Il s’est entrainé pour ce jour. La grande compétition de
Yabusame du plan primaire. La plus grande du Tenga. La plus prestigieuse. Toute
la cour d’Heian sera là, et on dit même que l’empereur, derrière les stores
baissés de son palais, regarde les meilleurs archers sur zaaru de l’Empire
concourir. Il s’est entrainé, et il est prêt.
Depuis l’aube il a préparé sa monture. Enfermée dans un box
sombre, il l’a nourri et pansé, lentement, longuement, tandis que la bête
frémissait au contact de celui qu’elle voulait bien reconnaître comme maître.
Il a fait reluire toutes les écailles, une par une, avec une brosse de son
zaaru. Son compagnon depuis plus de cinq années. Il l’a dressé lui-même, dès sa
naissance, dès sa sortie de l’œuf, où il lui a offert du bout des doigts
imprégnés de sang de poisson des tranches de fugu des mers du sud cru. La petit
chose lézardesque a grandi, au point maintenant d’atteindre la respectable
taille d’un mètre soixante au garrot. Noir rayé de blanc, son cuir est parmi
les plus fins des plans. On voit l’ensemble des côtes et la fine courbure de l’épine
dorsale, pourtant assez robuste pour tenir une allure rapide pendant des heures
et porter un cavalier en armure o-yoroi complète. La crête est bien dressée,
les ergots taillés de frais, les crocs polis, même si le zaaru n’est pas prêt à
arracher la chair des ennemis comme ceux dressés spécialement pour la guerre le
font habituellement. Une bête de course pour la course. La seule qui compte.
Le yabusame d’Heian. Au début de l’été. Huit cent pieds de
longs, une cible tous les trente-cinq pas, accrochée aux branches de cerisiers
qui égayent de leurs couleurs roses chair l’avenue principale de la capitale. Deux
cent cinquante pas, le long du palais impérial. La distance parfaite pour un
archer sur zaaru. La course du yabusame, la plus pure tradition martiale de l’Empire,
là où la gloire et la renommée se font pour des saisons.
Son page lui tend le harnais traditionnel. Les mors en forme
d’étoile sur les côtés, les rênes en cuir huilé, la salle en bois de panka
rouge tordu pour être parfaitement accordée au dos de la bête. Il serre
lui-même les étrivières, ni trop lâches, ni trop serrées. Il vérifie tout. Tout
est en place. Encore quelques minutes. Il serre le obi de son kimono d’apparat,
le hakama ne fait pas un faux plis, la coiffure eboshi monte vers le ciel. Son
page lui tend un miroir, il vérifie sa mise, la poudre de riz qui recouvre son
visage et la laque qu’il a appliqué sur ses dents lui font la face d’un
courtisan. Une audacieuse mouche plantée au coin de ses lèvres rougies par les
racines d’aka sucrée, sa drogue favorite, lui donnent un air canaille. Son
regard, dur, fixe, concentré, le vieillit. L’enlaidit même, à l’aune du regard
du jeune page. Mais celui-ci ne dira rien, il sait très bien la douleur
cuisante de la cravache de son maître. Celui-ci l’utilise sur la bête fauve,
mais aussi sur les suivants. Et parfois, la nuit, quand il a envie de pimenté
leur relation. C’est ainsi que va la vie des seigneurs de l’arc de la cour d’Heian.
Une conque sonne, dehors. Cinquième coup depuis une heure. C’est
son tour. Il enfourche la bête, en grimpant sur le côté droit afin de ne pas
prendre son sabre dans les pattes du zaaru. Il se sent tendu, comme la corde en
cheveux de ses concubines qu’il vient de tendre sur son grand arc. Asymétrique,
c’est une pièce fabriqué patiemment par un maître artisan. Du bambou laqué
renforcé de plaques d’aciers aux cinq nœuds de l’arbre. Asymétrique, c’est un
arme tout en force et souplesse, comme lui, du moins c’est ce qu’il s’imagine
être. Il enfourche sa monture. Dans une poche, au creux des reins, quatre
flèches empennés, il en saisit une d’une main gantée, la passe entre ses lèvres
tandis que son page retient la bête. Le zaaru a senti le début de la course aux
flèches. Il est prêt lui aussi, tremble, s’apprête à bondir. Pourtant le
cavalier maintient son assiette et serre distraitement de ses genoux le
monstrueux lézard qu’il chevauche. Il encoche une flèche. Un nouveau coup de
trompe.
La stalle s’ouvre brusquement. Le murmure qu’il entend au
dehors depuis des heures, bourdonnant fond sonore, l’enivre aussitôt. Les cris,
la foule en délire, les mains qui claquent dans les paumes. Cavalier et monture
s’élancent. Huit-cent trente pieds. Deux-cent cinquante pas. Il ne voit rien, n’entend
rien, il ressent juste. La fougue de sa monture, leurs deux cœurs à l’unisson.
Le parfum des cerisiers. La sueur de la foule qui se réchauffe aux deux soleils.
Les kimonos d’apparats des nobles dames et des seigneurs de guerre qui sont une
mandala colorée. Il est parti. Son bras tend la flèche. Il relâche. Un kiai. La
monture continue sa course folle alors que siffle la tête de la pointe. Il s’empare
d’un autre tube. Encoche la flèche. Tend la corde. Il ne vise pas. Il est la
flèche. De la peine en plume de karasu blanc jusqu’à la boule d’acier
sifflante. Il recommence. Il tient fermement les genoux de sa monture. Se
surélève. Prend une flèche. Retombe sur la selle. Remonte. Encoche. Redescend.
Encore dix pas. Arme son tir. Droit sur ses étriers. Il a tout serré lui-même.
Tout préparé. Il est la flèche. Sa monture fait un écart, infime, au dernier
moment. Renifle, crache, feule. Comme s’il était…en rut ? Le cavalier perd
sa stabilité, il essaye de retenir sa monture. Il décoche mais sans force
aucune, cherche plutôt à reprendre pied. La bête se tourne, se lance vers…Quelque
chose. Ou quelqu’un dans la foule. Le zaaru fonce vers la lice. La flèche,
elle, s’est perdue dans un cerisier. Le cavalier tombe. AU moment où il va
toucher le sol, il voit le sourire d’un jeune page. Celui d’un ennemi. Il crie,
de rage, de peur ou de honte. Il ne le sait pas vraiment. L’enfant tient une
fiole qui pourrait contenir du parfum. Ou les fragrances musquées d’une femelle
zaaru en chaleur. Le piège bête. Classique même. Et il s’est laissé prendre. Il
tombe. Il a mal. Le sol est dur malgré le sable. Il tombe. Et sa tête préfère
partir rejoindre les ténèbres plutôt que de contempler l’horreur d’une défaite.
Il s’est enfin réveillé. La course est finie. Il été
déshonoré. Devant la cour, les dames, les seigneurs, l’Empereur même. Il entend
les murmures dans sa maisonnée, les bruits de couloirs, les rires cristallins
des concubines, de ses frères et de ses amis. Il a honte. Il est fini. Sa
carrière de coureur est morte. Comme lui. Il n’y a plus qu’une chose à faire.
La nuit, la cour de sa grande demeure. Le jeune page a
conduit le zaaru. Celui-ci s’est enfui quelques heures, pour batifoler, à la
recherche de sa fausse promise. Le cavalier le regarde. Avec amour. Avec haine.
Les yeux fendus de la bête semble curieux, quémander une caresse, l’accolade de
son maître. La dernière. Ce dernier dégaine de sa poitrine un tanto, et plonge
dans le creux du cou, par en-dessous, là où le cuir du zaaru est le plus
faible. Il enfonce, sent le liquide chaud qui l’asperge, alors que la bête
fauve se réveille, cherche à mordre. Mais il est déjà loin. La monture s’effondre,
égorgée. Le sang clair, bleu-ciel, noie les graviers alignés de la cour dans un
ichor aussitôt absorbé par la terre assoiffée en ce début d’été. Le petit page
pleure. Lui-même regarde la bête. Il voit la lueur de terreur dans ses yeux si…Non,
rien. C’est une bête. Le cavalier, lui, se pose maintenant, à genoux. D’un
ordre sec, il demande au page de l’accompagner. Ce dernier sèche ses larmes,
ravale sa morve, dégaine un tachi qu’il porte au côté. Le cavalier dénoue son
obi, fait tomber les pans de sa veste, dévoile un torse bronzé. Contraste
parfait avec la pâleur de son visage, blanc, couleur de riz, couleur de deuil,
couleur de l’outre-monde vers lequel il se destine. Il a perdu la course. Il
est le seul à être tombé. Le jour où il aurait dû atteindre le faite de sa
gloire. Il est déshonoré. Alors, avec la lame encore poisseuse du sang clair du
zaaru, il se décide à rejoindre celui qui l’a trahi ce jourd’hui. Il se
redresse, comme sur sa bête. Tend ses deux bras devant son ventre. Il monte. Il
est la pointe. Il est la flèche. Il est le couteau. Il voit la cible. Il sent
la cible. Il est la cible. La course de l’arme. La course de l’âme. La course.
Il est. Il vit. Il meurt. Il retombe. Un kiai. Son dernier coup. Sa dernière
course. La lame vole. Comme une flèche.