dimanche 17 avril 2016

La modèle de boue

C’était un atelier comme un autre. Un de ces grands hangars de la banlieue parisienne, bêton glacé et acier froid, rivés grisés et fenêtres brisées. Piles de bois, tas de glaise et gros blocs de pierres encore cellophanés entouraient des bas improbables d’instruments qui n’auraient pas dépareillés dans une salle de torture de l’Inquisition. Comme quoi, les instruments d’un artiste peuvent-être. Pour rendre le tout plus cosy, cotonneux et chaleureux, de grandes tentures tombaient depuis les toits, délimitant des espaces improbables faits de poufs orientaux, de chaises vannées et de fauteuils en cuirs anglais enfoncés jusqu’au plus profond de leurs trames. Dans cet éventail de socles aussi divers que variés se pelotonnaient les fesses des artistes du jour, qui attendaient, tout comme moi, l’arrivée de la modèle. On fumait, on blaguait, on discutait de la réussite du petit dernier à telle grande école. Futilité mondaine de gens qui n’étaient pas là pour l’art, mais pour le hasard de la rencontre, de pratiques sociales sous une autre forme qu’un simple dîner. Engoncés dans leurs réceptacles, les croquis préparatoires, pages vierges couleur vieil albâtre, plus blanches que les cuisses d’une jeune fille, s’étalaient sur des tables basses aux côtés de pinceaux, fusains et autre crayons plus ou moins gras. Prêts à croquer ce corps offert dans une débauche de coups de mains furieux et d’œil attentifs aux moindres détails.

Le maître entra soudain en scène, vêtu d’un vieux costume élimé, un foulard en soie lie de vin au cou, il fit passer à sa suite, galamment, la modèle, ou la proie, à en voir certains regards libidineux de mes comparses apprentis-artiste. Moi-même, j’étais troublée par le regard de cette fille vêtue d’un kimono de soie noire, qui laissait plus que deviner les formes épanouies de son corps. A l’échancrure, une peau laiteuse, presque grasse, débutait la racine de seins qui me semblaient énorme, comparé à mes petites cerises de femme sèche, maigre et osseuse. De même sur les cuisses qui sortaient rapidement de ce court voile de soie noire tatoués de fleurs multicolores, à dominante rouge. Le maître jacassait, tandis que la modèle s’avançait dans le demi-cercle éclairé par des bougies à l’ancienne. Je ne pouvais détacher mes yeux d’elle, hypnotisée. Souhait du maître, pas de lumière artificielle autre que ces bougies qui éclataient les yeux, mais donnaient de superbes ombres aux milieux des volutes de cigarettes et de l’odeur persistante de benjoin et d’eau de Cologne. Lentement, avec une grâce consommée, elle se dévêtit de son dernier rempart. J’étais face à elle, qui me tournait le dos, mais j’étais estomaqué par les formes qui s’extrayaient en même temps que glissait ce kimono de soie le long de ce dos cambré. Elle avait des cheveux courts en bataille, châtains clairs, qui tiraient sur les blonds, à moins qu’elle n’ait fait un léger balayage chez son coiffeur. Un cou petit et musclé, des épaules de nageuse, un dos droit qui tombait le long d’une ligne dorsale apparente. Ses hanches, larges, s’épanouissaient sur un plateau fessier, collines aux mamelons pentues, douces, comme de grosses pêches bien mûres. Elle rappelait l’été ; ma jeunesse déjà enfuie, et dans mon cœur, une tristesse jalouse me piquait, tandis que sa beauté me serrait les poumons un instant, m’empêchant de respirer. Je n’avais jamais été comme elle, et je ne le serai jamais. Elle était mon opposée, mais si désirable, dans cet instant, où elle appartenait qu’à mon seul œil. Elle me faisait oublier le temps, dans ces vingt minutes de pause. Elle me faisait oublier le sifflement graveleux de mon voisin, qui ne voyait qu’une vache, ou une femme, un peu grassouillette, qui le faisait bander. Le salaud. Il n’était pas là pour le beau, mais juste pour mater. Après, quand je serai rentrée chez moi, il me donnerait la nausée ce vieux gros libidineux. Mais pas dans cet instant béni, où ma main glissait, le fusain prolongement naturel de mon cœur et de mon âme, sur la toile de papier jauni. Je croquais ce corps offert comme un présent des dieux, je dessinai une âme, de dos, qui dans sa seule pose laissait passer une infinité de choses qui me troublaient. Vingt minutes, c’est long, c’est très court aussi, une minuscule éternité instantanée. Le réveil sonne. J’arrête tout. Elle se rhabille, vivement. Je n’ai même pas vu son visage, depuis son entrée. En quelques instants, elle n’est plus là ; elle quitte la salle presque en courant, tandis que j’en suis encore à essayer de calmer mon souffle court et les battements de mon cœur. Je ramasse mes pages, dans un état second. Sans rien dire, je pars aussi, troublée par cet instant. Fuite honteuse à mon âge, trouble de gamine. Maintenant, j’en rirai. Mais c’est si étrange, alors que toute passion semblait passée. Tant pis.

Ma voiture glisse dans la nuit noire. J’entre comme dans un rêve dans mon pavillon solitaire. Le chat miaul, mécontent d’avoir été abandonné quelques heures. Je passe en vitesse les couloirs où les reflets d’une vie passée, d’une vie de couple enfuie après une longue maladie, d’enfants jamais nés qui auraient depuis trop longtemps quittés le nid. De toute façon. Je grimpe quatre à quatre l’escalier, sans faire attentions aux tableaux, esquisse et gravures. Cadeaux d’un mari depuis trop longtemps absent. Statues de bouddhas, calligraphies d’Alger, livres rares du monde entier. Je pousse la porte de ma salle de bain. En un tour de main, je suis nue, et je me plonge sous le jet brûlant de la douche à l’italienne. Pour chasser le trouble. Pour oublier. Pour disparaître dans la buée. Je me consume d’un feu intérieur. Je le chasse, d’une main engagée. Réminiscence du passé. Je crie. Je hurle. Je jouis. Contemplation d’une image qui reste dans mes yeux. Je sue. J’évacue. J’assèche ce désir insatisfait. Insatiable. Encore et encore. Des doigts.  De la main. Du pommeau. Epanouissement. Vertige troublant. Apogée de la pamoison. Je m’effondre, encore tremblante, sur le carrelage visqueux d’eau et de savon, tandis que je m’enfonce dans la buée.

Les heures ont passé. Nue sous un peignoir de velours rouge, je sirote un café. Les planches de la jeune modèle sont éparpillées sur la longue table de chêne de mon propre atelier. Un besoin instinctif, primaire, m’arrache de mes envies de sommeil. Un énorme morceau de glaise devant moi, je me lance dans le modelage de ce corps si différent du mien. Démiurge proche de la démence, je travaille à grand coups de pogne menue la base. Dos de nageuse. Fesse voluptueuses, cuisses duveteuses. Hanches larges. Petite tête. Vénus hottentote. Ou représentation de la Mère, matricielle, comme ces vieilles statues qui s’ennuient derrière les vitres glacées du Louvres. Je pousse, j’étire, je taille, matière élastique qui se malaxe, se broie, se tranche de la main, de la spatule ou du couteau. Je ne regarde même pas mes croquis, tellement son images m’a marquée, elle reste ancrée au fond de ma pupille. Mes nerfs optiques travaillent au même rythme que ma main, via mon cerveau qui carbure à l’adrénaline de cet instant qui n’est pas partie, pas tout à fait, sous la jouissance de la douche brûlante. Je n’en peux plus. J’ai besoin de travailler cette chair de boue agglomérée. Comme un écrivain doit écrire, moi, je dois sculpter. Créer. Fusionner. Matière, esprits, tendus vers le même but. Rêver.


Les heures ont passé. Epuisée, je fume une cigarette, la première depuis des années. C’est étrange. J’avais arrêté à la mort de mon mari, après le début de sa longue maladie. Et, maintenant que mon désir renait, je m’y remets. Je laisse là cette idée. Je regarde juste cette statue de glaise et de chairs, statuette impure qui laisse seulement transparaître ce qui m’a ému chez elle. Cette sauvage vitalité. Elle n’était pas jolie, elle était belle. Parce que jeune. En vie. Parce qu’elle m’a rappelait que, malgré la fin, je respirais encore. Je pouvais respirer, vivre, aimer. Me plonger toute entière dans les plaisirs de l’Art. J’écrase ma cigarette. Il est très tôt, ou très tard. Mes muscles sont courbaturés, pourtant je suis heureuse. Assouvie. Je quitte, presque à regret, mon atelier. La statuette doit sécher. Moi, je m’en vais me reposer. Rêver, peut-être, de cette modèle. Rêver, peut-être, de la rencontrer. Et de lui parler.