lundi 25 février 2013

Un pirate, deux pirates, trois pirates...Et si on avait des pourparlers ?

L’Ange se tenait à la fenêtre, les yeux fermés, profitant de l’air frais du soir, quand il entendit le code. Trois coups brefs, un coup long. Il se leva, félin, une dague à la main, s’approchant de la porte noire sans faire grincer le parquet malgré sa haute taille et son poids. De la main gauche, il ôta le loquet, avant d’ouvrir lentement la porte. Derrière, la fille du tavernier, petite frimousse rose tachetée de son sous de longs cheveux auburn, prévint monsieur l’Ange qu’un invité arrivait, mais qu’il souhaitait voir monsieur en bas.

Haussant les sourcils, le grand guerrier regarda la petite fille, avant de lui sourire de ses dents de perles et de lui glisser quelques mots à l’oreille. Elle gloussa, tandis que l’homme sortait de derrière son oreille percée par un anneau d’argent une pièce de huit, qu’il glissa dans la main de la fillette avant de lui faire jurer de garder le secret, en posant un long index sur la petite bouche.

Une fois la fille partie, l’Ange alla modifier quelques petites choses dans sa piaule, avant de s’asseoir contre la fenêtre, les fesses posées sur une chaise branlante dans un précaire équilibre.

La petite fille dégringolait les marches quand Hector Barbossa put la voir. Habillé d’un mauvais sarrau de toile grisâtre, elle courrait dans la taverne, petite et agile, au milieu de l’agitation des boucaniers et autres filles de mauvaises vies. Elle s’approcha vivement de l’homme après avoir glissé quelques mots à son père au comptoir, les mains sur les hanches, elle toisa le capitaine, avant de lui affirmer dans une phrase dite sur un ton perçant que :


« Son altesse le capitaine Barbossa, ancien traître à la piraterie, chiens des anglais, était convoqué à l’étage par un Ange pour se faire enfiler. Sauf si Monsieur Barbossa est bien trop peureux vis-à-vis d’un chien des mers et qu’il n’avait pas les balloches pour grimper lui-même pour conclure ses affaires privées sans témoins ! »

La saillie de la petite fille, criée sans aucune pause, ce qui avait fait rougir de colère la gamine, fit rire toute l’assemblée, tandis que des hommes et des femmes poussaient des lazzis contre celui qui était anciennement un Seigneur Pirate reconnu.
Quelqu’un hurla

« Hey gamine, on peut payer pour voir ? » ce qui attira une nouvelle crise de rire de tous les hommes présents ainsi que d’autres commentaires

« Barbossa, t’es trop pleutre qui t’faille t’entourer d’la racaille des mers pour négocier tes affaires ? »

Toute la salle avait pris le parti de la gamine, qui souriait à tout le monde en faisant virevolter sa robe. Son père, inquiet au début, riait sous cape en voyant l’homme fier qui l’avait pris pour un vulgaire valet se faire rabrouer par sa fillette. Décidément, plus elle grandissait, plus cette dernière ressemblait à sa défunte mère, et cela promettait beaucoup.

Par prudence, il avait saisi son mousqueton, des fois que le cruel Barbossa ne fasse quelque chose d’inconsidéré, mais les rires des hôtes le rassérénaient. S’il faisait quelque chose contre sa taverne ou sa famille, capitaine du Queen Anne ou non, il risquait fort de perdre bien plus que son reste d’honneur.

Théâtralement, attendant que Barbossa fasse quelque chose, il désigna du pouce la montée d’escalier


L’Ange avait attendu dans les ténèbres de la porte que l’homme à la jambe de bois entre. C’était si facile, le claquement sec de son organe invalide indiquait sur le parquet précisément où il se trouvait, puis il avait ouvert, visant immédiatement la forme sombre du mannequin que le français avait fait avec sa paillasse et un mauvais coussin.
Il avait armé le chien, et posé le pistolet sur sa tête, avant de faire entrer Barbossa dans la pièce, lentement. Puis il l’avait palpé rapidement, toujours sous la menace d’une arme, en profitant pour le délester de son épée qu’il avait poussée du pied. Alors, sentant la fureur de l’autre, il ne pouvait pas se moquer de lui plus longtemps, il dit seulement :


« Capitaine Barbossa je présume ? On m’a dit que vous vouliez me voir » il souriait en disant cela, serrant un peu plus son arme « Pas besoin de vous énerver, l’épée, c’est juste une simple mesure de sécurité…Comprenez, les affaires sont les affaires non ? »
L’Ange fit avancer le blanc dans la pièce, l’invitant à jeter la paillasse au sol et prendre place sur la chaise, lui-même le tenant toujours en joue de son pistolet.

« Ce n’est pas contre vous Capitaine…Mais votre refus d’obtempérer...» il parlait d’un débit fluide et monotone, qui trahissait cependant une origine métissée et française, sans attendre de réponse du pirate.
«Enfin... vous avez enfin accepté ma petite invitation. Et je parie que vous voulez savoir de quoi il retourne non ? » L’Ange souriait, tout en maintenant la pression à l’homme assis, le pistolet long et noir bien dressé, le doigt sur la gâchette. Avec ce genre d’armes à rouet, il savait très bien que le coup ne pouvait pas partir pour un certain nombre de raison, mais au pire, il savait aussi très bien s’en servir comme un casse-crâne, surtout avec la boule d’acajou noir que Des Nos lui avait fait ajouter pour ce genre de cas. L’Ange se rappelait cette nuit, il avait tué quelqu’un, et son maître l’avait récompensé.

« Mon patron a une proposition à vous faire…Non pas de question sur qui il est…Il vous propose une montagne d’or contre un petit service. Conduire son envoyé aux Seigneurs Pirates. »

La voix de l’Ange se faisait plus subtile, presque amicale, tandis qu’il s’approchait pas à pas vers sa victime.

« Il a une proposition à faire à tous vos amis…Mais si vous êtes le premier à saisir l’occasion…Imaginez le prestige qui rejaillira sur vous Seigneur Barbossa »

Il n’y avait plus qu’un mètre entre l’homme de main et le capitaine pirate, le pistolet toujours bien en main, l’Ange laissait à Barbossa le temps de réfléchir à la question. Au bout de quelques instants, il ajouta

"Est-ce que vous voulez en savoir plus ?"


 

vendredi 22 février 2013

négociation 01



Le vaisseau espagnol avait été annoncé quelques heures avant. Le temps de faire retentir les coups de canons réglementaires pour souhaiter la bienvenue à un plénipotentiaire allié, et la matinée fut bien entamée. Vers les onze heures, une garde d’honneur de soldats en uniformes blancs s’aligna sur la jetée du port, tandis qu’un carrosse tiré par quatre  chevaux blancs, privilège du Gouverneur Des Nos, était tiré face à la mer sous les regards ébahis des habitants de Fort-de-France réunis en ce dimanche de Carême devant la cathédrale blanche.
Tandis que les soldats maintenaient un cordon de sécurité un peu lâche, un jeune officier triturait nerveusement la garde de son épée, jetant de réguliers coups d’œil à sa montre à gousset, tandis que le majestueux vaisseau espagnol, robuste bien qu’un peu lourd sur l’eau, appontait la jetée sous les trilles des sifflets et les grands ahans des hommes de peines qui attachaient les longues amarres tandis que le navire finissait sa course, libéré du vaisseau pilote.
A un ordre du sergent-major, la haie d’honneur se mit en place dans le claquement des fusils. Le jeune officier regarda l’alignement parfait de ses hommes, raides et droits malgré la chaleur, uniformes parfaitement ajustés et baïonnettes et autres boutons de vareuses brillants sous la lumière céleste Fier d’eux, il s’avança sur la jetée, tandis que du vaisseau un ponton était jeté.
Quand il vit descendre l’amiral espagnol, il fut légèrement ébloui par la lumière du soleil, avant de rougir quand il comprit que l’ambassadeur était en fait…Une femme. Personne ne l’avait prévenu, mais son éducation nobiliaire repris le pas, même s’il marqua un temps d’hésitation :
« Ambassadeur Della Corte, au nom du Gouverneur Des Nos, je vous présente les respects de la France, Madame » il n’avait pas pu s’empêcher d’ajouter ceci, même s’il connaissait le rôle éminemment politique de cette charmante demoiselle. Si les espagnols étaient commandés par des personnes du sexe faible, il comprenait pourquoi la France avançait si vite dans l’établissement d’une nouvelle dynastie dans la Péninsule, et se demandait si les plans de l’Amiral étaient encore valables.
Galamment, il lui fit l’honneur de son bras, tandis qu’il l’invitait à remonter la haie d’honneur. Il pensait qu’elle n’avait aucun intérêt à regarder patiemment les boutons d’uniformes et l’ordonnance parfaite des gibecières briquées comme des sous neufs, alors le jeune capitaine la fit passer rapidement cette étape, profitant pour détailler la robe gris-perle légèrement échancrée de la demoiselle tout en gardant ses questions pour lui-même.
C’est dans la même veine qu’il lui proposa de monter dans le carrosse ouvert. Tandis que la petite troupe partait vers la résidence de Des Nos, perché dans les collines, le jeune homme devisa gaiement avec son hôtesse, parlant de tout et de rien, mais surtout pas de politique et encore moins de son amiral. Les ordres étaient clairs, que des bavardages inutiles, nous étions en guerre, les Espagnols n’aimaient guère la Fleur de Lys, alors autant éviter toute trace de faiblesse.
Après une demi-heure de déplacement, l’équipage arriva devant la longue promenade bordée de grands bananiers de la résidence privée du Gouverneur, après avoir traversé un paysage vallonné mélangeant agréablement le vert sombre de la jungle dans les hauteurs au vert plus clair des grandes cannes à sucre et des palmeraies.
La résidence en elle-même était un de ses grands bâtiments colonial à plusieurs étages, façade blanches en bois rares entourant un escalier qui s’avançait devant une longue terrasse. Le capitaine abandonne là Isabella, tandis qu’un majordome noir en livrée priait Madame de le suivre jusqu’au jardin d’intérieur.
A vrai dire, l’arrière de la maison voyait une autre terrasse qui offrait une vue splendide sur la Baie de Fort-de-France. Ce que le majordome avait appelé le jardin intérieur était en fait le prolongement de cette terrasse, une prairie ou trônait une serre tropicale ouverte aux quatre vents par de grandes baies vitrées qui devaient valoir leur pesant d’or. La serre elle-même était entouré par des massifs de fleurs et autres essences exotiques taillées à la française dans une sorte de labyrinthe de verdure où régnait le calme et la paix, tandis que l’on entendait discrètement le glouglou rafraichissant de fontaines et les sifflets des oiseaux de paradis qui voletaient librement dans l’air chaud de ce midi.
Devant la serre, une table recouverte d’une nappe blanche et d’un couvert en argent avait été dressée pour deux convives. Isabella put alors voir apparaitre un auguste vieillard en bras de chemise, on aurait dit un homme du peuple, si ce n’était le port altier et sa démarche assuré qui trahissait l’ancien soldat, fait avéré lorsqu’il replaça une redingote en soie bleu nuit où était fièrement piquée la Croix de Saint-Louis. Il avait les mains pleines de terres, et un bouquet à la main qu’il planta avec fermeté en souriant à la jeune femme dans un vase empli d’eau pure, avant de se laver les mains dans une bassine en fonte amenée par un autre majordome qui ressemblait trait pour trait à l’homme qui avait accompagné Isabella.
« Madame l’ambassadrice. Je ne vous espérais pas de si tôt. Mais je suis heureux, très heureux »
Dit-il en s’approchant, il prit alors la main de la jeune femme avant de faire un parfait baisement, à quinze centimètres des doigts fins d’Isabella.
« Mais prenez place Mademoiselle, voilà, acceptez donc ceci » il tira une fleur du vase, un anthurium rouge.
« Ce n’est que peu de choses pour une beauté comme vous.  J’ai fait préparer une collation, vous devez avoir faim, et puis, après ce long voyage…J’espère que vous aimez les mets épicés ? Le chef concocte une excellente salade de manioc. Délicieux avec un poulet braisé aux piments de Cayennes. »
Tout en lui était le plus charmant du monde, sa mine accueillante, ses manières affables. Mais ses yeux trahissaient une intelligence certaine et il ne semblait pas démonter par l’aspect déroutant de son interlocutrice, attendant le bon moment pour parler de leur affaire…

dimanche 17 février 2013

Plans de guerre

Charles Des Nos bailla. Minuit venait de sonner à la grande horloge du bureau, cadre de bois précieux autour d’un grand balancier et du cadran en ivoire, avec deux aiguilles d’acier noirci à la flamme.

Son dos vouté, perclus par la fatigue et la longue journée de travail, le faisait souffrir, tout comme ses articulations sujettes aux rhumatismes dans la fraicheur nocturne de cette nuit d’hiver, lui rappelant son âge et ce besoin déjà sénile de dormir longtemps, et de plus en plus tôt.

Cependant, les yeux du vieillard trahissaient encore la fougue et l’ardeur du jeune capitaine qui avait conduit son vaisseau contre les anglais ou les espagnols, toutes voiles dehors, au son des trilles et des mâles éructations des canons. Le vieil amiral se rappelait l’odeur de la poudre au petit matin, les hurlements des blessés, la peur, le courage, et le goût de la victoire sur ses papilles, la petite pointe acidulé qui prend la gorge, rauque d’avoir tant crié, quand le Destin et la force des hommes permets de violer allégrement les fastes d’Athéna Niké.

Des Nos irradiait d’une infernale puissance au cœur de l’aéropage d’officiers généraux, colonels d’infanteries, contre-amiraux, capitaines de guerres et seigneurs des mers. Il était l’astre solaire de cette assemblée nocturne, et chacun de ses mots pesaient dans la balance, décidant de la vie de milliers d’hommes dans un murmure que tous écoutaient avec déférence.

Au milieu de tous ses uniformes chamarrés Des Nos semblait pourtant des plus étrangers dans ce monde guerrier. Il était entouré de poitrines recouvertes de médailles et autres décorations martiales, Croix des Chevaliers de Saint-Michel Archange frappées des ailes angéliques, rubans et croix des Chevaliers du Saint-Esprit avec leurs colombes virginale placée sur le cœur, croix Occitane Sang et Argent des catholiques intransigeants de l’ordre de Notre-Dame-Du-Carmel ou, seulement pour les plus valeureux, la toute récente croix de Saint-Louis retenus par le cordon de pourpre. Tout cela était sans compter la ribambelle d’uniformes, blancs pour l’Infanterie, Bleu et Rouge pour la Royale, et les épaulières cousues d’or et d’argent tout comme les cols plus ou moins serrés des vareuses.

Des Nos lui-même était austère, dans un uniforme de serge bleu réglementaire, ne portant pour tout rutilant bibelot que la Grande Croix des Commandeurs de l’Ordre de Saint Louis, seule tâche de couleur avec sa cravate blanche dans cette vêture qui tirait presque sur le noir sévère d’un ordre catholique ou protestant.

A vrai dire, si l’on ne connaissait ni son grade ni ses convictions religieuses, on aurait pu croire que l’amiral était un simple prédicateur ou un confesseur perdu au sein d’un lupanar de paons bigarrés qui jouaient à faire la guerre.

C’était là le vrai sujet de leur discussion : la guerre. Des Nos écoutait à moitié. A l’aube, il avait eu les dernières nouvelles de France et d’Europe. Le royaume venait de perdre une grande bataille sur le Danube, et lui-même n’avait pas les moyens de faire grand choses, si ce n’était protéger les colonies. La consternation de cette longue guerre où la Nation s’enlisait, tout alimentant le débat déjà vif entre les corps de l’Armée et la Marine de Sa Majesté. Respectueusement, on parlait à voix basse, tandis que Des Nos se murait dans un silence profond pour réunir les plans de batailles qu’il concoctait depuis plusieurs semaines.

Mais cette atmosphère policée n’empêchait pas les rancœurs et les attaques venimeuses, entre les vieux généraux et contre-amiraux qui étaient d’avis de tenir une guerre de défense, tandis que les bouillonnants capitaines de frégates et autres 74 étaient d’avis de se lancer dans une bataille rangée contre l’Anglais, jouer quitte ou double sur un coup de dés pour profiter de l’apathie des Rouges depuis la mort de leur Roi, et s’emparer une fois de plus d’une victoire définitive dans les Caraïbes et les Indes Occidentales.

Des Nos réfléchissait, il était seul de l’autre côté de la Terre, assis devant des dizaines de cartes et de tableaux, et il savait que quand il prendrait la parole, sa voix donnerait la mort et la vie pour des centaines d’hommes et de femmes, soldats et civils, dans ses terres vierges du Nouveau Monde.

Obéir et servir, le gouverneur avait toujours répondu à l’appel de son roi, mais la stratégie défensive n’était pas la solution. Et ce même après la défaite de Tortuga.
Il savait au fond de son cœur que la partie allait être chaude, surtout avec la perte de quelques grands vaisseaux, sans compter la disparition personne ne savait où du Destin. La peste soit de Capétie, fulminait-il, revoyant le visage aux traits gracieux qui cachaient une bêtise profonde et une capcité démoniaque à faire le Mal. L’amiral avait essayé de doubler la France, il allait payer pour cela, Des Nos l’avait promis à tous ses officiers, mais pour l’heure, c’était lui et ses hommes qui payaient pour l’incompétence d’un seul.

Le gouverneur jura intérieurement en passant ses doigts fins et cadavériques sur son nez, tandis que sa cour d’officier piaillait pour savoir quelle tactique adopter, entre reprendre Tortuga dans les flammes et le sang, s’attaquer à Port-Royal et aux Colonies britanniques ou laisser piller les côtes par quelques rapides vaisseaux tandis que le gros de l’escadre se séparerait pour défendre un maximum de territoire.
Son mouvement attira l’attention de ses plus proches collaborateurs sur sa peau jaunie et parcheminée ainsi que sur les larges cernes qui entouraient ses yeux, tandis qu’il prenait une longue inspiration qui faillit se transformer en quinte de toux.
Se ressaisissant, Des Nos frappa un coup sec sur la table. Il était un vieux Lion, mais il ne laisserait pas sa place sans combattre.


« Assez ! C’est assez…Nous connaissons les boucs-émissaires, ils paieront en temps et en heure »
en disant cela, un sourire mauvais fit reluire ses dents jaunies par le tabac, brillante comme ceux des loups avant la curée « Mais ce qui importe, c’est de savoir ce que nous allons faire pour conduire cette guerre ! »

Des Nos regardait dans les yeux tous les hommes qui l’entouraient, et plus particulièrement les deux adversaires les plus rageurs de la soirée, le général Monceau et le tout récent capitaine de la Liste Saint-Sulpice, qui rayonnait sous ses nouveaux galons dorés qui éclairaient son visage comme un sous neuf.

Le général était petit et gras, son uniforme blanc cassé ayant du mal à cacher un embonpoint déjà avancé, tout comme la chaude lumière des bougies faisaient briller son crâne chauve comme une boule de billard dans le salon d’une élégante. Rubicond, le visage gonflé par de grosses veines saillantes et rougies par l’effort de ne pas répondre aux insinuations de Saint-Sulpice sur son intelligence, le général ressemblait à un être porcin, un de ces gras cochons capable de croquer un enfant aventuré imprudemment dans la soue d’un enclos.

Le jeune capitaine était tout le contraire de Monceau. Grand et maigre, longs cheveux blonds noués par un ruban, cadeau d’une conquête, dans un catogan strictement militaire si ce n’était sa couleur tirant sur le rose pâle, l’officier de marine représentait l’avatar de plusieurs générations consanguines d’une vieille noblesse déchue mêlée au sang rouge et impur de ces fous de négriers nantais qui comptaient régir la France. Intérieurement, Des Nos exécrait ces deux hommes, mais il avait besoin d’eau, et c’est donc pour cela qu’il reprit lentement, détachant tous ses mots sans élever la voix :


« Bien cela étant dit…Lequel d’entre-vous aurait assez de courage pour mener quelques attaques impromptus avec les corsaires et la flibuste sur les arrières de nos ennemis, tandis que le gros de nos forces frapperait ici » en disant cela, Des Nos avait frappé un point sur la carte, que tous désormais fixaient attentivement…Au fond de lui, il pensait que le sort était jeté, son majeur ayant frappé exactement là où il souhaitait qu’il aille…Comme on dit, « alea jacta est » et mort aux cons !

jeudi 14 février 2013

Visites et tractations

Tortuga, ses ruelles sales, pleines de fanges et de porcs qui trainent dans des rigoles de sang et de pisse, ses devantures lépreuses en bois vermoulus, sa population métissés, putains aux visages mal poudrés de son de riz, pirates ivres morts se battant en duel, jungle malfamée d’hommes crasseux qui ne rêvent que de pillages et de riches butins, alors que leur vie se réduit bien souvent à une longueur de chanvre autour du cou après avoir souffert milles morts, dans les prisons royales ou en mer.
Tortuga, la putain des Caraïbes, la plaque tournante de tous les trafics et de tous les rêves brisées. Tortuga, la cité des pirates, récemment libérée du jour français.

L’Ange Noir parcourait les rues de la ville à grandes enjambées, traçant son chemin dans cette foule compacte de corps en sueurs, exhalant toutes les senteurs humaines, du graillon aux excréments en passant par les parfums et tabacs de France ou du Mexique.
Un mois que Des Nos l’avait envoyé là, après une opération de « nettoyage » des nègres marron. Dans les faits, le petit groupe de rebelles s’était séparés bien après la mort d’Albert ***, le petit propriétaire qui trafiquait avec les ennemis de la France, à moins que ce ne soit ceux du gouverneur des Indes.

L’Ange souriait d’une grimace mortelle à ses souvenirs, ce n’était pas ses oignons, il avait juré fidélité à son maître, et ce dernier payait bien les bons éléments…Les autres mourraient rapidement de toute manière.
Le grand noir était donc arrivé quelques semaines plus tôt, le temps de trouver un vaisseau qui pourrait l’amener dans la capitale des pirates. L’Ange était arrivé quelques temps après le départ des derniers français, à son arrivée, la dernière frégate capturée avait été brulée dans un feu de joie, illuminant la nuit par un feu d’artifice exceptionnel quand la poudre de la Sainte Barbe avait brûlée. Ses ordres étaient clairs, rejoindre le contact de Des Nos, et chercher des liens avec ceux qu’on appelait les « seigneurs pirates ».  L’Ange ne connaissait rien au milieu, et les Lwas soient loués, il avait pu s’appuyer sur le propriétaire de la Vénus Bleue.
C’était vers cette taverne que l’Ange se dirigeait à grand pas, après avoir passé le début de soirée à payer quelques coups dans un des bouges du port. Une fois de plus, il avait fait choux blancs, mais il espérait que quelqu’un l’attendrait…

Loin de là, à des centaines de kilomètres, Charles Des Nos contemplait la nuit tomber sur les Caraïbes, un verre de grog à la main. Il se sentait vieux, dans cet air nocturne rafraîchi par l’alizée. Il avait reçu des nouvelles de la guerre en Europe, assez bonne, mais il savait aussi qu’elle se propageait à tout le monde connu. Son devoir était de combattre une fois de plus, mais il savait aussi qu’il n’avait plus grand-chose avec son statut d’amiral, la terreur des mers qu’il était il y a quelques années ayant laissé place à un vieillard qui n’était bon qu’à signer des ordres.
Pourtant, le Gouverneur avait aussi saisi qu’il avait d’énormes pouvoirs dans sa plume qu’il ne pouvait en sortir de la gueule de trente-deux canons de bronze. Il commandait à des flottes entières, plusieurs îles et un pays encore vierge de quelques traits d’encres sur le papier, mais surtout, il pouvait agir dans les Ombres, manipuler les hommes, ne pas hésiter à faire tuer froidement pour que vivent plus longtemps des centaines de français. Tel était sa mission, tel était son fardeau, et Charles Des Nos était bien décidé à aller au bout, tout en supportant dans sa conscience le poids des décisions que son âme avait prises.
Le gouverneur posa son verre sur la rambarde en bois ouvragé de la terrasse de ses appartements, avant de sortir de sous son cou une médaille de Saint-Michel Archange et prier dans la nuit solitaire.

L’Ange était arrivé. La Vénus Bleue de payait pas de mine, une enseigne en bois représentant une sirène aux écailles bleu argent défraichies par les vents et marées, des murs en pierre piquetés par l’usure du temps. L’Ange poussa fort contre la porte en bois, gonflée par l’air humide des tropiques, perdant la fraicheur du soir pour suer immédiatement dans une chaleur de fournaise. Rires, chants, jurons imprégnaient un air vicié par la fermentation de corps humains mêlés dans une orgie de sens. Joueurs de cartes, de dés, filles de petites vertus qui encourageaient de pauvres caves par des baisers et quelques caresses à la descente, tant des bières éventés que de leur portemonnaie, à tout perdre dans l’espoir d’une nuit parfaite, buveurs solitaires, attendant leurs compagnons pour poursuivre la virée nocturne dans quelque coups fourrés.
L’Ange jeta un coup d’œil désabusé à la communauté interlope qu’il n’avait aucune envie de côtoyer, même si une drôlesse essaya de se coller contre le corps robuste du guerrier, il la repoussa après une bonne tape sur les fesses après lui avoir expliqué qu’il n’avait pas d’argent, ce qui eut pour effet de refroidir immédiatement la brune qui alla murmure quelques mots à une de ses compagnes avant de glousser au propos de l’Ange.
Ce dernier s’en moquait, un coup d’œil au tavernier qui haussa légèrement les épaules derrière son comptoir en chêne, avant de retourner jouer de son chiffon en jetant un coup d’œil à la population de sa gargote. Le gros homme, le bedon de la quarantaine serré par un tablier plus jaune que blanc, brillait, rubicond sous la lumière chaude des bougies de suif qui faisaient luire son crâne chauve comme une pierre polie. Mais l’ancien passeur qui servait Des Nos contre bon argent cachait sous ses airs joviaux un œil acéré et réputé pour flairer embrouille et dangers, assez rares quand on connaissait le bon gourdin clouté de fer et le tromblon rempli le plus souvent de mitraille qu’il planquait derrière son trône.
L’Ange monta donc vers sa chambre. Si quelqu’un venait, c’était là qu’il attendrait, pour l’heure, dans le garni ou reposait une mauvaise paillasse ainsi qu’une couverture en grosse toile de jute, il déposa ses bottes fangeuses, avant de s’asseoir dans le clair de lune, face à la porte, à moitié assoupi, attendant le code discret du patron qui le réveillerait de cette longue torpeur à ne rien faire…

vendredi 8 février 2013

Mortelles passions



Elle reprenait vie, André sentait ses mouvements convulsifs, d’abord ses bras, qui le serrèrent contre elle, et puis le tremblement de son corps, tandis qu’elle pleurait doucement contre son épaule. Il la laissait faire, lentement, la berçant doucement, comme s’ils étaient loin, à des milliers de milles, de cette scène de sang et de mort. Il lui offrait sa chaleur, du bout des doigts, de sa poitrine où il sentait les larmes se mêler aux humeurs des morts, le liquide salé glissait le long de son torse comme sur le visage de Sid, laissant de longues traces blanches, acte de purification après l’holocauste, le sacrifice brutal d’une vie pour le Destin.
Sid tremblait moins, même si ses larmes n’étaient pas encore séchées. Le capitaine sentait la chaleur de leurs deux corps se diffuser, communiquer la vie, dans leur deux âmes réunies. Il sentait ses cheveux frôler son menton, sa respiration se faire plus calme contre son sein, son souffle régulier et tiède le faisant légèrement frissonner.
Ils n’avaient jamais été aussi proche qu’en cet instant, collés l’un contre l’autre dans une lente dans de la vie, après ce tango mortel et passionné qui avait ravagé par sa furie le petit coin de paradis. André serrait de ses bras la jeune femme, comme elle répondait en griffant son dos. Ils sentaient le sang, la sueur et la mort, mais le capitaine n’aurait jamais pu être plus heureux qu’à cet instant. Ce parfum l’enivrait, exaltait ses sens et son âme. Peau contre peau, il glissait lentement, avec une infinie tendresse, ses mains contre la chemise de la jeune femme détrempée par l’hémoglobine. Au travers du fin tissu rêche, il sentait la chair mordorée et soyeuse qui irradiait au rythme de ses battements de cœur.
Elle releva la tête, deux traits blancs coulaient sous ses yeux, alors que ses joues et son front étaient tâchés de boue et de sang. Lui-même ne devait pas être mieux, les yeux plongés dans ceux de la jeune femme, son mâle visage maculé par le liquide carmin qui commençait à peine à coaguler sous la chaleur du soleil. Pourtant, au fond de lui, le jeune homme la trouvait belle, même, elle n’avait jamais été aussi belle que dans cet instant au paroxysme de leur proximité physique.
Elle le regardait, ces grands yeux verts grands ouverts sur la vie jetés dans l’abyme de la folie. Elle avait eu peur, mais lentement, elle revenait d’entre les morts. André lui souriait, sans rien dire, ses paupières baissées sur ses globes bleus marines.  Sinople et Azur, eau et forêt. Rencontre de deux âmes farouches dans un lieu et un moment de perfection absolue.
Sid releva sa tête, offrant ses lèvres rouges sang à André. Avec passion, il rendit le baiser. Contact éphémère qui dura une éternité, ou leurs langues joueuses léchèrent avidement la peau de l’autre comme si elles venaient de trouver l’Eau de Jouvence. Baiser salé, baiser de sang. André gouttait les larmes de la jeune femme mélangées au sang des morts, c’était le plus capiteux des vins, le plus doux des élixirs, l’ambroisie que les Dieux de l’Olympe consommait en se jouant des mortels. C’était le baiser de deux âmes voraces qui venaient de sortir de l’enfer, c’était la joie primordiale de ceux qui connaissent le prix de la vie, le bonheur de connaître une fois de plus la passion dans ce monde brutal.
Plus que leurs langues, maintenant, c’étaient leur main, leur peau, tout leur corps qui se lançaient dans une ronde de la vitalité. Le capitaine ne savait plus où il était, emporté par la passion et les parfums enivrant de la féminité exacerbée de son amante. Sid répondait à ses attentes, excitant ses sens tout comme les siens étaient enflammés. Il la souleva, la serrant contre lui, tandis qu’il sentait ses ongles arracher sa chemise sanglante et griffer son dos.
Leurs corps se jetaient l’un contre l’autre, violence de deux passions forgés par la dureté de la vie. Ils glissaient lentement dans une folie, tandis qu’ils coulaient dans l’eau bourbeuse de la plage.
C’était un pugilat antique, deux corps, deux âmes, plongés au cœur de la vie. Leurs baisers, leurs caresses n’étaient plus suffisantes. Ils allaient au bout d’eux même, au bout de leur passion et de leur être.

jeudi 7 février 2013

Edward Low ? Vous avez dit Edward Low ?



André était descendu à terre. Dans le fort, il avait vu les soldats bleus mélangés aux nègres, coupeurs de têtes aux sourires sinistres ou vieillards édentés ivres d’alcools et d’herbes opiacées. Tous sentaient la crasse, la vie en forteresse, et les illusions perdues. Les hommes qui n’étaient pas en service se terraient dans les rares recoins d’ombres, ajoutant au remugle de leurs corps en sueur les cris et jurons des jeux de cartes ou de dés. Les gardes, eux, trainaient d’un pas lent sur la muraille décrépie, le regard dans le vide, n’ayant qu’une seule chose en tête, quitter la fournaise de terre cuite et des fascines en bambous pour désaltérer leurs langues aussi râpeuses que les instruments du charpentier.
Le français était pressé de repartir sur l’Adamante et la liberté, mais Magaly de Sombre lui avait demandé de surveiller l’arrivée de « prisonniers ». André n’avait rien dit sur le coup, mais il n’avait pas compris pourquoi une femme aussi éprise de liberté pouvait parler d’hommes enchainés comme si c’était du simple bétail. C’est pourquoi il se tenait là, à l’ombre d’un grand chapeau de paille qu’il avait préféré à son tricorne. Il avait laissé sa veste sur le navire, habillé d’un pantalon noir et d’une chemise blanche au col largement découvert, il suait malgré tout sang-et-eau. Par tous ses pores, de la racine de ses cheveux jusqu’à ses bottes, il ruisselait, et n’avait qu’une hâte, regagner le bord après avoir pris un bain de mer.
Pesso fumait une pipe en cochant des croix régulière au fur et à mesure que les hommes de peines avançaient, fers aux pieds. C’étaient des hommes noirs, grands et bien bâtis, mais leurs regards étaient aussi vides que ceux des poissons qui séchaient sur des claies sur le sable de la plage, attaqués par des milliers de mouches. Le français se demandait si on ne les avaient pas drogué, ce qui étaient fort probables, lui-même connaissait les techniques des négriers pour asservir la marchandise, surtout au moment de l’embarquement où, épris de leur libertés à moins qu’ils ne fussent suicidaires, certains de ces esclaves se jetaient à la mer, sans aucun espoir d’atteindre la plage en vie tant les requins et la houle se massaient dans ces parages.
Quand André vit l’homme blanc recouvert de chaînes, il n’y tint plus, et demanda au nain sur un ton agressif :
« Madame De Sombre trahirait-elle ses convictions dans la vente du bois d’ébène et l’esclavage ? »
Pesso, amusé, tira une longue bouffée de sa pipe, avant de vider le tabac dans un tonneau d’eau croupi qui grésilla quelques instants. Il bourra à nouveau sa pipe, cherchant un certain effet. Il devait l’obtenir, parce que, sous l’assaut du soleil, André brulait d’une rage contenu qui rosissait ses joues. Pesso alluma avec une mèche longue le fourneau, et regarda le capitaine français.
« Non…Le capitaine ne ferait pas ce genre de choses. Ces hommes sont la lie de la société, des tueurs, des violeurs et des âmes damnées. Même si elle est contre les accords de Valladolid, vous pensez bien que Madame croit que nous avons tous une âme…Sinon, elle ne s’occuperait pas de nous comme ses enfants ! » Il tira une nouvelle bouffée, et cocha une dernière case « Le blanc, en revanche, n’était pas sur la liste. Mais si elle l’a pris dans les cales, c’est que sa vie ne vaut pas grand-chose, c’est moi qui vous le dit ».

lundi 4 février 2013

Saga Africa



Sid et André étaient descendus à terre avec le youyou du bord, ces petits bateaux courts et larges, après avoir assuré De Sombre qu’ils ne commettraient pas d’impairs. C’était le meilleur moyen de rejoindre la côte, l’Adamante ne pouvant pas remonter assez près au vent sans risquer de se drosser dans la baie. Leur petite embarcation avançait à grands coups de rames, les pelles de rames entrant et sortant dans l’eau bleue lagon à grand coup d’un rythme cadencé. A côté d’eux, des grands tonneaux de bois, vides, flottaient pour être récupérés par les populations à terre, afin de reconstituer en eau et en viande salées les réserves du grand vaisseau noir. 

La vue qui était époustouflante du plat bord de l’Adamante se révélait toute autre une fois le pied sur le sol africain. Les bottes d’André s’enfonçaient dans du sable mêlée de boue, tandis qu’ils remontaient vers le fort qui n’avait de château que le nom. Les hommes du crus, hommes et nègres réunis, récupéraient sans hâte les tonneaux vivriers, dans une chaleur déjà étouffante pour l’heure. Le soleil tapait dur, et André était heureux d’avoir emprunté un tricorne, même s’il cuisait dans son pantalon noir. Pas une brise de terre ni de mer, et il était à peine dix heures du matin. La journée s’annonçait rude, pensait-il, tandis qu’un filet de sueur commençait de dégouliner dans le dos de sa chemise blanche. Au moment où ils entraient dans le fort, le jeune homme enleva sa veste, et ouvrit quelques boutons de plus que la bienséance, mais au regard du front perlé de Sid et le fait qu’elle avait aussi délié le haut de son habit révélant presque sa féminité lui indiquait qu’à l’heure qu’il était, il valait mieux se mettre à l’aise plutôt que respecter une étiquette. Bien que par acquis de conscience il rosissait et évitait de regarder de trop la jeune femme pour ne pas divulguer un certain émoi.
A vrai dire, il considérait la considérait surtout comme une bonne amie, même si il la trouvait très jolie, ce qui embêtait un peu le jeune capitaine. Ils avaient eu pour l’heure une relation maître élève, et André avait pu vérifier de près la beauté de la jeune femme, son honneur de gentilhomme ne pouvait pas le laisser divaguer dans de telles pensées obscènes, et puis, c’était indigne de l’amour pour sa chère Isabelle…Elle était si loin, mais ce souvenir se ravivait sans cesse dans sa tête, bien que le français n’était plus capable de dessiner son visage ou de se rappeler la couleur de ses yeux, il se rappelait les longues boucles brunes, un sourire éclatant, et la délicatesse du teint de cette cousine si chère à son cœur…

Il en était là de ces réflexions quand Sid lui donne un petit coup dans les coudes :
« Vous ne m’écoutiez pas André ! »
« Pardon, j’étais troublé, que disiez-vous ? »
« Je disais que nous sommes entourés de gens étranges » elle murmurait presque.
En effet, dans la cour lépreuse du fort aux murs lézardés, des hommes et des femmes, de tout âge et de toutes conditions, regardaient les marins de l’Adamante avec un mélange entre haine et crainte, les yeux révulsés par ces sentiments puissants. C’étaient un mélange d’européens et africains, soldats en tenues blanche défraichies par le soleil et les conditions de vies, femmes portant des enfants dans des boubous décolorés sur leur sein apparent, vieillards édentés qui crachaient un mélange verdâte de tabac à chique et de glaires. Les hommes plus jeunes se tenaient tous à l’ombre, avant leur entrée, ils jouaient aux cartes, mais toute la vie de ce petit monde s’était arrêtée, pour lancer des éclairs aux nouveaux venus. André croisa les yeux d’un grand homme blanc, la quarantaine, cheveux blonds filasse et barbes de trois jours, engoncés dans un uniforme qui aurait fait honte à un cochon. Son regard fou cherchait celui du capitaine, puis du pouce il fit un geste univoque en le passant habilement sous sa gorge, avant de jeter un coup d’œil appuyé à Sid.
André carra sa mâchoire, tandis que dans son dos une sueur glacée fit tressaillir son échine. Ils n’étaient pas les bienvenus, et il comprit très vite pourquoi, tandis qu’une file de prisonniers, hommes noirs et blancs mélangés, avançaient dans la cour, escortés par des marins de l’Adamante. Et puis, un mouvement dans la foule, quelques invectives, des cris, un coup de feu. Apeurés, les autochtones s’enfuient dans une débandade, tandis que là-haut, à la porte de la maison du « gouverneur », De Sombre sourit.
« Je crois que nous devrions nous en aller. Pesso m’a dit qu’il y avait un beau site au-dessus de la rivière, une tour qui date de l’époque Peul, avec une petite crique ombragée. » Proposa André, saisissant le bras de Sid. L’homme au regard fou les regardait tandis qu’ils quittaient les lieux.

La tour était un assemblage de briques de torchis branlant, de forme octogonale, qui se dressait dans le paysage de brousse comme un phare au milieu de l’Océan. Elle se tenait seule dans cette immensités, surplombant à quelques dizaines de mètres le fleuve local, un espèce de serpent où l’on pouvait à peine barboter dans une eau fangeuse, sauf dans le petit coin, presque à la limite entre l’Atlantique et la côte, que Pesso leur avait indiqué. Sid et André était seul, ils avaient grimpés vers la tour abandonné, traçant une route sinueuse dans les hautes herbes jaunes. Le capitaine se doutait que serpents et autres bestioles dangereuses pouvaient ramper dans ces fourrés, mais la seule trace de vie qu’ils purent déceler était l’empreinte d’un grand félin, que Sid pensait être un lion, ou une quelconque panthère courante dans ces régions. Mais dans un rire, elle rassura le jeune homme en lui disant que ces grosses bêtes aurait toujours plus peur de l’homme que le couple ne serait effrayé par ce qu’elle appelait un « gros chat ».
André n’était pas franchement rassuré, mais il préféra hausser les épaules et réfléchir à l’existence de cette tour solitaire en descendant vers le fleuve. Pourquoi donc la tour narguait le ciel et les étoiles comme un vieux Dom Juan se moquait de Dieu dans une dernière bataille ? Quel titan disparu pouvait venir créer une forteresse de terre et de sable pour défier les siècles ?  Encore qu’elle ne semblait pas si solide que cela, effritée par les vents et la nature environnante qui embellissaient l’ocre des briques par des touches jaunes et verts là où les herbes folles puisaient assez d’eau pour se parer des couleurs de la vie. A tel point que les deux jeunes gens décidèrent d’un commun accord de ne pas grimper au sommet, même si des poutres apparentes de bois imputrescibles semblaient inviter à l’escalade.
Plus sagement, ils descendirent vers la petite crique. Pesso leur avait expliqué que c’était un havre de paix, sans moustique ni bestioles, à l’embouchure du fleuve, et qu’une fois à la tour ils ne pourraient pas la manquer. En effet, en descendants droit vers le fleuve, ils débouchèrent sur une sorte de petite plage de granit et de sable mélangés, où les gros blocs de pierre noirs faisaient barrage aux vents et aux sels marins, formant une petite cuve d’une eau bleu claire plus pure que les lagons des Caraïbes.
André souriait en regardant la petite plage, c’était vraiment un lieu idyllique, loin de toutes les misères de cette vie. Il commençait à enlever ses bottes noires après avoir dénoué son baudrier et poser son épée à terre, pour marcher pieds nus dans le sable humide, quand dans les fourrés derrière eux, ils entendirent un froissement et le mouvement d’hommes en armes…


Quatre hommes, quatre guerriers autochtones. André avait bondi sur son sabre, cadeau de Magaly, et le dégainait dans le même mouvement. Il jeta un coup d’œil à Sid, elle était paralysée, et dégainait avec un temps de retard son épée. Le capitaine se rapprocha d’elle, pour la défendre, mais leurs agresseurs avaient bien compris la situation, et s’essayaient à se placer en coin pour séparer les deux amis, fendant l’air de leurs lourds cimeterres.
André para plusieurs attaques, en position de défense, jetant un coup d’œil alarmé régulièrement à la jeune femme. Elle s’en sortait bien, mais elle s’éloignait de plus en plus de lui. Le capitaine était bien trop pressé par ses deux adversaires, mais il mettait toute sa science du combat dans la danse de mort pour s’en sortir. Les deux hommes n’étaient pas de grands combattants, ils se contentaient de coups de tailles, venant du haut ou des côtés, mais ils étaient forts, agiles et habitués au pays. André était recouvert de sueur, qui dégoulinait dans ses yeux et poissaient la garde de son épée. Il gardait toutefois la tête froide, parant et esquivant les coups brutaux, mais la fatigue et la chaleur aurait raison de lui. Sauf s’il agissait maintenant, voyant une faille dans les coups tout azimut des deux guerriers, il bondit entre eux d’un saut de chat. Les deux hommes étaient consternés, le français venait en effet de perdre délibérément l’allonge de son grand sabre, qui ne servait à rien au corps-à-corps. Mais ils perdirent trop de temps à réfléchir à la question, André envoya un violent uppercut de sa main gauche dans le ventre d’un des hommes, qui expira tout l’air de ses poumons dans un râle. Il para vivement l’attaque du second, légèrement en retard, croisa le fer, s’approcha, et d’un coup de tête vicieux le français brisa le nez de son adversaire qui recula dans un cri et un jet de sang qui poissa le sable blanc de vermeil.
André jeta un coup d’œil à Sid, tout en se retournant vers l’homme qui se relevait. Ce dernier avait été échaudé par le coup vicieux du jeune homme, qui attendit patiemment que l’autre lance une série d’attaque. Il parait une à une toutes les attaques à l’économie, avant d’utiliser une tactique vieille comme le monde. Il reculait pas à pas vers l’eau, là où se trouvait Sid qui se battait dans des gerbes d’éclaboussures. André feignit de glisser, l’autre lança un coup de taille trop court par rapport à la position du français qui s’était déjà relevé, et tranchait dans un mouvement rapide les tripes du guerrier noir qui s’effondra dans une mare de sang et de boue.
Tête froide. André regarda le nouvel arrivant, tandis que l’homme au nez cassé reculait pas à pas. Derrière-lui, Sid reculait dans l’eau de plus en plus, elle avait tué un adversaire, mais le second ne la lâchait pas. Voyant l’indécision du nouvel homme, l’homme aux cheveux blond filasse et au regard fou, André s’avança à grandes enjambées pour presser le blessé. Le nouveau venu tomba dans le piège, et s’approcha du français. Soulagé, André se reconcentra, son amie ne risquait plus rien, enfin, c’était une façon de penser, mais elle s’en sortirait certainement.
Le blessé parait maladroitement de son cimeterre, tandis que l’homme fou approchait, invectivant André dans son patois guttural, mélange de français, de portugais et de langue de la région. Leurs deux sabres se rencontrèrent dans un froissement d’acier retentissant. L’Européen savait se battre. André sourit glacialement, ses lèvres serrées par un pincement sinistre. L’autre répondit à son sourire, et d’un geste élégant, invita le français à entrer dans la danse. Le blessé reculait, trop heureux d’être encore en vie, et cherchant à filer à l’anglaise dans les taillis. Un sifflement d’une flèche suivit d’un cri guttural troubla André, Sid venait de revenir, débarrassée de son tueur, et avait tiré une flèche sur l’homme à terre, avant de l’égorger d’un mouvement souple.
Le capitaine avait manqué un temps, et l’autre européen attaqua à fond en tierce et en sixte sans laisser de répit au jeune homme. André était fatigué, deux hommes éliminés avant, la sueur qui coulait dans ses yeux comme ses cheveux dénoués qui glissaient régulièrement devant sa vue. Au moins, l’homme au nez-cassé s’était enfui face à l’intervention de Sid, mais le français n’était pas en bonne position. Il parait come il pouvait, essayant de revenir dans la danse de mort à contre-temps. Ses pas se faisaient moins longs, et il était réduit à une attitude défensive. Face aux attaques à l’italienne de Regard Fou, André répondait par un savant mélange de garde espagnole, laissant ses pieds trainer géométriquement dans le sable gorgé de sang et d’humeurs. Il reculait lentement, ses pieds nus enfoncés dans le sable, tandis que l’autre le pressait de coups potentiellement mortels. André reculait de plus en plus, haletant, la bouche ouverte soufflant un air chaud tandis que ses poumons expiraient l’oxygène vicié de son corps transformé en une fournaise infernale. Soudain, il butta contre quelque chose, le corps du mort, et André tomba. L’autre regarda le français, un sourire cruel aux lèvres tout en levant son sabre il dit :
« Je vais te tuer…O oui…Puis je prendrais du plaisir avec la petite, avant de rendre sa tête à De Sombre…Peut être qu’elle libérera mes amis »
L’autre parlait dans sa langue étrange, sabir incompréhensible, il était fou, ses yeux bleus glaces tournaient dans ses orbites à toute vitesse. André essayait de récupérer son sabre, trop loin, mais sous sa main, il sentit quelque chose, la flèche de Sid. Il l’avait brisée en tombant, et il saisit le bout de bois, long et fins, entre ces doigts. Dans un suprême effort, et tandis que le sabre s’abattait sur lui, André de releva, et enfonça la pointe de chêne dans le ventre de l’homme au regard fou. Les yeux de son adversaire se plongèrent dans les siens, déjà vitreux, tandis que l’officier enfonçait encore plus son arme improvisée dans les tripes de son adversaire, les fouillant dans un geste de torsion. Les deux étaient à genoux, l’homme tombait sur le français, du sang giclant de sa blessure et de sa bouche, trempant son menton et ses lèvres où bullait l’air dans une mousse rosâtre. André sentait sur ses doigts, sur ses vêtements, le liquide poisseux qui imprégnait son être, tandis que l’homme au regard vitreux exhalait son dernier souffle, haleine fétide et rance qu’il avait cherché à retenir.
De Lestre se dégagea de son adversaire, qui s’écroula sur le sol. Il passa sa main sur son visage, essuyant la sueur qui coulait dans ses yeux d’un revers de manche. Sa dextre laissa une marque sanglante sur son front, son nez et sa bouche. Il était en vie. Le capitaine regardait la scène, le paradis idyllique de sable blanc et du lagon s’était transformé en une scène de boucherie. La terre été imprégnée par le liquide vital des hommes morts et buvait avidement le sang comme si il avait été une pluie bénéfique, tandis que l’eau se teintait de cramoisi là où l’homme que Sid avait tué s’était enfoncé sans laisser d’autre traces. André avait la tête qui tournait, une envie pressante de s’asseoir et dormir tenait son cœur,  la même sensation qui l’étreignait tout le temps après un combat à mort. Il se sentait fatigué, vidé de toute substance. Mais son devoir était de rester en vie, de redevenir un être vivant malgré la débauche et la fureur de mort. Il reprit son sabre, couvert de sang, et se s’avança vers la jeune femme. Elle était en état de choc, paralysée par la violence crue de la scène. Le jeune homme s’était douté qu’elle n’avait jamais tué avant ce jour, et qu’elle venait de rencontrer quelque chose qui ne l’abandonnerait plus, le remord, le chagrin et la pitié. On ne pouvait pas apprendre à tuer, il le savait bien. C’était à chacun de rencontrer la mort au bout d’une lame, et de voir ce qu’il ressentait face à la violence et la cruauté. L’entrainement était une chose, le combat réel, jusqu’à ce qu’un des deux adversaires passent de vie à trépas était tout autre. Savoir se battre différait de savoir tuer, être proche de son ennemi dans une danse de mort, voir ses yeux, son souffle, les mouvements de son corps, puis la lame s’enfoncer et prendre la vie, tandis que le regard, ce qui était le plus terrible, se ternissait et que l’âme de l’homme au seuil de la mort s’enfuyait sans qu’on puisse rien y faire vers le Paradis ou l’Enfer. Oui, le vainqueur restait en vie, mais à quel prix, André se l’était souvent demandé, et n’avait jamais trouvé la réponse.
La seule chose qu’il pouvait faire, s’était être auprès de Sid, lui saisir fermement le bras et la forcer à regarder ailleurs que la scène de sang et de mort. Croiser son regard, plonger ses yeux dans les yeux, offrir son âme pour la faire revenir parmi les vivants. Malgré la répugnance et l’horreur, elle était en vie, elle devait le comprendre, avancer, passer au-delà de ses sentiments morbides, aller au-delà du choc. On ne s’y habituait jamais, et les démons poursuivaient n’importe quel guerrier, mais le vrai combattant, celui qu’André avait découvert dans la jeune femme, lui, il devait cohabiter avec eux et leur rendre hommage en restant en vie, et se souvenir de son humanité.
Le jeune homme regardait donc Sid, il lui avait saisi les deux poignets fermement mais sans lui faire de mal. Avec douceur, il lui fit poser son arc. Elle était froide comme la glace, ses yeux étaient perdus dans le néant, et sa bouche tressaillait dans un tic nerveux. Et puis lentement, elle se mit à trembler, le capitaine était très proche d’elle, il sentait son souffle sur sa poitrine, la chair de poule saisir sa peau blanche et délicate. Le capitaine humait l’odeur du sang qui se mêlait à son parfum, un vent frais faisait tressaillir les mèches brunes de la jeune femme, tandis qu’il approchait son corps presque à la toucher. Dans un souffle il lui dit :

« Anna…Reviens…C’est fini »