revolver argent, à la crosse acajou et ivoire, qui tirait  des balles de plomb plus vite que son ombre. Cinq coups de feux claquèrent. Cinq flammes sortirent du canon immédiatement surchauffé de l’arme. Cinq hommes tombèrent dans le même temps. Une balle dans le front ou le cœur. Fauchés pour une cause perdue.

Une femme apparaît alors. Grande et fière. Droite pour la première fois depuis bien longtemps. Cheveux noirs semés d’argents coquettement coiffés en un chignon retenu par un peigne de nacre. Elle regarde le jeune Fay au travers de ses lunettes en écailles. Elle dit, d’une voix racée de grande propriétaire du Sud:

« Il est là-haut. »

Le Fay la regarda, comme s'il ne comprenait pas. Il semblait même, pour la première fois, hésiter. Elle reprit, sans se démonter. Mi-figue-mi-raisin. Amère et heureuse à la fois. Du moins dans l'esprit de Sans Nom. Il ne savait pas bien déceler les émotions de cette race si étrange qui diffèrait tant de la sienne.

« Je sais que vous ne dites jamais merci. C’est même à moi de le dire. Faites-le. Pour moi, pour Lilly, pour cette ville. Billy Bones doit disparaître. »

Un hochement de tête. Il montât quatre à quatre l’escalier. Quinze morts. Et pas une once de sueur sur son corps parfait. Il avait perdu dans l'affaire son chapeau, et ses cheveux noirs, retenus par un catogan, tombaient sur son dos, se mélangeant avec son par-dessus noir. Son visage, pâle, presque blafard, était le contrepoint de sa tenue ébène. Ange de la mort au visage balafré d'un trait rougi. Déchiré par un rictus sanglant. Par la joie de la Grande Chasse.

La porte du bureau était grande ouverte. Nouveau staccato d’armes à feu. Le Fay avait rechargé son arme aux arabesques ivoire en grimpant quatre à quatre les marches recouvertes d'un tapis précieux. Protégé par un grand meuble, commode antique, il répondit au feu par le feu. La fusillade déchirait et empuantissait l’air de sang et de fumée. Un voile de fumée se répandait sur le palier du premier et unique étage. Un chargeur puis un second passèrent dans l'échange de coups de feux. De l’autre côté, on ne tirait plus. Sans Nom entendant seulement des gémissements étouffés des blessés et les derniers râles des morts. Il s'approcha. Le bureau était plongé dans la pénombre. Billy Bones se tenait, hiératique, derrière le grand meuble acajou. Un pistolet, un tout petit derringer, dressé fermement vers le Fay. Ce dernier regardait l’homme. Gros, chauve, petits yeux glacials. Il méritait bien son surnom de serpent, bien que Sans nom pensait plus à un porc empâté en voyant sa Némésis. Un téléphone était décroché sur le burea. L’homme dit :

« La police est prévenue. Allons-nous nous entre-tuer ? Vous devriez déposer votre arme »

Il avait de l’aplomb cet humain là. Le Fay sourit. Il avait son chien armé, et son doigt glissait amoureusement sur la détente de son pistolet argent. L’autre le regardait tandis que Sans Nom le visait soigneusement. Et puis, sans que rien ne l'y oblige, Billy Bones demanda:

« Pourquoi ? »

–Daisy ? Sa fille ? Parce que le conseil de Bordure a toujours voulu avoir la tête du Serpent de Glace ? Allez savoir. Je ne suis que l’exécuteur. »

Alors, dans les yeux de Billy Bones, la compréhension se fit, dernière lueur d’intelligence. Il savait qu’il avait perdu. Complètement. Totalement. Dans sa défaite, il ne peut qu'essayer d'entraîner son meurtrier dans sa propre chute.

Les deux coups partirent en même temps. Une fine balafre zébra la joue du Hunter, filet de sang aussi carmin que le jet poisseux qui dégoulinait du front de Billy Bones. Tout était fini. Ou presque.



La nuit est claire ce soir. Un petit vent frais souffle dans la plaine agricole, couchant à moitié les blés. Après la pluie, le beau temps. Mallone est arrivé, avec Sarah à ses côtés. Il a donné quelques minutes au Fay pour s’en aller. De toute manière, Madame Bones, née Allen, n’a rien à dire, elle n’était pas là. La chasse pourra commencer, plus tard. Maintenant, c’est au tour de Sarah de s’approcher de la grande moto rouge où le Fay a posé son paquetage. Elle l’a vue serrer longuement la petite fille contre lui, tout en lui parlant. Peut-être qu’un jour Lilly lui parlera de Bordure, et qu’elles iront ensemble dans l’AutreMonde.

La jeune femme rousse, cheveux lâchés aux vents, regarde cet être intemporel. Elle ne peut que glisser un merci. Ce dernier hausse les épaules, s’apprête à grimper sur sa moto. Se retourne et dit :

« Soyez-heureux, tous les trois »

Et puis, il passe ses longues jambes fines par-dessus la selle de cuir. Il appuie d’un coup, d’un seul sur le démarreur qui fait ronronner le moteur au quart de tour. Un dernier sourire, un rugissement et sa moto aux flammes rouges et noirs vrombit dans une roue arrière poussiéreuse tandis qu'il s'enfonce, sans phares, dans les ténèbres de la grand'rue.

Derrière Sarah, deux personnes approchent. Une petite main fine vient se lover dans la sienne, tandis qu’elle sent le parfum d’un homme, tout près, mais légèrement distant. Se retournant, elle dit :

« Tu vas le poursuivre ? »

–Demain. Après la confrontation des témoins. »

–Bien. C’est bien. »

Le temps suspend son vol. Elle ne sait pas quoi dire. Lui commence une phrase, avance une main avec prudence vers l'épaule de cette jeune femme légèrement plus vieille que lui « Il m’a dit… »

A la surprise des deux adultes, c’est Lilly qui dit, dans un rire, un rire qu’elle n’avait pas entendu depuis tellement de temps, un rire de petite fille :

« Si vous devez vous embrasser, attendez d’être dans votre lit. Il m’a dit ce que vous alliez faire et j’ai pas vraiment envie d’assister à ça. Mais que je devais aussi m'assurer que vous ne partiez pas chacun de votre côté ce soir. »

Alors, Sarah éclate de rire, tout comme Mallone. Tandis qu’il reparte, ce bras, sans plus hésiter, passe par-dessus l’épaule de la jeune femme, qui, serrant toujours la main de la petite fille, appuie doucement sa tête tout contre ce torse protecteur. Un jour, peut-être, sa fille, leur fille, partirait rejoindre Sans Nom à Bordure. Mais pour l'heure, ils pouvaient vivre tous les trois avec un nouvel espoir.

jeudi 20 novembre 2014

Billy Bones ou le Lys d'une vallée perdue (suite)

Un rustre. Un homme de main. Une brute à trois sous. Le genre d’homme que Sarah avait toujours connu depuis son adolescence. Des hommes vulgaires qui ne cherchaient que leur plaisir, étouffant à moitié la jeune femme sous leurs poids. Et se barraient en laissant un minable pourboire. Pas finauds, mais pas pervers non plus comme Billy Bones. La jeune femme frissonna tandis qu’elle repassait derrière le bar. Un seul homme, en dehors de feu son compagnon, avait attiré réellement son regard : l’adjoint du sheriff, Mallone. Mais Mallone était un doux rêve, au contraire du réel cauchemar qu’était l’homme qui approchait, ses lourdes bottes poissées de boue laissant une marque de crasse sur le linoléum du motel passé à la serpillière juste avant.

La jeune femme jeta un coup d’œil rapide au Hunter. Elle espérait qu’il n’allait pas se réveiller. Que Scud ne le verrait pas. Et, pour la première fois depuis très longtemps, elle priait pour que le gros porc fasse son affaire rapidement. Qu'il boive le whisky qu'il commandait et qu'il décanille aussi sec. Sarah lui servit son alcool, qu’il but, d’une traite, avant de cracher un rot sonore. Il avait des yeux gris acier, petits et méchants, et le rouge qui couvrait ses grosses joues indiquait qu’il avait déjà bu plus que de raison.

« Un autre ma poule. Et un steack. On a tout notre temps pour prendre notre pied après. Quand t’auras viré ta gamine, tu vas voir ce que c’est un gros bonhomme bien membré. »

Son haleine, tandis qu’il se penchait vers elle par-dessus le comptoir, exsudait une mauvaise odeur de plats trop pimentés et d’alcools frelatés. Ses yeux étaient injectés de sang, et malgré sa masse il devait être réellement ivre. Sarah glissa un mot à l’oreille de sa fille pour qu’elle déguerpisse. Depuis l’entrée du gros homme, elle avait arrêté de chantonner et tenait fort contre elle sa petite poupée de chiffons. La petite fille se campa fièrement et lança, d'une voix haut perché :

« Non maman, je veux pas que t’ailles avec ce méchant homme »

Sarah fut surprise ; pour la première fois de sa vie, elle l’avait appelée maman. Elle allait gronder la fillette quand Scud la coupa:

« Comment ça ? Tu veux pas que j’aille avec ta mère l'Affreuse ? Ce sont des choses d’adultes. Pas un truc pour les gamines. Allez, sois une fille sage et dégage ! »

La fillette jeta un regard noir au gros bonhomme mais ne partait toujours pas. Elle ajouta, d'une voix qui n'était pas la sienne, pleine d'un pouvoir incommensurable :

« T’as peur des petites filles gros porc ? C’est pour ça que tu t’attaques à ma maman ? Et que tu as fais du mal à la Dame Soleil ? Avec le Serpent de Glace ? »

La Dame Soleil ; ce surnom qu'elle n'utilisait jamais…Le cœur de Sarah manqua un temps…Comment la petite fille pouvait savoir mieux que les adultes ce qui était arrivé à sa véritable mère ? Immédiatement, elle bondit et saisit la main de Lilly. Elle cherchait à l'attirer vers la porte du bar, et la conduire loin de Scud. Elle était effrayée, pour sa fille et pour elle. Les gars dans le genre de Scud, elle les connaissait trop bien. Une raclée pouvait partir très vite, trop vite. Il fallait protéger son enfant d'elle-même, et de ses étranges pouvoisr. Sauf que tout allait de travers. Scud sembla accuser le coup. Ses petits yeux porcins se détachèrent de la plastique parfaite de la tenancière qui s'agitait pour faire sortir sa fille. Lilly, elle, se démenait pour rester dans la pièce. Et fusillait de ses grands yeux fendus comme ceux des chats l'être qui la répugnait le plus au monde. Le gros homme reprit, d'une voix où un trémolo indiquait qu'il faisait de grands efforts pour ne pas s'énerver :

« Tu devrais te taire moustique. On insulte pas les grandes personnes comme ça.  Sarah, tu devrais la tenir mieux que ça. Je tolérerai jamais ça chez moi.

Sarah balbutia quelques excuses et tira plus fort sur sa fille, la pinçant presque là où  ses doigts entouraient le petit poignet enfantin. Elle chercha à la faire partir. Elles étaient presque à la porte, malgré les ruades de Lilly, quand la petite fille se mit à hurler. Sa voix était terrible. Dure. Aigre. Une voix bien trop âgée pour une fillette de neuf ans. Prise d'hystérie, elle criait tandis que ses cheveux blond argenté se dressaient en l'air et qu'une odeur d'ozone emplissait l'air :

« Tu es mort le Porc, comme le Serpent de Glace. Personne connait vos petites magouilles, mais la Dame Soleil et les esprits m’ont parlée. Tu vas mourir gros Scud. Bientôt. Et plus jamais tu feras de mal à maman ! »

La voix de crécelle agressait les nerfs. Et Scud, sans savoir comment, s’avança brusquement. Ivre. Prêt à frapper. Comme si la voix d'outre-tombe du moustique l’entraînait sur ce chemin. Sa main, grosse batte de chair et d’os, partit d’un coup vers le visage de la gamine, mais elle claqua brusquement contre un mur d’acier noir. Ou plutôt, un gant de cuir qui serrait la pogne du gros homme comme une pince de fer géante l’aurait fait dans les forges infernales. L’étranger s’était réveillé, et d’une voix aussi dure que sa main, qui sentait la glace du Grand Nord et le gel de la Bordure, il débita dans un sifflement :

« Allons Scud…On ne frappe ni les dames ni les demoiselles. Si tu veux un homme à ta mesure, tu devrais choisir…Je sais pas moi, un Hunter »

Tout en disant cela, il forçait le bras de l’autre à se plier, et il le retournait peu à peu vers lui. Le gros homme jeta un regard à cet être mince et fluet, qu’il n’avait qu’entraperçu en entrant. Il avait pensé que c’était là un clochard vautré sur le canapé, occupé à cuver sa bière. Mais il s'était lourdement trompé. Il avait peur, sa sueur se faisait aigre, tandis que l’autre tordait son bras avec une pression surnaturelle. Scud était pourtant un des hommes les plus forts du comté. Mais ce qui l'effrayait le plus, c’était ces deux yeux verts qui le charmaient petit à petit, tandis que le Glamour naturel du Hunter prenait le dessus sur la pensée rationnelle de l'humain. L’autre souriait, d’un rictus qui déformait ses traits au-delà de la beauté, angélique, et le transformait peu à peu en démon tandis qu’il violait de son regard la conscience du gros homme. Sa voix, plus dure, plus forte qu’elle n’avait jamais été, ordonna d’un coup, étrangement ressemblante avec celle de la fillette quand elle parlait des esprits :

« Parle-moi de Daisy, Scud. Parle-moi de la Horde Sauvage. Parle-moi du Serpent de Glace. Et peut-être que ta mort sera miséricordieuse »

Scud essaya de saisir son arme, dernier réflexe de son cerveau engourdi par les yeux de chat du Fay. Le sourire de ce dernier se fit encore plus large, aussi gourmand que celui d'un chat devant une souris. Et dans le même mouvement, il frappa d'un coup sec de sa main libre le plexus de l'humain. Le poing de Sans Nom fit craquer les côtes de sa victime, tandis que tout l'air contenu dans ses poumons fuyait. Scud avait les yeux remplis de larmes de douleur, alors que son bourreau tordait encore plus méchamment son bras. Le gros bonhomme n'était plus qu'un enfant sous la poigne de l'être surnaturel. La force herculéenne de son adversaire le pliait en deux. Scud cherchait à reprendre un souffle complètement coupé. Ses veines saillaient alors qu'il cherchait à forcer encore un peu. Un second coup de poing, aussi vicieux que le premier, mit fin à toute sa résistance.

Sarah regardait la scène. Sa bouche grande ouverte hésitait entre un rictus d'horreur et la volonté de voir souffrir cet homme qu'elle haïssait. L'étranger était enveloppé d'une aura de puissance plus sombre que les ténèbres, tandis qu'il soumettait à la torture ce porc de Scud. Sarah aurait dû ne pas prendre pitié pour cet homme, mais la violence sauvage du Fay la terrifiait presque. Lilly, elle, ne parlait plus. Son regard était aussi dur que celui du Hunter. La petite fille regardait la scène de torture sans s'émouvoir. Et cela faisait encore plus peur à sa mère. Les deux êtres inhumains étaient deux copies identiques. Le guerrier et la fillette qui n'avait même pas dix ans. Leurs yeux de chats fendus contemplaient cette scène de violence sans aucune pitié. Sarah, elle, avait vécu bien des scènes de ce genre dans son autre vie. La mort avait été son quotidien quand elle pillait les banques et terrorisait les faibles qui prenaient la route. Elle avait vu des Fays se battre tels les Cavaliers de l'Apocalypse. Mais jamais, avant ce jour, elle n'avait côtoyé le vrai visage de ces êtres surnaturels. Des êtres qui n'avaient rien d'humain quand la colère les prenait. Sous les airs d'ange de son enfant, elle découvrait pour la première fois ce qui faisait d'elle un être au-delà de l'humanité. Elle aurait aimé ne pas le voir. Elle aurait aimé la protéger à jamais de la violence de ce triste monde. Elle aurait aimé que Lilly reste à jamais un avatar du Ciel. Mais à cet instant précis, malgré la peur et la terreur, Sarah ne pouvait s'empêcher de comprendre que sa petite fille était aussi une Fay. Et c'était peut-être pour ça que, même si elle était en partie révulsée par la scène, elle ne pouvait pas renier son enfant. Elle n'arrivait même pas à la faire quitter cette salle où ne régnait plus que la folie. Car dans les yeux de Lilly, et dans celle du Hunter, elle voyait ne plus que la violence. Elle contemplait la Justice s'abattre sur un homme qui avait péché bien trop de fois.

L'homme de main se compissait littéralement dessus maintenant. Il finit par tomber à genoux. Scud reniflait une morve crasse qui dégoulinait de ses narines et engluait sa bouche, tandis que ses yeux affolés se révulsaient de terreur sous la poigne terrible de l'étranger. Il était vaincu, tant par la force de corps que par celle de l'esprit du Hunter sans nom. Mais aussi par l'esprit de Lilly qui ajoutait son pouvoir à celui de l'Affreux. Soumis à la volonté des Fays, cet homme fort en apparence se mit à débiter d’une voix de petit garçon une histoire longue, très longue, de crimes plus abominables et sanglants les uns que les autres...

lundi 17 novembre 2014

Billy Bones ou le Lys d'une vallée perdue


La petite Lilly chantonnait doucement pour sa poupée un vieil air des Troggs qui parlait d'amour. Une de ces chansons que les anciens aimaient bien passer de temps à autresur le vieux jukebox crachotant, et qui rappelait à Sarah la douceur d’avoir un amant dans ses bras. Sarah,  grande rousse élancée qui, arrivée dans la fin de trentaine, profitait du calme de l’après-midi pour siroter doucement un café noir et brûlant, tout en faisant ses comptes et surveillant distraitement les jeux de sa fille adoptive. Mais au lieu d’être concentrée sur sa tâche, elle jetait des coups d’œil répétés à l’étranger par-dessus le banc de cuir rouge. Il était arrivé la veille sur une grande Harley rouge, avait payé pour trois jours sa chambre, avec un acompte en cas de renouvellement du bail. Pour l’heure, il semblait assoupi, paupières closes, avec ses cheveux noirs retenus en catogan, cachés par un stetson de cuir noir qui ombrait son visage de ténèbres.

À première vue, Sarah aurait dû être terrifiée en voyant arriver ce grand gars, ni fluet ni gras. Un Fay, aux yeux verts fendus comme les chats, et ses oreilles légèrement pointues où pendaient une breloque celtique. Il était bien musclé, comme le soulignaient des pectoraux puissants dessinés sous un t-shirt noir. Dessus, la marque d'un groupe de rock qui remontait à bien avant la Chute. Le reste de son attirail ne plaidait pas non plus en faveur de l’étranger. Un sac à dos bourré d’affaires de voyages, bandana noir sur le visage et cache poussière tout aussi sombre, avec une tête de mort dessinée par des clous en argent dans le dos. Bottes de cuir, pantalon en jean ébène et grosse ceinture avec un crâne ciselé en métal brillant complétaient sa mise. Mais le plus dangereux, en lui, c’était cette manière féline de se déplacer, commune à tous les Fays. Un fauve lâché dans le petit motel de la jeune femme. Et le gros revolver argent, à la crosse ivoire matinée d’arabesques celtiques, couleur acajou sombre, donnait à cet étranger une allure de mauvais garçon, de tueur à gage ou de psychopathe au pire. C'était au choix. Sarah avait lentement caressé le chien de son fusil à pompe, bien planqué derrière le bar, quand il était entré, se demandant quand le Fay allait essayer de la braquer.

Mais il n’en avait rien fait. Poli, il avait tendu une assez belle somme en billets, sans même compter ou demander de note. Puis il était allé s’enfermer dans sa chambre, ne reparaissant que pour un dîner expédié rapidement. En ces temps de disette, Sarah ne pouvait pas cracher sur ce genre de clients, même si un de ses habitués lui avait glissé, le soir, que l’étranger avait tous les traits d’un Hunter.

Elle avait frémi, à l'arrivée de cet homme à qui elle ne savait donner un âge. Elle avait aussi frémi quand il s'était approché de sa fille si curieuse face à ce Fay. La petite fille s'était longuement amusée avec lui, en faisant des ombres chinoises sur le mur de béton auquel il était auparavant bien adossé. Comme s'il attendait alors quelque chose ou quelqu'un. Tout en se protégeant aussi d'une agression qui pouvait surgir sur ses arrières. Sarah savait que sa fille adoptive était une demi-Fay, elle l’avait toujours acceptée, et aimée malgré les préjugés racistes sur les Affreux. Et c’était la première fois que la gamine de neuf ans voyait d’aussi près un de ses congénères. Son amour de mère pressait la jeune femme soit d’arracher son enfant des bras de cet inconnu et de le faire virer par quelques gros bras de sa connaissance, soit de s’émerveiller face au délicat sourire enchanteur de la fillette. Un sourire que la jeune femme n’avait plus jamais vu sur ce visage d'enfant depuis plus d'une année. Depuis la mort de la mère biologique de la petite Lilly.

Tout était calme, les habitués étaient repartis vaquer dans les champs, et Sarah se doutait que le Fay avait attendu la fin du coup de feu pour venir paresser, indolent, dans le bar du motel. Il avait tout l’air du pistolero endormi, entre le cow-boy texan typique et le clodo qui n’avait rien à faire dans ces temps difficiles en dehors de louer ses bras de temps à autre. Un peu comme dans ce vieux roman d'avant la Chute, Les raisins de la colère, que la rousse lisait de temps à autre. Pourtant, quelque chose troublait la jeune femme. On disait que les Hunters n’apparaissaient jamais par hasard. Qu’ils venaient pour réparer les torts faits aux Fays. Pour récupérer l’impôt du sang de la Chasse Sanglante. Sarah ne croyait pas les balivernes sur les enfants volés et sacrifiés à des puissances démoniaques, malgré ce que pouvait en dire ce bon pasteur Andrew. Elle n’était jamais allée à Bordure, mais la presque quadragénaire avait voyagé dans sa vie. Sa vie d'avant, quand elle était une des démons de la route. Une Banditas comme on les appelait de l'autre côté du Rio Grande. Sa vie, avant qu'elle ne s'installe dans ce petit motel du Midwest perdu entre les collines et les forêts pleines de lys, était bien plus mouvementée. Et aussi joyeuse et épique. Mais au moins, ici, son passé était à l’abri. Personne ne la connaissait vraiment, pas même son vrai nom. Elle avait tout plaqué, l'argent, les mauvais coups et les raids pour se refaire une nouvelle vie ici. La rousse collectionnait les amants, vivait une vie libre et indépendante de petite propriétaire, et personne ne venait lui marcher sur les pieds.

Jusqu’au jour où elle avait rencontré Daisy.

Daisy. Un nom de fleur pour une jolie humaine. C'était une gamine qui traînait sous les bras une demi-Fay. Le genre de pauvrette perdue dans ce monde de brutes. Simplement parce qu'elle avait aimé un homme qui n'appartenait pas à sa race. En plus, elle avait eu le malheur de faire tiquer l’œil libidineux de Billy Bones.  Bones, le plus grand propriétaire de bestiaux de la région. Billy était un petit homme costaud et replet, gras comme ses bêtes, en plus d'être aussi méchant et vicieux qu’un taureau en rut. Une brute qui se donnait des airs raffinés avec ses habits venant d'un endroit qu'on appelait encore côte Est. Daisy. Sarah se souvenait de sa gentillesse, de sa bonté et de sa candeur. La jeune femme avait fondu devant la mère et son enfant. La petite Lilly était le seul être qui dépassait en beauté cette fille  plus magnifique que le jour, et la seule pour qui la jeune tout juste quadragénaire s’inquiétait vraiment. La femme rousse entre deux-âges trouvait tous les traits de son amie dans ceux de la petite fille qui jouait maintenant à la poupée. Le cœur de la jeune femme se serra, une fois de plus. Elle était partie à la ville ce jour-là, avec la gamine, pour préparer les cadeaux de Thanksgiving. La suite, Sarah n’avait jamais compris ce qu’il s’était réellement passé. Daisy n’était plus là quand elles étaient rentrées. On racontait que des commancheros étaient venus dans la ville, étaient entrés dans le bar et avaient tout saccagé. Vieille habitude pour ces fermiers rustres qui vivaient dans les hauts alpages et venaient dépenser leur argent durement gagné dans le petit bourg perdu dans la vallée. Sauf que cette fois-là, ils avaient voulu plus qu’un café et des beignets frits avant d'accompagner une bonne bagarre qui détruisait tout le mobilier. On aurait tout reconstruit, une fois encore. Mais pas ce jour-là.

Le reste, Sarah ne pouvait que l’imaginer, horrifiée. Des coups, des cris terrifiés, du sang sur le zinc. Daisy arrachée au motel, hurlant et se débattant comme une diablesse tandis que les habitués ne pouvaient rien faire. Même si l'un aurait eu des velléités héroïques, on ne jouait pas sa vie contre un commanchero armé comme on joue sa paye au craps.

Sarah était revenue avec Lilly tandis que les feux bleus et rouges de la voiture du sheriff éclairaient la grande rue blanchie par la neige de la veille. Les hommes étaient partis en chasse, tandis que Sarah constatait les dégâts. Quelques heures plus tard, tandis que l’hiver redoublait d’ardeur en faisant tomber un fin grésil, le pasteur Andrew et le sheriff étaient arrivés. Lilly, la pauvre petite fille, s’était endormie en sanglotant, comme si elle savait déjà la triste nouvelle, et Sarah l’avait bercée, lentement, éclairée par une simple veilleuse. Emmitouflée dans un plaid, elle avait fait doucement glisser la petite Fay sur le canapé rouge. Les murmures qu’elle avait échangés avec le représentant des forces de l’ordre et de dieu l’avaient marquée. À jamais.

Sarah n’avait pas voulu voir les photos, mais la description, presque clinique, du sheriff l’avait horrifiée. La nuit encore elle en faisait des cauchemars. Comme Lilly, qu’elle retrouvait tous les matins pelotonnée contre elle. Comme si, à deux, on pouvait mieux lutter contre l’image d’une amie et d'une mère plus belle que le jour martyrisée dans la neige.

Et le pire, ce qui augmentait le malaise de Sarah, c’était qu’elle savait que ce n’était pas des commancheros qui avaient violé et tué son amie. Elle en était sûre et certaine autant qu’elle aimait Lilly et qu’elle s’appelait Sarah. La folie de Billy Bones était la cause de toute cette sordide histoire. Même le sheriff en était convaincu, mais il ne pouvait rien faire. Trop d’argent, trop de pouvoirs, trop de tout dans les mains de la brute et de ses sbires. Aucune preuve de leur côté, ni personne pour parler de l'enlèvement et de son commanditaire. La loi du silence était tombée sur cette petite ville qui ressemblait à tant d'autres bourgades perdues dans les vallées du Midwest. Et depuis, Sarah s’était tue elle aussi, tandis que Billy Bones, mesquin et inique jusqu'au plus profond de sa moelle, avait offert un magnifique bouquet de fleurs à l’enterrement et de quoi retaper la façade du motel, histoire d’aplanir les angles. Sarah n’avait pu que sourire, amère, et remercier. Pour protéger ses maigres possessions, pour elle, pour Lilly. Et cela lui crevait le cœur. Et cela laissait un goût horrible dans sa gorge. Et cela la dégoûtait encore et toujours, jusqu'à maintenant.

Un brouhaha se fit entendre, pétarade de moteurs surchauffés et odeur de pneus trop usés. Elle jeta un coup d’œil par la véranda, autre cadeau du grand propriétaire de la région. Le gros Scud et les hommes de Billy Bones, venus acheter quelques affaires et boire un verre. Elle avait eu le malheur, un jour, de le mettre dans son lit parce qu’il avait soit-disant une "queue en plomb". En fait de plomb elle était toute rabougrie, et son propriétaire mauvais comme du chiendent. Mais ça, elle ne s’en était aperçue que plus tard, bien trop tard, alors qu’il croyait désormais qu’elle était amoureuse de lui. Avant, quand Daisy était là, subir ses assauts était facile, le tourner en ridicule et le renvoyer d’où il venait aussi. Mais depuis qu’elle était en dette avec Billy Bones, la pression grandissait, et la jeune femme se retrouvait totalement coincée. Jusqu’à ce que ce porc de Scud lui fasse subir la même chose qu’à son amie sûrement. Ou jusqu'à ce qu'elle s'enfuit avec la petite fille, en sachant que si elle faisait ça, elle ne pourrait plus jamais se regarder dans le miroir. Parce que Sarah avait déjà trop fui dans sa chienne de vie. Trop souffert de ne jamais réussir à s'attacher à un endroit jusqu'à ce jour.

Scud entra. Cheveux blonds coupés court, laissant une unique mèche à l'iroquoise. Tempes et nuque rasées de près. Des bajoues frémissantes au rythme de ses pas. Un cou que Sarah aurait du mal à entourer de ses petites mains si elle avait cherché à l’étrangler. Une masse, de graisse et de muscles, solide et effrayante. Une montagne de chair boursouflée qui sentait l’ail, la sueur et le cuir graisseux. Sans compter l’odeur rémanente d'abattoir, de bouse de vache et de sang caillé…