dimanche 19 février 2012

Rêveries Indochinoises suite


La nuit noire. Une voiture roule à tombeau ouvert, tous feux éclairés, sur une route de terre battue bordée par une végétation luxuriante et exotique de banians. Soudainement, la voiture arrive sur un plateau, et dérape dans une allée pleine de bananiers plantés géométriquement. Dans l’air de la nuit, on peut apercevoir des dizaines de lampes éclairées un peu partout, et la voiture roule droit vers une des maisons sombres, vaste manoir colonial.
Je descends de la voiture, devant une véranda ouverte. Une femme se lève d’un rockingchair, grande et mince, cheveux longs, roux, retenus sur le sommet du crâne en un chignon compliqué.
Elle est vêtue d’une jupe longue, et d’une chemise en soie blanche qui colle à son corps dans la chaleur du soir, décolleté, révélant des seins lourds et fermes. Sa bouche, trait rouge sang dans l’ombre, se trouve sous deux yeux verts aussi brillants que ceux d’un chat. Elle avance de quelque pas, sur le palier, et me regarde. Je grimpe les marches rapidement, dans un mouvement qui prend pourtant un temps infini, tandis qu’elle me scrute de son regard de chat perdu. Son corps se penche en avant, vers moi, elle me bloque le passage, en recherche d’un baiser. Je m’arrête dans cet entre-deux.

« Tu es rentré » dit-elle, d’une voix de soprano fluide, mais à la fois pleine d’hésitation.

« Je suis rentré » réponds-je.

« As-tu faim ? »

« Non ! » trop hâtif « j’ai dîné à Vientiane », sourire pincé de sa part.

« Père t’attends »

« Je sais » dis-je en m’avançant. Elle s’écarte à peine, je la frôle dans ma marche, elle tend son bras, comme pour m’arrêter, dire quelque chose. Je suis attiré magnétiquement par le mouvement de son poignet, j’aimerai le prendre, le baiser. Non, je n’ai pas le droit.

« Marie-Hélène » soupir.

La scène n’a duré que quelques instants, à moins que ce ne soit une éternité. La porte de la maison s’ouvre, dans le flot de lumière qui se répand dans la nuit moite, se dresse une figure aussi noire que la clarté lunaire.

« Jeune maître, Il attend ».

J’entre…

La chambre est baignée par la lumière de la Lune, la seule lumière artificielle est due à une petite veilleuse à côté du lit à baldaquin recouvert de coussins et de soierie. Dessus, un vieil homme est couché sur le côté, tirant de longues bouffées sur une longue pipe en terre, tenue constamment allumée par une jeune fille douce dans une tunique de soie noire. Lorsque j’entre, le vieux claque des mains et la douce s’en va, sans un bruit, marchant sur le sol jonché de lattes de bambous à petits pas pressés. Je contemple le vieil homme qui continue de fumer, yeux mi-clos, le mélange de tabac et d’opium qui embaume l’air frais de la chambre ; il est vêtu d’une tenue Méo, pantalon finissant aux genoux noirs, et tunique annamite de la même couleur. Ses cheveux longs et blancs sont retenus par une lanière de cuirs frappée de petit clou d’argent. Aucuns sons, sauf les grillons dehors et le battement du lourd panka de bambous. Tout dans cet homme fait penser à un quelconque chef maigre des hauts plateaux, si ce n’est sa carrure, grande et forte, ses pommettes hautes, et ses yeux bleus glaces, durs et aristocratique. Digne descendant du croisement entre Asie et Europe, entre un officier racé droit issu de Saint-Cyr et d’une princesse Méo. Mon père, administrateur français et maître des hauts plateaux.

« Tu es rentré » dit-il de son baryton grave, après avoir expulsé une grande quantité de fumée opiacée.

Trois fois en une journée que l’on me pose cette question, cela en devient gênant. Aurais-je du rentrer.

« Tu ne dis rien ? Tu as raison, tu n’as nullement besoin de t’excuser, tu n’es ni un marchand ni un coolie, tu es un soldat et mon fils. »

Là encore je ne réponds rien, je sais que cela ne servirait à rien.

« As-tu vu la femme de ton frère ? Toujours aussi délicieuse »

Inconsciemment, je serre les poings. Mon frère est mort, et le vieux salaud me ressort cette vieille histoire ?

« Je plaisante mon garçon, ce que tu feras ne regarde que toi, et elle. Mais à mon avis, il vaudrait mieux que tu te trouves une petite annamite qui te portera de beaux enfants, plutôt que d’aller vers une de ses européennes extravagante, aussi dangereuse qu’un serpent-feu. » Il tire une nouvelle bouffée de sa pipe, avant de reprendre.

« La guerre en Europe est finie tu sais. Mais tu ne pourras pas te reposer. Non, une nouvelle guerre couve, et la France ne nous soutiendra pas, jamais. Ils s’en moquent bien de nous, à Paris, de ceux qu’ils appellent les « indochinois ». Nous ne sommes rien pour eux, sauf des expatriés…Mais notre vie, ta vie, est ici fils, je sais ce que tu ressens quand tu rentres, je l’ai senti moi aussi. Le même sentiment que tu as senti en revenant dans les bras de ta jeune fille de Vientiane, puis en montant ici. J’ai vu comme tu es arrivé, tu avais la rage au cœur, tu m’en voulais presque, et tu en voulais à ton frère d’être mort, à moi de te rappeler. Et pourtant, dès que tu l’as revue, dès que tu es monté, tu t’es senti apaisé. »

Je regarde le vieil homme qui me regarde derrière son écran de fumée. Il a raison, toujours.

« Mais je radote. Je parlais de guerre. Tu sais qu’ils sont de plus en plus nombreux sur les plateaux…Ils viennent pour tuer, ou être tué. La guerre vient. »

« Et que comptez-vous faire ? »

« Rien. Rien pour le moment…Ce n’est plus aux vieux d’agir tu sais. Aujourd’hui mon fils, tu dois être comme moi. Fume, bois, aime une femme, et demain ce sera pour toi la guerre et le sang. Profite mon enfant. Vas maintenant. Meï Ling a préparé ton lit. »

Sans rien ajouter, il se retourne et se remet à sa pipe. Je quitte la pièce tandis que la jeune Méo revient. Je tire une cigarette de ma poche, l'allume à une lampe à pétrole éclairée dans le couloir avant d'aller à l'étage suivant, dans ma chambre.

jeudi 16 février 2012

Suite Cimmérie


 Suite, après modification de l'intrigue. Qu'en pensez-vous ?

Deucalion avait sacrifié quelques-uns de ses anneaux de cuivre pour se payer une bonne tranche de viande, du pain à peu près frais et une bouteille de grès pleine d’ale. Il se repaissait de ce frugal dîner, dans l’auberge miteuse qui sentait le graillon et la sueur, cabane de torchis et de fagots mal agencés, mais au moins, le vent n’y entrait pas.

 La serveuse, une jeune femme d’une vingtaine d’année, avait déjà sa beauté fanée par la dure vie d’une frontière, mains rougis par les lessives et la vaisselle, bien que cette dernière ne fût pas des meilleures. Elle portait cependant un solide giron  qui cachait des seins lourds. Ses cheveux filasse étaient baignés de sueur dans l’air moite de l’auberge, tandis qu’elle servait un couple de barbares velus. Elle jetait des coups d’œil à Deucalion,  l’invitant à le rejoindre peut-être à la nuit noire sur une couche de paille.

Deucalion se disait que c’était une bonne idée, jusqu’au moment où il vit entrer les soldats. Trois hommes, deux gardes, et un officier. Ce dernier, petit et trapu, sentait à plein nez l’homme de la frontière, son torse dur couvert d’une brigandine ouverte au col laissant apparaître des poils noirs, ses bras, nus en dehors de bracelets de force plaqué en argent, étaient musculeux, comme ses cuisses qui faisaient bien deux fois la taille des bras de Deucalion, qui n’était pas une demi-mesure.
L’homme s’approcha, toisa le jeune homme qui finissait son assiette en sauçant le liquide épais.

« Toi. Le gouverneur veut te voir ».                   
                                                   
Deucalion finit lentement son assiette, se leva lentement, encadré des deux soldats en cotte de cuir bouilli frappé au cœur de l’aigle d’Aquilonie. Les autres clients, soldats et mercenaires, regardaient le jeune homme qui, en dehors ses yeux bleus acier, ressemblait à n’importe quel homme de la pièce, couvert de fourrures et de cuirs. 



En montant vers le bastion, Deucalion, malgré un air distant et froid, cogitait. Il avait passé le début de soirée à échanger son cheval contre des rations, et quelques une des pierres précieuses qu’il avait sauvé contre des anneaux d’or et une carte relativement bonne des haute-terres. Il savait, de ce que sa mère et son père lui avait conté, qu’un cheval en Cimmérie avait toutes les chances de se briser les pattes, et la marche à pied ne lui faisait pas peur. Ce n’était guère malin que de montrer trop de richesses, mais la vie des frontaliers étaient faite de découvertes de ruines Atlantes et de trésors longtemps enfouis. La seule raison pour qu’un officier le convoque, c’est qu’un avis de recherche courrait déjà pour lui.

Il entra dans le bastion conduit par l’officier. Le premier étage était une vaste salle d’arme où l’on sentait des odeurs de cuisine. Un escalier discret descendait, vers ce que Deucalion imaginait sans peine comme un cul-de-basse-fosse.

Il monta au second étage. On le fit entrer dans une vaste salle parqueté en bois de sapin, sur lequel avaient été posé des joncs frais et des fleurs qui embaumaient l’air d’un doux parfum, après lui avoir permis de se laver les mains dans un broc d’eau chaude. Au bout de la pièce, devant une grande table, et faisant dos à une grande flambée, le gouverneur de Fort Kardamo siégeaient sur un trône de bois, dînant avec des officiers et plusieurs marchands Shemites.

Les conversations allaient bon ton quand Deucalion fut introduit, et des yeux de toutes les couleurs le jaugèrent. Le gouverneur, un poussah complétement obèse vêtu de soie et d’une armure d’argent ciselé, tête glabre et yeux dessinés au khôl, l’invita bruyamment à venir prêt de lui. Deucalion ne connaissait pas Lord Varis, mais ce dernier se présenta comme un ami de son père, qu’il avait connu il y a fort longtemps sur la frontière, quand lui-même était un jeune officier grand et maigre. Cette tirade attira quelques rires.

Comme l’avait deviné Deucalion, tous savaient qu’il était un paria et un fuyard, et qu’une prime était posée sur sa tête. Mais Varis promettait de le conduire jusqu’à la frontière, par souvenir de son vieil ami, si Deucalion contait ses aventures.

Deucalion parla, sans prendre plaisir et réfléchissant à ce qu’il devait dire tandis qu’on lui servait une coupe de vin, il inventait au fur et à mesure une histoire. Il était fils d’une esclave Cimmérienne que son père avait épousé. Ainé de la famille Dekalontes, il avait passé une vie agréable, bien que subissant un entrainement tant mental que physique dur. Puis il avait grimpé la hiérarchie militaire l’arme au poing, jusqu’à ce terrible duel, réel, quelques temps avant que son père ne soit tué. Il raconta qu’il avait décidé de se faire oublier quelques temps sur la frontière, avant de revenir dans sa famille. 

Deucalion se souvenait très bien des coups d’épée, du sang giclant à verse sous les frappes dignes de taureaux en rut, par cette aube froide et humide, sur le petit pré. Le combat était une farce, pour une femme, mais Deucalion aimait sa sœur, et son ennemi avait essayé d’en faire une catin. Son adversaire était entré dans son piège, et Deucalion lui avait ouvert la gorge d’un seul coup, le laissant se noyer dans son sang. Tous les hommes apprécièrent le combat, les donzelles pâlirent en criant à l’héroïsme fou d’un jeune homme défendant son honneur et sa famille. 


Deucalion ne profita finalement pas de la serveuse, mais il dormit pour la première fois depuis son départ de Tarantia d’une nuit descente dans un bon lit, au chaud.


L’aube était là. Deucalion venait de charger les fontes de sa monture de nourriture et d’équipement pour affronter l’hostilité du grand Nord. Ses deux guides discutaient avec Varis, qui était descendu exceptionnellement aux portes du donjon, emmitouflé dans une énorme cape en peaux de loups blancs. Derrière lui, un officier qui n’avait cessé pendant le repas de fixer Deucalion se tenait droit, regardant toujours de ses yeux de serpents le jeune homme. Il était grand et mince, musclé, et bien fait de sa personne, avec sa petite barbe noire taillée et huilée, et ses cheveux avaient reçu le même traitement shémite. Deucalion trouvait qu’il ressemblait à quelqu’un, mais il ne trouvait pas qui. D’un autre côté, tandis que les guides s’approchaient de leurs propres montures, il s’en moquait éperdument.

L’officier se tourna vers Varis, tandis que le trio s’en allait.

« Mon oncle, pourquoi ne m’as-tu pas laissé tuer ce chien dans son lit ? Où l’enfermer dans un cul de basse fosse à pleurer sa putain de mère lorsque les fers du bourreaux arracheront ses chairs tendres de sang-mêlé ? »

« Paix Deklitès. Deucalion est le fils d’un vieil ami, certes le fils d’un traître et traître lui-même et menteur, mais je ne pouvais enfreindre les lois de l’hospitalité. » Dit Varis de sa voix molle, faisant tressaillir ses bajoues. « Et tous les chasseurs de primes de la régions connaissent déjà son visage. Je ne donne pas cher de sa vie, surtout que mes hommes sont les meilleurs…Bientôt ils nous ramèneront sa tête, ta vengeance pour ton frère sera accomplie, et un ennemi du roi sera mort. Que demander de plus ? Viens maintenant, allons nous enivrer! Au succès! » dit-il en se tournant, faisant voler la neige sur sa cape, et indiquant de sa main couverte de bagues et bijoux la chaleur du foyer

Les trois cavaliers sortirent par la porte du fort, montant droit vers les Highlands de Cimmérie.

samedi 4 février 2012

Du sud au nord, un Aquilonien en Cimmérie


 Inspiration: Conan le Barbare, peut-être est-ce que ça finira en nouvelles ?


Un cheval broute dans la steppe, près d’une petite yourte abandonnée au bord d’une route, un simple sillon de trois pas de large, d’une terre brune battue et rebattue par le vent glacial.
Son cavalier boit à une outre d’eau, entouré d’une nuée de gamins crasseux, attendant qu’une femme entre deux âges, grande et forte mais déjà rabougrie par le temps et de multiples grossesses, prépare un insipide brouet de mouton clair.

L’homme est grand et mince, vêtu d’une lourde cape en cuir bordée d’hermine, qui cache sous ses replis une armure de cuire bouillie et de bronze. Il est chaussé de longues bottes fourrées, et a posé sur son paquetage une chapka en peau de loup des steppes, qui protège dans sa chevauchée son visage clair de la froidure de l’automne.

Ses cheveux longs, noir de jais, vole avec le vent, passant régulièrement  devant ses yeux bleus glace. Il les enlève d’un geste distrait de la main, qu’il repose immédiatement sur la poignée en bronze de sa lourde épée.

La femme le sert, il boit vite la soupe, donne quelques anneaux de bronze à la femme, qui lui décroche des morceaux de viandes fumées dur comme la glace. Il les enfonce dans ses fontes, avant de charger sa monture sur laquelle il grimpe immédiatement, la faisant partir dans un petit galop qui soulève des mottes de terre.

Les gamins courent derrière lui, criant dans leur langue chantante, sautillant et faisant des roues. Le plus vieux d’entre eux, un garçon d’une dizaine d’années, retourne en courant vers la yourte. Sa mère est assise sur un banc et reprise des vêtements, tandis que lui passe sous l’auvent de feutre. Dans la tente, une vieille femme se tient près du feu, réchauffant ses os perclus d’arthrose à la flamme de bois vert, lançant des osselets et des pierres de couleurs dans un cercle de fil rouge, les ramassant aussitôt de ses longues griffes.

« Grand-mère, pourquoi un homme du Sud monte vers le Nord ? » demande le garçon, s’asseyant à côté de la femme.

Elle ne répond pas, elle ressort des osselets de sa manche tombante, autrefois d’une couleur claire aujourd’hui délavée, et les relance dans le cercle, avant de cracher un énorme glaviot rougeâtre de racine de bétel dans le feu, déclenchant une explosion de flammes.

« Cet homme cherche la mort, et un jour il la trouvera, mais pas avant d’être devenu le Dieu Blanc de la guerre, le seigneur des batailles qui couvrira le monde de sang… » Dit-elle dans un souffle rauque, possédée par la mort. « Tu le reverras peut-être mon enfant, à moins qu’il ne meurt avant, son âme et son esprit sont aussi embrouillés que les fils de la Moïra. Laisse-moi maintenant, je suis fatigué »
Le jeune garçon se lava, salua sa grand-mère en pliant son corps en deux, avant de ressortir à ses jeux d’enfants, ayant déjà oublié les obscures paroles de la vieille. Celle-ci, seule, se remet tranquillement à jouer avec ses osselets, invoquant les dieux et la chance par des mantras. Pour elle ou pour le jeune cavalier ?




Deux semaines de voyage dans la steppe, et le voilà aux pieds des contreforts des monts de Cimmérie. Le jeune cavalier ne ressemble plus du tout à ce qu’il était voilà deux mois. Il n’est plus l’officier de la garde royale, capitaine guerrier, vétéran de dizaines de batailles et de presque autant de guerres. Il n’est plus bien rasé, portant une armure d’un cuir noir de la meilleure qualité, rehaussé de bronze poli jusqu’à prendre la couleur de l’argent pur par ses serviteurs. Il est hâves, les yeux cernés, et une barbe drue lui décore les joues d’un chaume noir, sans compter la crasse et l’odeur.
Il était, aimé de ses hommes comme des femmes, Deucalion le Cimmérien était fils de Patricien, bien que de sang-mêlé…Et cet héritage l’avait conduit ici, après le sang et la mort.

Son père était un grand homme politique, un des vieux sénateurs. Une cabale l’avait désavoué, et fait assassiner dans une nuit de sang toute sa famille. Son père n’avait rien vu venir, il croyait encore avoir l’appui du roi, cet « amitié » s’était soldé par sa tête au bout d’une pique par une aube froide d’hiver. Deucalion se trouvait à des milles de là, sur la frontière Sud du royaume, à se battre contre les stygiens. Un de ses amis l’avait prévenu. Les Cavaliers Noirs, les âmes damnées du Grand Prêtre Ashan Tull venaient pour lui. Il avait dû fuir, dans les ténèbres. Quitter le pays, quitter les terres qui l’avaient vu naître, pour lesquelles il avait versé maintes fois son sang, malgré son jeune âge. Son corps était marqués par les cicatrices depuis ses quinze ans, il était un soldat et un fils d’Aquilonie. Mais il devait fuir, comme un chien, courir pour sa vie, car il n’avait plus rien.

Deucalion arrivait en vue du fort Kardamo, la dernière forteresse d’Aquilonie avant la Cimmérie et le grand Nord. Le dernier avant-poste de la civilisation. La nui allait tombante, et il accéléra l’allure de sa monture.

La civilisation était un piètre mot pour décrire le fort. Ses murs cyclopéens étaient bien le reflet de l’ancienne grandeur de l’Aquilonie, mais la vérité était que tout partait en ruine. Certaines portions du mur s’étaient écroulées, et avait été remplacées par un assemblage de glaise et de pierres mêlées, sur lequel avait été planté de grand tronc de sapins à peine dégrossi par la flamme et l’herminette.
L’intérieur de la forteresse était un vaste bazar digne d’un caravansérail de Shem ou de Stygie. Des yourtes et des cabanes étaient posées un peu partout, délimitant des ruelles tortueuses et boueuses, pleine de fange et d’immondices, qui grimpaient vers un bastion fortement armé. Après deux semaines dans la steppe, l’odeur était particulièrement pénétrante.

Les hommes étaient pire, toutes les races de l’Hyperborée étaient représentés, des marchands de Shem dans leurs soieries, aux barbares nomades des steppes de Khitaï, en passant par des Argosséens corsetés de bronze et des redoutables guerriers du nord, caparaçonnés dans des tuniques en mailles et fourrures. Hommes ou femmes, mercenaires et chasseurs de primes, exclus de la société des terres civilisées qui recréaient un monde, leur monde, dans les terres les plus excentrées et barbares qu’il soit.

Des putains grasses ou maigres, de toutes les couleurs de peau, se tenaient aux balustrades de bicoques en bois, décrivant aux guerriers et mercenaires des plaisirs multiples pour quelques anneaux de bronzes. Des jeux et des tables étaient remplis de victuailles alléchantes, pour peu qu’on ait de l’argent, ainsi que de divers concours, du bras de fer aux cartes en os en passant par les batailles de coup de boules. Quelques rares devins et prestidigitateurs venaient se faire quelques monnaies et passer la saison d’hiver au chaud, buvant force vin et mangeant à satiété pour peu qu’ils disaient ce que les hommes attendaient. 

C’était une fête permanente de gens d’armes, et de temps en temps un cri perçant se faisait entendre, quand un mauvais payeur ou un tricheur se faisait poignarder sauvagement. Les soldats ne faisaient rien, profitant plutôt du spectacle dans leurs rares permissions, avant de retourner scruter les ténèbres vides autour de braseros à peine tièdes et de catapultes qui moisissaient sans ennemis à combattre.
Pour Deucalion, le pourrissement de la « civilisation » se trouvait ici…