mardi 22 décembre 2015

Road trip by night

Il ferme doucement la portière de la voiture. Tourne les clefs. Allume les phares. Puis il se met à rouler, lentement, sans un dernier regard à son ami qui lui dit au revoir. Il roule dans la nuit. Ses bras, fermement accrochés au volant, s’éclairent à chaque fois qu’il passe sous un réverbère, et puis tout redevient noir, comme ses habits, comme son âme. Il est toujours triste, en repartant de cet endroit. Cette ville, qu’il connait si bien, trop bien, par cœur. Normal, c’est sa ville. A pied, en voiture, en tramway, ses semelles usées ont foulé chaque recoin possible et inimaginable. Sa tête est pleine de souvenir, s’il détourne un seul instant le regard de la route. Une poignée de main, une soirée arrosée, un baiser volé. Et elle, toujours. Ce poids mort qu’est son cœur ne peut l’oublier. Alors que c’est lui qui s’est tiré, comme un voleur, par une autre nuit noire, encre de chine et lampadaires, une nuit comme celle-là. Un souvenir oublié au coin d’une rue, comme une valise sur un quai de gare. Mais étrangement, il se sent toujours lié à cette mémoire, là même où il a trop pleuré. Marrant pour un gars qui se targue de ne jamais se perdre, avoir un sens de l’orientation solide, et ne pas arriver à se retrouver soi-même, n’être plus qu’une coquille sans repères, ni même un home sweet home. Vide, il sent une larme monter, puis couler, rejoindre la commissure de ses lèvres. Distraitement, en accélérant, il l’avale. Goût salé. Amertume des regrets. Confiture acrimonieuse de la mémoire. Il roule. Appuie sur l’accélérateur. A fond, pied au plancher. Il avale les mètres. Fuite en avant, encore, et toujours. La même sensation. Trop vite. Il brûle ses dernières cartouches, adrénaline, il glisse. Main sûr, sur le volant. Défier la physique. Les feux tricolores. Les autres voitures. Droite gauche, esquive, demi-queue de poisson. Passer une avenue, à tout berzingue. Et puis, le feu. Passe à l’orange. Appuyer sur le frein ? Pousser l’accélération ? Passer quand même ? Instinct de (sur)vie. Il lâche la pédale de droite, et force à fond au milieu. Crissement des pneus. Et l’arrêt. Aucune brutalité. Juste passer les vitesses. Et se laisser aller, en avant. Tête contre le volant. Ivre de fatigue et de regret. Se laisser à pleurer. Seul, dans l’habitacle noir. Feu rouge. Le même, où il s’est arrêté il y a si longtemps. A attendre, qu’un jour, il ait la force de relancer sa machine et passer au vert. Un jour. Mais quand ? 

vendredi 11 décembre 2015

Lovely Song

Devant la porte, elle m’avait demandé si j’avais envie de boire un dernier verre.
Elle ne voulait pas être seule ce soir, et moi non plus. Ma compagnie ou celle d’un autre, c’était du pareil au même. Peut-être.

Elle me fit donc entrer, pour la première fois, dans son immeuble. Une de ces vieilles bâtisses XIXème, tout de gris marbré et balustrades en fer forgé. La porte cochère, héritage d’un passé révolu, était en un bois lourd, épais. Elle donnait sur un patio en grosse dalle de pierres cabossées. Comme cet escalier vermoulu, lames de parquets branlantes, à tel point qu’elle m’indiquait là où il fallait poser ou ne pas poser les pieds.

Elle était belle dans sa robe d’été, blanche, fleurie de violet. Depuis le début, elle prenait les décisions, selon ses envies. Cela était étrange, presque effrayant, parfois, tandis qu’elle me souriait, mais pas désagréable. Non, elle ne pouvait pas être désagréable.

Elle montait à grandes enjambées élégantes, ses bas, clairs, protégeaient la finesse de ses jambes. Je rosissais presque tandis que mes yeux s’attardait sur le haut de ses cuisses, à la découverte de l’inconnu. Je n’étais définitivement pas digne d’un gentleman.

Un palier, puis un autre. Elle fouilla dans son sac, ce genre de gros sac mystérieux où on ne pouvait jamais savoir ce qu’elle rangeait. Elle me souriait, puis sortit un énorme trousseau.
L’intérieur de son appartement était comme j’aurais pu l’attendre. Clair, lumineux, et chaud à la fois. Aucune lourdeur dans les meubles très élégants, fins et racés. Elle m’invita dans son salon. Grande bibliothèque au mur, couverte de livres de poche plus ou moins en équilibre. Epais tapis au sol, dans lequel ses petits pieds devaient délicieusement s’enfoncer. Deux fauteuils et un sofa accompagnaient le tout.

Elle m’invita à choisir la musique, tandis qu’elle versait deux grands whiskies sur un lit de glace. Aberlour, seize ans d’âge. Madame avait du goût. Je farfouillais autour d’un gramophone valise, à la noire patine. Quelques disques étaient posés un peu partout, musique classique, musique sacré, jazz. Pour ce soir, c’est ce dernier qui s’imposait. Sans vraiment choisir, je ramassais une compilation des meilleurs tubes de Chet Baker.  Je sortis le disque, le posai sur la platine et lançai enfin la musique en plaçant la tête de lecture à sa place. Le tout se mit à tourner, au même rythme lent et tendre, légèrement grave, de la trompette du jazzman de l’Oklahoma.
Elle m’invita à m’asseoir d’un sourire. Comme si elle avalisait le choix. Elle me tendit le verre que je saisis, ses doigts restant quelques secondes de plus que la décence ne l’imposait contre les miens.

Je faillais rougir, et son sourire s’accentua. Pour me reprendre, j’avalais, presque de travers, une goutte de whisky. Parfait.

Les minutes passèrent, elle me regardait, toujours, relançant la conversation. Je me perdais dans le détail de son visage dessiné au trois quarts. Lèvres pleines, rouges, fossettes délicatement rosées, nez petit, légèrement mutin. Et de grands yeux bleus, qui contrastaient avec le jais de ses cheveux. La terre et la mer, réunis par la limite bronzée de sa peau, comme si son visage était une plage de sable blond.

Elle était belle. Pas jolie, ni désirable, mais belle. Parce que tout en elle était aussi harmonieux que le lancinant jazz qui passait à cet instant.

Elle était belle, et j’étais ferré. Définitivement. Sans même m’en rendre compte.

Elle s’approcha, lentement, très lentement. Ma respiration s’accéléra. Je pouvais presque sentir frémir le bustier de sa robe au même rythme de sa propre respiration. Lèvres légèrement entrouvertes sur l’albâtre de ses petits crocs pointus, elle s’avança et m’embrassa, tendrement, sur le coin de ma bouche. Geste aussi affectueux et tendre que celui d’une mère, mais aussi délicieusement excitant comme seule une amante savait le faire.

Je répondis à son baiser, lèvres contre lèvres, et puis se furent nos langues qui se cherchèrent, comme dans les films en noir et blanc que l’on voyait au cinéma.

Timide, je posais une main délicate, comme on l’aurait fait pour tenir un objet fragile ou un enfant, le long de son corps. La soie de sa robe était froide, mais en dessous son corps bouillait de passion.

Comme pour m’inviter à aller plus loin, ses propres mains vinrent se perdre sur les flancs de ma chemise. Glissant le long de mon torse, ouvrant peu à peu les premiers boutons qui révéleraient ma poitrine.
Je la saisissais plus fermement, le collant contre elle, profitant de sa chaleur, tandis que nous nous embrassions encore et encore.

Alors, tout dérapa, et je perdis presque le fil de mes pensées. Roulant, glissant et dérapant, nous nous retrouvâmes sur le tapis moelleux. Fièvre passionnée. Mes boutons valsaient tandis que ses doigts les arrachaient presque. Abandonnant, non sans regrets, ses lèvres, j’embrassais son cou, là, juste sous le creux de l’oreille, la faisant frissonner, puis toujours descendant, ma langue impudique dévorait ses épaules que mes mains dénudaient, puis le haut de sa poitrine.
Ses mains, terriblement froide, terriblement chaude, faisaient frémir mon sang et frémir ma poitrine.

A demi-nu, elle s’arrêta un instant, à cheval sur moi. Elle souriait toujours, ses cheveux noirs, détachés, flattaient ma peau. Lentement, elle déposa des baisers dans mon cou, sur ma poitrine, descendant toujours plus sur le bas ventre. Ses ongles, rouge sang, caressaient mon corps à petites doses délicates et frustrantes. Et puis, avant d’arriver à la limite de ma ceinture, elle se releva, fière, une main posée sur mon cœur. Amazone sauvage qui me tétanisait sous la puissance de ses yeux bleus, pour lesquels, à cet instant et à jamais, je me serai damné.

Alors, mutine, elle se lança dans un strip-tease non dénué de la même passion sensuelle que ses caresses. J’étais à sa merci, et elle prenait tout son temps pour abattre sa proie. Ses mains firent glisser l’attache de sa robe, qu’elle fit lentement, très lentement, trop lentement, passer par-dessus ses épaules. Elle révéla une poitrine haute et fière, protégée par un fin ruban de dentelle qui me semblait être, pour l’heure, une formidable forteresse à conquérir. Nue, elle l’était enfin, et elle fondait son regard dans le mien. J’en avais le souffle coupé. Elle n’était pas jolie. Elle était juste magnifique. Soutien-gorge, bas chair et petite culotte blanche avec un papillon rouge brodé n’étaient que des artifices pour exalter cette beauté si naturelle.

Elle était la maîtresse, et je n’étais plus que l’esclave. Et cela était d’autant plus terrible que je n’avais jamais été habitué à cette sensation, tandis que tout mon corps réclamait maintenant de la posséder, fermement, la retourner et lui faire l’amour avec une passion transcendante.

Mais ce n’était pas dans ses intentions, loin de là. Elle se releva, toujours au-dessus de moi. Et elle partit. Me relevant, je la suivais. Dans les couloirs, elle se dessapait lentement. Nouveau Petit Poucet qui en lieu de petits cailloux laissait une trainée de vêtements.
Sa chambre. Une chambre de femme. Grand lit aux draps lilas, comme son mur violine. Une penderie gigantesque, et un petit secrétaire en bois ancien qui faisait aussi office de table à maquillage.

Elle était à genoux sur les bords du lit, en équilibre. Complètement nue. Impudente effrontée. Elle souriait toujours. Je m’approchais d’elle. Elle leva sa main, la posa directement sur mon entre-jambe. Flattant ma virilité, son sourire s’agrandit. Son petit jeu, terrible petit jeu, m’offrait entièrement à elle.

Elle ouvrit mon pantalon, l’arrachant presque comme elle l’avait fait de ma chemise. Le blue jean vola avec mon caleçon. J’étais désormais aussi nu qu’elle, mais étrangement, je pensais que j’étais bien plus à sa merci qu’elle ne l’avait jamais été depuis notre rencontre. Et son sourire, son sourire rouge carmin, m’indiquait qu’elle le savait parfaitement. Panthère noire contre gazelle homme.

Elle commençait de jouer avec mon sexe, le caressant, le flattant, tendre et forte à la fois. J’étais tendu au point que j’avais peur de rompre, trop vite, trop tôt. Mais elle semblait experte dans ces petits jeux, elle faisait monter dans mon bas-ventre une marée, qui refluait immédiatement quand elle calmait sa pression, avant de reprendre, encore et encore, rythme immuable.

Et puis, après sa main, ce fut sa bouche. Sa langue jouait autour de mes abdominaux, mon nombril, mes cuisses. Feu et glace. Comme un bon alcool, fort, mais rafraichi par la glace.
Mouvement de tête, avant, arrière. Suçotant, dévorant, affamant. J’étais au bord de l’explosion salvatrice, mais ma dame n’en voulait certainement pas, pas encore.

Elle me repoussa. Se coucha sur son lit. Impudique, elle ouvrit grand ses jambes, m’invitant à venir conquérir à mon tour le creuset de sa féminité. Ma bouche embrassa ses mollets, remonta le galbe de sa jambe, puis sa cuisse. C’était maintenant à moi de la laisser frémissante et, plutôt que d’aller immédiatement dévorer ce qu’elle m’offrait, je jouais avec elle comme elle l’avait fait avec moi. Baiser salé. Mes mains, elles remontaient le long de ses côtes, arrivant sur sa poitrine, titillant délicatement entre deux doigts les deux pics de chairs offertes.

Caresses.

Encore et encore.

Trois mots. Les plus érotiques de la langue française. Caresses, encore et encore. Deux corps qui se découvrent. Tendre passion. Lutte délicate. 

Embrasser, enfin, l’antre des parfums odorants. Découvrir ces forêts inexplorées d’une jouissante fontaine. Boire au graal la jouissance d’une femme aimée.

Et elle, si forte, si fière, qui se pâmait, enfin. Murmure rauque de sa respiration qui se fait plus rapide, plus effrénée, tandis qu’elle aussi chevauche le ressac des plaisirs.

L’acmé n’est pas encore là. Il faut aller plus loin, toujours plus loin, grimper une à une les marches qui conduisent au paradis.

D’une caresse de sa main dans mes cheveux, elle m’arrête. Je remonte vers elle. Mon bas-ventre, frustré, en est presque douloureux. Mais maintenant nous sommes au diapason. Elle me guide vers son désir. Elle me conduit vers son plaisir. Elle éclair la voie de son amour.

Nos corps se mêlent, enfin. Peau contre peau, nous entamons une danse lente, un jazz tendre et grave à la fois. Nos coups de reines se répondent, rythme tranquille, passionné, fusionné.

Nous nous perdons l’un dans l’autre, nos yeux, grands ouverts, se coulant les uns dans celui de l’autre. Nous ne formons plus qu’un seul être, parfait, uni comme jamais un homme et une femme ne l’a jamais été.

Et sur ce même rythme éternel, immuable, nous montons enfin jusqu’au Septième ciel dans un feu d’artifice de couleurs et de sons.


Tendrement, repu, tandis que je la chevauche encore, elle m’attire vers elle. Elle m’embrasse, une dernière fois, délicatement, juste au creux de mes lèvres, baiser de mère, baiser de sœur, baiser d’amante. Elle me serre contre elle et je lui dis enfin ce qu’elle attend. Trois mots…

mercredi 9 décembre 2015

Le Clown

Tu souris. Tu fais le pitre, le rigolo, le petit comique. Tu joues les mufles, les enflures les enfoirés pour éviter de te dévoiler. 
Tu fais semblant, d’être fort, d’être grand, de tout savoir. Etalage de ta seule ressource, la culture, dernier recours tarte à la crème pour éviter de rappeler la vacuité de ton être. 
Prendre un masque, s’en revêtir, se cacher derrière. 
C’est si aisé, comme écrire, saisir une plume, et tailler les veines d’une page blanche d’une encre noire comme le sang. 
Camé à la clope, drogué au café, speedé par l’adrénaline d’une course sans fin vers nulle part, tu t’inventes des choses à faire, à vivre, à créer, pour oublier. Quoi ? La peur, le vide, l’ennui. Synonyme d’un même thème, la Mort.
 Le bout du chemin, très peu pour toi, pas maintenant, tu dis que tu saurais l’affronter. Mais en vrai, cela te terrifie non ? Sensation de l’échec. Fardeau du passé. Chaînes sacralisées dans lesquelles tu t’es toi-même enfermé. 
Prison d’une âme en peine. 
Quand briseras-tu cette fenêtre de verre et d’acier ? 
Réfugié dans ta tour d’ivoire, tu te crois malin, à tout savoir. Mais tu oublies que tu ne sais pas vivre. Rire est ta dernière arme, ton cynisme bourgeois, tes allures de dandy, ton envie de paraître tel que tu n’es pas. Enclos dans ton propre personnage, créé de toute pièce pour affronter la scène du Monde, tu t’es oublié, quelque part sur le chemin. 
Et le petit garçon que tu as été, lui, triste, miroir d’un ancien reflet, te regarde pour te rappeler. 
Qu'un jour, tu as eu confiance en toi. Qu'un jour tu as aimé. Qu'un jour, tu as décidé de vivre. Sous son regard.
 Demain, il faudra…Non pas que tu l’oublies. Ce genre de regard ne se perd jamais. Non. Il faudra accepter que ce ne soit plus le sien. Avoir assez confiance, en toi, en elle, pour t’offrir à ce nouveau regard, à cette moitié que tu attends depuis si longtemps. Infirmière qui saura réparer tes bobos d’adolescent. Comédienne qui rira de tes vannes même les plus pourries. Celle que tu aimeras parce que c’était elle, et parce que c’était toi.
 Un jour. 
Sortir de ta cage dorée. 
Réapprendre à sourire. 
Solaire, lumineux, vrai, et non plus cette grimace de clown triste, ténébreux et lunaire qui barre en ce moment tes traits.
Mais surtout pas aujourd'hui. 

mardi 8 décembre 2015

La bataille de Riveclaire

Le héros Vrëen venait de lâcher sa réplique dans un ghordien parfait. De sa pique et de son bouclier, il s’était frayé un chemin de cruor bouillonnant, de tripes répandues et d’os brisés. Ba’hel Ansseth l’avait vu fendre les rangs de ses troupes comme si ses guerriers, les meilleurs de Neya, n’étaient que des fétus de paille. Dans son armure argent et or, le chevalier semblait tel un dieu de la guerre, un héraut des anciens temps, un paladin à l’admirable allure. Fou à lier, il avait traversé le mur de flamme sur un charroi de guerre, en fait une simple charrette de paysan, avant de se lancer dans le carnage et la boucherie, baroud d’honneur d’un homme condamné à vaincre ou périr. Oui, un grand guerrier, honorable certainement, et qui connaissant sa langue comme si c’était un ancien esclave de Neya ou de Sunaï. Comment avait-il survécu à sa charge folle, c’était un mystère, mais son devoir était de le mettre à terre, maintenant. Oui le champion des Ordhalerons se devait de défier. Pour son honneur. Pour sa gloire. Pour ses hommes tombés au combat. Mettre à terre le preux anéantirait définitivement toutes velléités de résistance de ses pleutres. Séchant ses paumes moites de sueur et de sang, l’immense guerrier à l’armure usée et à la peau carmin saisit une fois de plus sa fidèle hache de guerre. Prêt pour un des combats de sa vie. Jusqu’à la mort.

***

Skoll et ses hommes venaient de fracasser de leur bélier improvisé la porte. Et furent immédiatement pris dans une charge furieuse de chevaux caparaçonnés du même acier que leurs cavaliers. A la hache, à la masse, à la pique on se battait de toutes parts pour cette minuscule porte de bois et de fer. On se tuait, on se saignait, on s’étripait à grands renforts de lames, de dagues et d’étoiles du matin rougies d’un cruor carmin. Humains et Ordhalerons, Vrëen et créations de la magie, bêtes aux visages défigurées par la fureur sanglante du combat, mêlaient sans s’en rendre compte leur sang, identiques dans leurs souffrances, analogues dans leurs blessures, semblables au seuil de la mort, alors que tous les opposaient depuis des éons. A coups de pieds, à coups de poings, à coups de dents, tous luttaient pour survivre, ne serait-ce qu’un seul instant. Instinct de la vie au milieu de la mort. Les ruelles se paraient d’une draperie de fête, carnaval sanguinolent et ballet de masques mortuaires tandis qu’un concert de clameurs, de cuivres et de fers fracassés et des soupirs des mourants accompagnait le bal de la Mort. Danse sanglante de deux armées ennemis qi se faisait une guerre sans pitié. Skoll, hérissé de flèches et de carreau d’arbalètes, cracha un jet de salive sanglant, riant de plaisir au milieu de la boucherie, le corps d’un chevalier Vrëen planté le long de sa lame. Infime instant de pause, avant de se replonger d’un air guilleret dans la fête carnassière. Il ne comptait plus les morts, levait son bras d’arme, trancher, tailler et taillader jarrets de cheveux et genoux laissés à découvert des archers Vrëen. Sa masse, à senestre, fracassait des crânes et explosait des mâchoires dans un jaillissement puissant de cervelle, de matière grise et d’os brisés plus surement que du fer sous le marteau d’un forgeron. Fou affable, il se plongeait dans la tuerie comme un désaxé dément ivre de fumée, de carnage et de sang.

***

L’onde claire de la petite crique qui avait donné son nom au village était désormais aussi noire que le flot du fleuve des Enfers. Des bouts de mâts, des morceaux de toiles arrachés et des éclisses fendues le long des coques voguaient lentement au milieu des cadavres ensanglantés des pauvres hères tombés à la baille. Heureux ceux qui étaient morts sur le coup, du tranchant d’une lame, d’un espar fendant leur os comme la hache du bucheron un bois, ou d’un trait puissant d’un scorpion transperçant de part en part leurs armures et arrachant du même coup leur âme à leurs corps endoloris. Les autres, mourants à demi noyés, imploraient les dieux, leurs mères et leurs ennemis de les épargner, ne pas les laisser subjuguer par l’onde qui s’infiltraient dans leurs gorges époumonées, attirés par elle dans ses tréfonds du fait du poids de leurs armures. En ghordien ou en kaerd, tous les morts en sursis imploraient la délicatesse de la mort, tandis que des flammes sanguinolentes rongeaient les chairs et enflammaient le bois. La poix surchauffée tombaient à la mer, holocauste dément que la mer n’arrivait pas à éteindre, reflet fidèle de l’âme échaudée de guerriers qui se battaient jusqu’à la mort sur des bateaux transformés en torches de pin grillés. Arromonth, percé de dizaines de coups, se tenait à la lisse de la dunette du navire amiral ennemi. Sa barbe était poisseuse de son sang, tandis que son armure brisée et tailladée par maintes frappes répandait son cruor par des centaines de blessures. Il avait perdu son casque depuis bien longtemps dans sa charge folle au milieu des nefs de guerre des ennemis de son peuple, et ses cheveux poivres et sels se répandaient en dehors de son camail aux mailles arrachées. Il était presque arrivé à bout de l’amiral ennemi. Il avait mené une charge démente, épique, mais vaine, jusqu’à arriver sur la dunette du navire de guerre ennemi. Il avait presque repoussé ses adversaires et défait leur chef de guerre. Oui, il avait prouvé sa valeur de général et de chevalier d’Ordanie. Son épée tenait à peine dans son gant de fer aux doigts brisés par un coup d’étoile du matin vicieux, mais il tenait encore, à moitié affalé contre la coupée du vaisseau amiral ennemi. Le sang qui teintait sa bâtarde témoignait de son talent une lame en main, et les corps qui l’entouraient n’étaient pas que Vrëen. Il s’était battu, et se battrait encore, jusqu’au bout, jusqu’à son dernier souffle. Il allait repousser cette engeance démoniaque. Leur faire payer le massacre de sa flotte et de ses chevaliers, bannerets et franc-tenanciers qui teintaient la baie de Riveclaire et ses ruelles étroites de leur sang. Il se relevait, quand un dernier coup, venu de nulle part, dans son dos, brisa sa nuque et trancha sa jugulaire. Dans son dernier souffle, il vit un énorme guerrier ordhaleron lever sa hache, et la faire tomber, une fois de plus, droit vers les derniers lambeaux de son cou.

***

Un hurlement de joie. L’amiral de la flotte de l’empereur Zeran regardait la tête du seigneur de guerre Vrëen monter à la pointe d’une pique de guerre, et son corps pendu à la grande vergue, au milieu de ses chevaliers, bannerets et francs-tenanciers qui finiraient au même endroit, en guise d’avertissement. Les Ordhalerons ne faisaient pas de quartier. Maintenant, le carnage pouvait continuer. Oui, c’était une belle journée pour faire la guerre à leurs ennemis héréditaire.

***

Sur la plaine, le combat continuait avec la même ardeur tandis que deux géants casqués et armés de fer et d’acier se dressaient comme s’ils étaient les héros d’une légende. Magie de la bataille, ou hasard du combat, un cercle presque parfait de terre labourée laissait quelque place pour un duel de titan lancés dans une danse mortelle. Hache de guerre contre lance, bouclier et armure dorée face à la maille du chevalier de Neya. Lieutenant de la Légion Rouge contre paladin maître d’arme de Kaerdum. Se jaugeant, les deux mâles se tournaient autour, fauves prêts à bondir au moindre frémissement perceptibles de leurs seuls sens. Tous deux étaient maîtres dans leurs arts guerriers, tous deux avaient combattu sur tous les champs de bataille du monde, tous deux connaissaient intimement la Mort et la Victoire, déesses frivoles aux caprices aussi changeants que les rafales de vent du Nord. Dans un hurlement de colère mal maîtrisé, le lieutenant lança sa première attaque. Charge lourde d’un corps caparaçonné par son armure légère qui envoya immédiatement un coup vicieux de sa hache de guerre. « Mord les Vrëens » fendit l’air dans un sifflement rageur, aussi vivante dans la main de son compagnon qu’une femme qu’il aurait pu caresser. Assoiffé du sang de son ennemi Ba’hel frappa sans retenu, pour aussitôt être contré par le bouclier d’acier du seigneur chevalier. Dans l’instant ce dernier répliqua de sa lance, qui manqua écharper l’œil du lieutenant, si ce dernier n’avait pas dérapé sur la terre grasse de sang. Le premier échange de coups se poursuivit, à la vitesse de la fureur des deux hérauts qui répondaient frappes pour frappes. L’acier tintait tandis que les mailles cliquetaient. Les coups sourds de bûcherons se faisaient contrer par l’élégante maîtrise de la pique, et le bouclier se faisait marteler comme au jour de sa fabrication par la hache de guerre. Le Lys tira le premier sang, d’une vicieuse attaque sur la jambe blessée du champion ennemi. Les mailles de l’armure de ce dernier se teintèrent de rouge tandis que sa grosse pogne bouchait lestement le trou sanguinolent pour vérifier qu’il n’allait pas se vider comme un goret. La lance repartit, mais le gantelet du démoniaque ordhaleron l’attrapa, au risque de se trancher ses doigts aux mitaines de fer. Se lançant en avant, le Lieutenant frappa d’un coup de boule le crâne de son adversaire, fendant presque son casque tellement il était énervé. Sous le heaume doré, la tête de Dragan du lys vrombissait d’une douleur sourde, tandis que son nez maints fois cassé répandait son sang au risque de l’étouffer. Comme deux bêtes blessés, les deux guerriers ne se tournaient plus autour, ils ne faisaient même plus preuve de finesse, de parades gracieuses ou même de techniques virevoltantes. Deux rocs d’acier, ils se jetaient à corps perdus dans un combat pour prouver à Rëa entière qui était le meilleur seigneur de la guerre. Plus de feintes, plus d’esquives, plus de demi-mesures, on se rendait coup pour coup dans le tonnerre fracassant de l’acier plié. Mais qui jamais ne romprait.


Les deux sangliers bardés de fer se jetaient en avant, une fois de plus sur la brèche de leur duel. La lance du chevalier ne ressemblait plus à rien. La hache de l’ordhaleron était presque émoussée. Leurs armures étaient amochées et leur sang carmin se répandait en grosse flaque sous leurs solerets, au milieu des mailles brisés de leurs tuniques défoncées. Les ahanements féroces du début n’étaient plus que le son de forges de poumons endommagés. Ba’hel souffrait, et craignait d’avoir trouvé son maître. Mais par orgueil, il ne pouvait pas abandonner. Une fois de plus, il se jeta en avant. L’attaque ne finit jamais. Leurs corps entremêlés grinçaient tandis qu’ils luttaient maintenant à mort. A coups de poings, d’étranglement, de vicieux doigts dans les yeux. Plus de pitié aucune. Plus d’inimitié non plus. Ils se battaient seulement pour leur rage de vivre. Et puis, le miracle, pour l’Ordhaleron. Issu de son corps, un filet de noirceur émergea de son âme. Ce sentiment confus d’être supporté par les fantômes de son passé. Les filaments délétères d’ombre pure lièrent les deux corps puissamment musclés des guerriers dans cette étreinte. Et puis le corps de Dragan du lys se teinta lui d’une lumière blanche. Onyx contre Argent. Minéral contre astral. Nuit contre jour. Deux magies différentes, innées, arcanes non maitrisés de deux seigneurs de la guerre. Dernier tour du Destin. Tandis que Ba’hel, à moitié étouffé, proche de la mort, s’effondrait sur le champ d’horreur, épuisé par cette bataille. Dragan, lui, repoussé dans l’explosion de leurs magies opposées, se retrouva étendu sur la lande…A moitié mort, ou presque. Sans savoir qui avait pu gagner.

lundi 7 décembre 2015

Détour de conversation

–Oui, tu l’aimes quoi.

L’évidence frappe comme un éclair, sonne comme un gong, tombe comme un ange qui passe. Soupir las, désabusé, cynique. En est-il vraiment amoureux ? Il n’a pas vraiment envie de se poser la question. Pourquoi faudrait-il qu’il en soit amoureux hein ? Ne peut-on trouver une jeune fille élégante, drôle et fichtrement cultivée sans avoir envie de devenir son amant ? Il faut croire que non. Le babil de son amie continue sur la même veine. Démonstration mathématique à partir de sa gêne pour prouver par A+B, ou B+B, ou ABAB, enfin, sur n’importe quel rythme poétique ou scientifique, qu’elle a raison et que lui devrait arrêter de se voiler la face. A vrai dire, s’il fait mine de n’avoir jamais envisagé la question, il sait parfaitement, demi-mensonge, que l’idée lui trotte en tête depuis sa première rencontre avec elle, par un joli matin de septembre. Il ne croit pas aux coups de foudres, cela n’existe que dans les romans à l’eau de rose qu’il lit après les avoir planquées sous la jaquette d’un beau livre de chez Minuit et les comédies romantiques qu’il regarde en cachette le dimanche soir. Pour passer le temps. Espérer à quelque chose de grand. Ou éviter de se branler sur la toile. Autre moyen d’oublier, se vider les tripes pour combler le manque de sens de sa vie. Mais qui est aussi nul que se cacher derrière la façade exécrable d’un enfoiré qui assume totalement, sans complexe, d’être un fils de pute de bâtard plutôt que laisser entrevoir un seul instant sa véritable personnalité. Un romantique, désabusé certes, mais toujours aussi mièvre, qui refuse de voir l’évidence. Il est un gentil garçon, trop gentil peut-être, et comme on dit, trop gentil, trop con. Alors il se carapace derrière une aigreur froide, méchante, cynique. Le genre de choses qui le fait passer pour un petit con, alors qu’il est tout autre chose, mais qu’il ne veut pas l’admettre, et surtout, montrer. Pour vivre vieux, vivons cachés. Et si les cochons ne deviennent pas vieux, les vieux qu’est-ce qu’ils deviennent cochons.

Il louvoie dans la discussion, esquive, passe à autre chose. Autre manière de refuser le mur, et la douleur, dans laquelle la simple supposition émise par son interlocutrice risque de le plonger. S’il osait. Ou même sans l’oser. Il se connait trop bien, à faire des rêves légèrement salaces, sans être complètement pornographique, il se laisserait aller à un espoir évidemment réfuté dans les minutes qui suivent par la réalité de la condition humaine. En fait, ce qu’il lui faudrait, c’est une bonne psychanalyse. Il le sait, mais il n’ose se l’avouer. Encore ce terme, oser. Comme s’il fallait un quelconque courage pour se connaître. Conneries, il se connait trop bien. Il a juste pas envie de mettre des mots sur…Sur quoi ? Son malaise en société ? Son mal être ? Son envie de gerber dès qu’il sort dans la rue ? Ou même simplement lire les commentaires d’un journal ? Il se demande souvent où va le Monde, conscient du passé, trop conscient peut-être, pour avoir envie de jeter un œil à l’avenir sombre. Bien entendu, il n’est pas prophète, et même il est plutôt de bons conseils, surtout quand ça ne le touche pas lui. Mais pour le reste, il est totalement pessimiste. Pire. Il se cache derrière le miroir de la condescendance et un savant vernis de culture pour ne pas montrer qu’il n’est qu’un enfant terrorisé à l’idée de vivre. Parce que souffrir, c’est pour les gens forts. Les surhommes, comme dirait l’autre. Pas un petit gars qui se sait doué, pour beaucoup de choses, trop de choses peut-être, mais qui refuse de s’investir sérieusement dans l’une. De peur d’échouer. De se planter. Lamentablement. Finir en rade, seul, sur un trottoir, c’est peut-être plus souhaitable que risquer de se faire mal, ou pire, de faire du mal. Pourtant, paradoxe, il ne supporte plus, ou pas, ou il n’a jamais supporté, qu’importe, sa solitude. Alors, il hésite, il erre, il égrène la litanie de choses passées, pour ne pas se laisser aller dans le présent, cueillir le jour, et demain, peut-être, rêver à un temps de rouges cerises. Non, décidément, il n’a pas envie de se laisser à tomber amoureux. Et croire que le bien, c’est aussi pour lui, lui qui se veut maudit parmi les maudits pour ne pas être ce qu’il est vraiment. Un éternel gamin romantique qui meurt d’envie de vivre. 

dimanche 6 décembre 2015

Nuits Fauves

Une nouvelle nuit, au Bar des Dératés. Après une journée de fou, de dingues et de zinzins. Une masse de fondus du ciboulot, de mabouls plus que siphonnés et de dément chimériquement dangereux m’est tombé dessus. Sourire. Ne rien dire. Remplir sa tâche. Et passer au suivant. Journée de crève. Et elle est pas finie.
Dans le métro, je m’endors à moitié. Odeur de mort. Mélange de parfum bon marché, de piquette à deux sous, et de vomi mal séché. Toujours la même mixture de sueur rance et d’air mal ventilé, de corps à corps moites ensuqués, jeans mal délavés contre maquillages tapageurs, jambes aux élégants bas noirs et barbes mal rasées, jupes et costards contre t-shirt crasse. Odeurs de bouffes, de graillons, de chairs plus ou moins délavées. Un soir normal dans le métro de la Ville Lumière.
J’émerge de mes cauchemars tandis que la rame grince et gémit dans un murmure dissonant d’acier et de freins surchauffés. Comme un automate, je me lève, et bondis la porte à peine ouverte, diable noir éjecté de sa boîte. J’enfile les longs couloirs, sans faire attention aux pubs, aux coups d’épaules et à la course de manteaux aussi sombre que le miens. Sortir de la masse. Sortir du ventre de la terre. Sortir, ce soir, pour oublier la mer.
Moments vaporeux, fatigue des sens, ne pas avoir envie de tourner comme en loin en cage et se retrouver face à ma mémoire. Sortir, pour tuer mes souvenirs.
Dehors, le froid de la nuit, la chaleur artificielle des arcs électriques, le passage furtif de voitures lancées à tout berzingue.  Dans la rue, les filles passent, en groupes rieurs, tandis que les mecs les reluquent, accoudés aux poteaux et barrières d’acier des grands boulevards. Des couples trainent, main dans la main, de tous les âges, de toutes les situations, de toutes les sortes d’amour qui puissent exister. Jeunes et vieux, hommes et femmes, homos et hétéros. Après les nuits d’angoisses, l’envie de (re)vivre, et de profiter.
Somnambule solitaire, j’arrive enfin au Bar des Dératés. Ce soir, un groupe se met en scène. Une histoire de groove. A peine entré, je commande une bière, cherche des yeux quelques connaissances, sourit à l’une, serre une main. Et puis je trouve qui je suis venu voir. Déhanché habile entre les tables qui fourmillent de la foule des grands soirs. Un baiser, veste posée sur le dos d’une chaise, s’asseoir. Converser, de tout, de rien, avec Elle. Ah, Elle. Amour de jeunesse. Amitié indéfectible. Elle, actrice, chanteuse, jeune femme pleins de doutes et d’envies. Elle, tout simplement. Elle, la meilleure des amies. Rencontre de nouvelles personnes. Attente des yeux violines.
Le temps passe, les minutes passent, les plats repassent. Ce soir, c’est une soirée habituelle. A perdre son temps, le dispenser avec beaucoup de classe et d’élégance, car le temps, s’il est de l’argent, est l’un des biens les plus chers d’un pauvre.  
Les yeux violines sont là. Le groove n’est qu’une musique andalouse, guitare, batterie, et rien de plus. Une voix cassée, éraillée, aussi fatiguée que je le suis. Moi, je ne sais pas chanter, mais là c’est vraiment dur d’écouter ça. Yeux mi-clos, je préfère entendre ce que les autres disent, suivre ce qu’ils vivent des oreilles, prendre un malin plaisir à observer les mimiques des uns des autres. Ne rien dire, ne rien faire, un simple petit sourire moqueur aux lèvres, ne pas agir. Seulement prendre des notes, pour plus tard, pour demain, pour un autre jour. Qui sait.
La fille aux yeux violines passe de droite à gauche, salue les cousins, les oncles, les frères. Famille élargie des amis d’un soir ou de toute une vie.  Ce soir, elle n’est pas seule. Une brume de tristesse passe devant mes yeux. C’est la vie après tout. Et puis, tomber amoureux d’un premier regard…Cela arrive tous les jours, ou tous les soirs. Surtout une nuit comme celle-là.
Les yeux violines ne sont pas seuls. A ses côtés, des bas noirs, une robe rouge, et un visage caché sous un chapeau d’homme. Elle la connait, elle me glisse son nom, au détour de la conversation. Sortir, fumer une clope, en apprendre un peu plus. Parler de sujets plus sérieux aussi. Conseil d’amis. Ma cigarette brûle mon palais de sa fumée chaude, tandis qu’on rit de tout et de rien, avant de replonger dans l’ambiance du Bar des Dératés. Quelques murmures par-dessus ce don disharmonieux du vieux chanteur à la voix déplacée. Ou alors, c’est moi qui suis déphasé, dépassé, repassé par une sale journée. Elle me présente à cette Inconnue. Elle me dit que je suis élégant, d’un sourire je la remercie, et puis j’écoute leur blabla de vieilles connaissances. Cinéma, théâtre, l’ancien ami d’Elle se joint à la conversation. Grand, barbe de trois jours, sourire enjôleur du beau gosse sûr de lui. Dois-je plaindre Elle ? Ou m’en amuser ? Je choisi la solution de facilité, une blague, même si j’aurais bien aimé, à l’époque, briser la figure de l’outrecuidant. Maintenant que je le connais, je pense que je ne l’aurais pas fait. Parce que c’est un type bien, à sa manière, et puis, il est écrivain.
On parle de tout, écriture, boulot, culture. Une conversation d’un monde qui m’est si proche, et si éloigné à la fois. Pourtant, je m’y sens mieux que parmi les miens. Etrange affaire ces questions d’appartenance. Comme quoi, l’habit ne fait pas forcément le moine, ou alors c’est que je me trompe moi-même à chercher ma place ailleurs qu’elle ne l’est. Toujours la même question de la légitimité.

Elle pique mon verre. De toute manière, je suis déjà bourré. Ivre d’alcool, de fumée, et de cette jeune fille élégante qui parle de tout sans s’arrêter. Quel nom pourrais-je bien lui donner ? Pour la première fois de l’histoire de mes amours de regards, je ne trouve rien. La page blanche dans ma tête. La fatigue ? L’alcool ? Ma propre incapacité à écrire quelques chose de correct ces derniers temps ? Je ne sais pas. Je ne devine pas. Ou je n’ai pas envie de faire cet effort. Tout comme je n’ai plus envie d’écrire en dehors de ma fantaisie. Alors, dans un demi-sourire moqueur, je me contente d’écouter. De la contempler. Peut-être que demain j’aurais une idée. Qui sait ? Mais là, maintenant, je suis trop fatigué. Elle aussi. Lassée des attentes d’hommes qui n’en valent pas la peine. Heureusement qu’Elle est assez grande pour se défendre. Je la raccompagne, le temps de finir mon verre, et de dire adieu, d’un baisemain, à cette inconnue au sourire ravageur. 
Et puis, avec Elle, bras dessus bras dessous, on s’évapore dans la nuit sans étoiles, comme dans une nuit Fauves. Dans notre démarche hésitante la parole libérée de toutes contraintes s’envole, parler de tout, parler de rien, parler d’amour et d’inconnues à peine rencontrées. En toutes amitiés. 

lundi 30 novembre 2015

Malaise dissonant

Tout est harmonie. Tout doit être dans le bon temps. Tout se conjugue sur un seul rythme. Une voix. Une démarche. Un sens. Un corps en mouvement suit sa propre cadence. Ou sa dissonance. Minuscule, infime, inaperçue. Agression des sens. Musique qui déchire une oreille. Image qui fait saigner les yeux. Caresse qui fait tressaillir d’horreur.
Fin du rythme ternaire. Dégoût d’une odeur qui ferait vomir notre nez.
Hacher. A chier. A grands coups de tronçonneuses.
Rupture. Briser les mots. Fondre l’émaux. Déconstruire les maux.
Ou l’inverse.
Dissonance. Le charrois des chemins du chaos ne sont pas un autre moyen d’ordonner l’ordre ?
Briser les sens. Briser l’essence. Briser les sans.
Tue la phrase. Fin du rythme. Tonale, atonale, demi-ton. Qu’importe. Pause.
Nouveau rythme.

Le train glisse sur ses rails de fer, serpent qui sinue en silence au milieu de nulle part.
Phare blanc dans la nuit noire. Ses puissants photophores déchirent la ténébreuse froidure.
Dehors, ambiance sépulcrale d’un début de neige, linceul à cinquante nuances  de gris de nuages étouffant les étoiles de la voie lactée.
Dans la rame, le néon grésille, manque de sauter, avant de s’éteindre, une fois, se rallume, puis s’efface, définitivement. Demi-pénombre mortuaire de visages blafards chichement éclairés par les lumières ternes d’intelligents téléphones. Comme si tous, ce soir, demain, au détour d’une bombe, dans le creux d’une explosion en chemin, on se trouvait déjà dans la tombe promise le jour de notre naissance.
Le serpent de fer et d’acier se coule dans son ennui. Les tours de la Défense brillent. Altières, rouges et blanches. Veloutées dans la nuit bleue. Avant de s’enfoncer dans la gueule noire d’un tunnel charbon.
Et puis, Paris, elle, brille d’un halo blanc suaire, velours albâtre sur un squelette noir de bâtiments assoupis. Déjà. Alors qu’il n’est pas mi nuit.
Envie d’une ballade le long des quais de Seine. Seul. Comme un Américain à Paris. Je suis certain qu’elle brille de mille reflets. Magie des nuits d’hiver. Comme la beauté d’une femme assoupie.

Faux semblant qui révèle une vérité crue, nue, fichue. Aux portes de Saint Lazare, passé l’écharpe blanche et rouge du périphérique, tout devient noir. Gueule de charbon d’un colosse besogneux qui ne cherche qu’à engouffrer dans sa grande gueule une véritable usine à voyages. Dans ce noir sépulcral, le reflet de ses yeux se brouille, tandis qu’une larme roule sur sa joue. Température de tombeau. Infinie tristesse. Gel. Chaleur. Tout s’embrouille. Tandis que son cœur se serre à la crainte d’un souvenir dans la glace du tendre visage qu’il aimerait effacer. 

jeudi 12 novembre 2015

Le Bar des Dératés

J’entre dans le bar. Toujours la même ambiance. Musique. Alcool. Rires. Chappe de fumée à l’entrée, toujours la même, odeur de cigarette froide mêlées aux volutes encore chaudes. Rideau grisâtre qui s’ouvre vers les lumières tamisées de l’intérieur. Dernier coup d’œil dans la vitre, dernière occasion de se présenter. 
Il faudrait que je me présente à toi non ? Peut-être. Pour t’éviter d’imaginer quelqu’un d’autre. N’importe qui. T’imaginer moi. Avant de tomber dans les vertiges de l’abyme. Peut-être.
Tu t’en fous, certainement. Tu te demandes qu’est-ce que c’est que ce mec qui t’apostrophe, là maintenant, et semble s’en battre tout aussi royalement de toi que d’une reine, ou de sa cigarette qu’il écrase fermement dans le cendrier, dans cet entre-deux entre dehors et l’intérieur du bar. Ou des gens qui passent dans la rue, et qu’il ne regarde même plus. C’est du pareil au même. Tu t’en fous comme je m’en fous, mais c’est nécessaire. Parce qu’on va passer un moment ensemble. C’est nécessaire. Pour toi. Pour moi. Parce que tous les deux on va suspendre un petit moment notre incrédulité naturelle. Je vais te raconter une histoire, et toi, tu vas faire semblant de la croire. Ah oui, faut peut-être que je te prévienne, e suis menteur, conteur, faiseur d’histoire, et certainement pas très fréquentable. Le genre de gars qui t’emmène dans les détours d’une pensée retorse, te fait miroiter une alouette pour te faire prendre finalement des vessies pour des lanternes. Faut savoir que j’aime me perdre, et perdre les gens. Pour inventer. Pour m’inventer. Peut-être que tout cela est vrai. Peut-être que tout cela est faux. Peut-être que tout ça c’est des conneries. Peut-être.
Peut-être que tout ça, c’est des conneries.
Peut-être.

Je me regarde dans la vitre. Une dernière fois. Visage trouble, hâve, mal rasé. Yeux noirs, cernés de noirs, habillés de lunettes noires. Cheveux noirs. Veste noire. Pantalon noir. Chemise…Blanche et noire. Pierrot sable et argent.
Je pousse la porte, fait craquer mes chaussures noires sur le parquet. Un sourire. Une glissade. Une bise. Une deuxième. Tape m’en cinq. Une main serrée. Au hasard d’une errance erratique au travers de la masse informe des inconnues du soir. Le Bar des Dératés ouvre ses portes aux inconscients des nuits chaudes ou froides de la capitale.
A peine assis, je biberonne déjà un verre de vin. Blanc. Doux. Sirupeux. Frais. Fruité. Amer. Légèrement corsé. Notes boisées. De quoi s’arracher le crâne. De quoi tuer les pensées. De quoi s’abandonner à l’esprit des lieux. Et tomber.
Un sourire. Une conversation assourdie, couverte par les grattements d’une basse en sourdine. On se donne des nouvelles ; tout va bien, rien ne va mal, pas grand-chose ne va mieux. Le clavier tire trois notes lugubres. Sanglots pleureurs qui correspondent bien à la fille qui s’est cachée derrière. Parka noire. Cheveux noires, hirsutes, sorcière des temps modernes. Sorcière, un beau nom pour elle. Yeux verts cachés derrière derrières de gros vers double foyers de myope.
Elle se balance d’avant en arrière. Joue une ritournelle d’enfant, tandis que la voix du taulier lui crie de dégager, que c’est pas à elle. Elle s’en fout. Elle est tout à son jeu solitaire. Tout à sa détresse. Tout à son misérable chagrin, sans pitié. Tristesse infinie d’une âme en peine, ivre de ses propres ratés.
Classique étrange du Bar des Dératés. Typique de la folie ambiante qui règne dans les pentes de la Rive Droite. Là où s’accrochent encore des bastions rouges qui ne sont plus qu’un amas de froides briques roses bêtons délavées par les ravages d’un temps incertain. Dévastation tourmentée d’une société anxiogène qui se défonce aux médocs, l’herbe et l’alcool.
Non, elle ne dépareille pas ici. Aussi défoncée que la moitié de l’assemblée. Aussi ivre de sa propre folie passagère, ou complètement atteinte de ses angoisses, comme l’autre moitié. Tout le monde boit. Tout le monde rit. Tout le monde écoute la musique. Pour oublier que la fête est déjà finie. Que demain, il faudra recommencer le train-train gris, morne et maussade de tous les jours. S’oublier, un instant, ici, pour ne pas se rappeler que la fête est finie. Depuis longtemps. Trop longtemps.
Tristesse des mots, tristesse des notes, triste figure indolente, noire corbeau, âmes en peines.
Chacun cherche quelqu’un chose ici. Et l’important, peut-être, ce n’est pas trouver. Mais être à la recherche de…Quoi ? Le temps perdu ? Ou perdre son temps ?
Elle est comme nous. Je suis comme elle. Nous sommes comme elle. Les habituels ratés du Bar des Dératés.
A ses pensées, j’arrête un instant de jouer avec mon verre. De regarder la Sorcière.
J’arrête de regarder, un instant, pour mieux tomber sur l’Omivre. Petit, rablé, sec comme une trique. Cheveux coupés ras. Yeux fous. Blouson de cuir. Ivre petit homme. Omivre.
Il boit. Encore. Toujours. Depuis l’aube des temps ? Pilier de bar, ivre de sa propre folie. Contagieuse celle-là. Enfin, je crois.
Comment le décrire sans tomber dans le chagrin ou la pitié ? Sans risquer de le haïr, parce qu’il me ressemble malgré un écart d’âge certain. Seras-je un jour comme lui, ou a-t-il été comme moi ? Qu’importe.
L’Omivre reste un type louche. Il me ferait presque froid dans le dos, si l’alcool ne me réchauffait pas autant. L’Omivre, un type louche qui louche dans sa gueuse, ou dans les seins offerts d’une mégère cherchant le grand amour, ou un peu de chaleur ce soir, c’est du pareil au même. Coup de pine ou coup de blues, rêve d’amour ou sordide commerce de la chair, l’Omivre il s’en fout. Il tomberait seulement dans la paire de loches offertes comme un jambon gras sur un plateau du repas de Noël. Il s’y jetterait, à pleine bourre de son nez chafouin. Et son étrange sourire d’Omivre.
Il me sourit, je lui relance son sourire. Il passe de tables en tables, fou volant, fou dansant, deux cheveaux emballée. Il tangue comme un marin sur un navire plongé dans la tempête. Il glisse, roule, manque de tomber. Il effleure de la pointe des pieds le parquet. Comme la fille aux yeux violets. Et les sœurs Jumis dans leurs robes dansantes. Et le Black au Dreadlocks. Mélange de rumba, de salsa, et d’autres bals en a. Rythme latino-américain, déhanchés, fentes, et tourne et tourne, ne vous arrêtez pas. Je croque la scène, cachée derrière la buée glacée de mon verre de vin. Trois pas. En avant. Trois pas. En arrière. Trois pas. Coup de frein. Trois pas. Contrebraque. Trois pas. Coup de volant. Fous volants. Fous aux volants. Fou au volant.
Fous dansants. Et au milieu, la fille aux yeux violine.
Miss Yu. Appelons la Miss Yu.
Elle arrive, la fille aux yeux violets. Depuis le début, je sais qu’elle est là. La fille aux yeux violines.
Ils pourraient être noirs, ou bleus, ou vairons. Qu’importe. Tant qu’elle est là.
Visage en cœur, pommettes rougies, voluptueuses chevelure ondulée qui cherche à s’échapper d’un gavroche gris piqué au Black aux Dreadlocks. Caban gris. Pull rouge. Sa poitrine se lève tandis que le rythme de la danse la fait encore frémir. Son sein s’abaisse. Et me transporte.
Elle est pas jolie. Légèrement ronde. Allure de fille quelconque, de putain vulgaire ou d’actrice de grande classe. C’est du pareil au-même après tout. Elle est pas jolie. Elle est belle.
Belle parce qu’entière. Belle parce qu’elle est elle. Belle parce qu’elle refuse le diktat hypocrite de ce monde hypnotique. Elle brise les règles, les conventions, l’essence même du jeu. Parce qu’elle est libre, comme un oiseau doré qui s’enfuit de sa cage de fer.
 Belle. Comme ses yeux violines, dans lesquels je me noie encore plus volontiers que dans le rubis d’une coupe de vin glacée.
Belle. A en tomber amoureux. Sans même la connaître.
Tomber amoureux. Pourquoi doit-on tomber amoureux ?
L’amour, ce n’est pas une chute, mais une élévation.
On se sent prêt à affronter le soleil, brûler un peu plus haut, un peu plus fort, un peu plus près de l’été de l’Aimée.
Tomber, c’est se planter.
Tomber, c’est se dépassionner.
Tomber, c’est voir l’amour s’oublier.
Je ne veux plus tomber d’amour. Peur d’enfant.
Peur de la Chute. Peur de se transformer en Icare, brûler, une fois de plus, mes convictions de cire aux flammes d’un soleil implacable. Masochisme d’une position intenable. Alors que ne pas agir, c’est déjà mal agir.
Non. Je ne veux pas tomber amoureux. Je ne veux pas avoir peur de tomber. Durement. Souffrir. Je ne veux plus avoir peur. Surtout pas d’elle. Surtout pas de toi. Miss Yu.

J’embrase une cigarette. Tire une bouffée, deux. Fumer cigarette sur cigarette, se réfugier derrière un écran de fumée. Il y a quelque chose de profondément érotique dans le contact des lèvres tout contre le fil. Embrasser la sucette à cancer, c’est comme baiser la Mort. Un peu plus vite. Pour t’oublier Miss Yu. Pour te cacher le regard de tes yeux violines, bleus, ou noirs qu’importe.
Non Miss Yu, je ne peux pas tomber amoureux de toi. Ce n’est même pas à cause de mon fantôme. Non, lui, il reste assoupi, ronronnant quelque part au fond de mon cœur. Il sait qu’il a déjà gagné, sapé assez de mes forces pour me laisser avoir l’espoir de vivre, ou de mourir, en fumant cigarettes sur cigarettes et noyant un faux chagrin dans l’alcool.
Je me regarde dans le zinc, visage trouble, visage hâve, visage terne. Un visage typique du Bar des Dératés. Médiocrité d’un écrivain raté. Comment pourrais-tu finir avec une nullité pareille ? Toi qui m’effraie de ton seule regard, me bouleverse et m’efface comme une loque noire abandonnée toute fripée dans un sombre recoin d’amères pensées.
Magicienne du Midi Ensoleillé. Danse. Danse. Ne t’arrête pas. Danse la vie. Danse ce que j’ai perdu. Autrefois.
Derrière mon écran de fumée, je me recroqueville un peu plus, chenille bleue époumonée qui tire encore une dernière latte, jusqu’à l’aigreur acide du filtre des mauvais songes. Jeu de cachecache, enfantin, qui révèle entre deux nuages méphitiques de monoxyde, plombs et goudrons. Au milieu, la Chanteuse de Blues. Ton amie. La mienne, aussi. La sœur qu’on s’est choisis pour peupler un peu plus le Bar des Dératés ?
Elle chante. Bleu de l’âme. Bleu d’amour. Bleu des espoirs. Ratés, bien entendus. Et sa voix me rappelle qu’on ne peut pas tomber pour les amies d’amie.
Sa voix. Comment définir ce son ? Elle souffle le chaud et le froid. Le faible et le grave. La passion et la tristesse. Le rythme lent de sa mélopée traverse le corps et l’âme, unis dans un même frisson de plaisir. Extatisme de la musique à l’état de nature. Les sons se mélangent, se heurtent, s’enveloppent, se renforcent les uns les autres. En tête, j’ai l’image d’une plage de sable fin, paradis perdu d’un autre temps. Des vagues bleus nuits se jettent sur la blancheur des côtes, invitant le passant à musarder les pieds dans l’eau. Accord parfait qui repose l’esprit. Libération. J’ai l’impression de voler. Et cela n’est pas dû qu’aux artifices de l’alcool qui échauffe mon sang tout aussi ardemment que cette voix qui me transporte. J’ai beau connaître cette voix, à cet instant, je ne la reconnais pas. Elle est. Elle. Une femme que je n’ai jamais vue. Elle est Elle. Elle m’entraîne dans un autre monde. Sous mes yeux assoupis je vois le désert, ou la vaste steppe qui relie l’Asie et l’Europe. Continents de sable et de prairies. Immenses. La condition de l’homme n’est rien quand on imagine ces étendues sans fin. Et pourtant, elles semblent si minuscules à l’échelle cosmique. Un instant, unique instant, dans la communion de la voix, des instruments, de la foule autour de moi, j’ai l’impression de toucher quelque chose de sacré. D’immensément infini. Perfection de la musique.

La voix se meurt. Les instruments se taisent. La guitare, seule, joue encore. Autre rythme. Du bleu à l’âme. Du bleu, du noir, du violet, qu’importe, tant que je croise ton regard, encore et encore, Miss Yu. Libre. Inconnue. Vertigineuse. Miss Yu. Bleu à l’âme, tandis que le blues chante dans un murmure rauque et fauve. Nuit violine au Bar des Dératés.

Je sors. Il fait frais. Il fait noir. Il fait nuit. Dehors. Les tables sont chichement éclairées par la clarté laiteuse d’un borgne réverbère brisé. Tir de lance pierre d’un adroit minot du quartier. Dehors, c’est la bouffée d’oxygène. Loin du noir vague à l’âme, loin de la chanson bleue, loin des yeux violines. Et si proche à la fois.
Dehors. Domaines des cousins cousines d’un soir. Frères et sœurs d’une nuit dépravée au Bar des Dératés. 
Je m’assois, équilibre précaire d’un fauteuil qui tourne aussi vite que le Monde. A moins que ce ne soit l’alcool et la fumée. Le temps d’allumer une cigarette, et l’Actrice m’alpague de son haleine condensation et vin blanc. L’Actrice. Elle aussi est un pilier du paysage. Enfin, qui n’est pas acteur, scénographe ni écrivain dans cette ville ? Qui ne l’est pas un peu n’est rien. Et qui l’est beaucoup n’est qu’une outre de vin aigris ou d’écrits vains.
L’Actrice a des avis sur tout. Et sur pas grand-chose. Mais c’est grave. C’est comme ça dans ces nuits des gris. La politique, le pinard et la bouffe, ça la connait. C’est du pareil au-même. L’Actrice, elle est en reconversion. Oiseaux de nuits, ça paye pas. Alors autant essayer d’être un phyto machin chouette ou conseillère en quelque chose bidule truc. Vague rapport au coaching santé. C’est la mode j’vous dis.
L’Actrice, elle est maligne. Et intelligente aussi. C’est inné chez elle. D’un coup, d’un œil, elle te catalogue, te trie, te classe. Prolo ou bourgeois, elle s’en tape, elle fait pas du social. Le tout, c’est que tu fasses partie du Monde.
L’Actrice, elle est pas plus vivante qu’un autre, ni plus morte que le reste des enfants perdus dans cette soirée. Elle est certainement ivre morte. Par contre. Condition sine qua non d’appartenance à la Confrérie des Joyeux Lurons du Bar des Dératés.
Le pire, chez elle, c’est que son alcool la rend oracle. Pythie, elle balance à qui veut bien l’entendre son avenir. Moi, je suis assis sur un tas de biffetons, écrivain de pacotille et de mica aux mains tâchées d’encre or noir. Moi, je me contente de lui rendre son énigmatique sourire. Moi, je suis aussi blasé qu’elle, parce que je n’ai jamais travaillé, comme elle.
Encore un coup, en trop, de trop, je sais plus vraiment. Nouvelle cigarette, en trop, certainement. Elle m’en taxe une, prix de sa prophétie à deux balles. Toujours mieux qu’une pipe et un mars après. Un remerciement, un échange de feux, et on repart dans un babil balbutiant d’ivrognes crachant leurs fumées sur tout, et surtout rien.


Et puis elle sort, la fille aux yeux violines. Elégante, elle s’affale fatiguée comme une baleine échouée dans un fauteuil qui craque de toutes ses coutures. Elle rit d’un rien, les joues rosies par le rosé. Elle sourit à tous. Et moi je défaille, à en perdre mon latin. La seule conversation que j’arrive soudain à extraire de ma langue pâteuse touche à la pluie et au beau temps. Disparu le brillant causeur. Perdu le philosophe de comptoir. Envolé le sémillant universitaire. Sauf pour la pédanterie de ma nullité locutoire. A m’en mettre des baffes. Je m’en pendrais de désespoir, tandis que j’essaye de retrouver un ordre un peu moins flou à mes pensées folles. Tout plutôt que de m’enfoncer dans ce charnier sentimental qui fleure bon la rose rance. Me noyer dans l’alcool et la fumée ? Solution plus douce que disparaître de la magie de ses yeux violines. 

lundi 20 avril 2015

Fragments

L’ennui. Cette impression de regarder un vide incommensurable caché dans les lézardes du mur, les défauts de la peinture autrefois blanches et désormais aussi jaunie que les détours des câbles plâtre grisâtre qui pendent depuis les combles. Ni débuts ni fins à ces sinueux serpents qui s’élancent sans grâces dans une sarabande éteinte.
Que faire dans cet ennui, sinon le combattre et penser. Mais penser à quoi ? A rien. A tout. A elle. Comment dire ces mots, si simples en apparence, qui libéreraient mon cœur de ce poids énorme qui me plombe plus surement qu’une balle de sept millimètres ?
Comment lui dire, en un mot ou en cent, qu’elle chasse par son seul sourire l’ennui quand elle se trouve près de moi. Qu’elle me redonne le goût de vivre, d’expérimenter, d’attendre un temps des cerises plus radieux.
Comment oser ? Pourquoi ne pas le faire, tout simplement ? Lâcheté ? Peut-être. Facilité ? Surement. Peur ? Plus que vrai. Terrible crainte que de lui déplaire, de perdre cette amitié naissante, définitivement, dans un mot mal placé.
Autant se réfugier dans la contemplation de l’ennui, plutôt que penser à elle.

Les secondes s’envolent et s’égrènent au rythme lent du tic-tac de la trotteuse rouge. Au mur, les lézardes d’enduit, de plâtre et de peintures deviennent le sujet de fantastiques batailles. Fresques à la gloire de rêveries grise acier. Ou vert de gris. Qu’importe. Tout plutôt que s’ennuyer.
Ne pas se retourner. Ne pas la regarder. Ne pas se rendre compte que, sans elle, l’ennui serait encore plus effroyablement immense.
Et si elle disait oui ? Saurais-je réellement l’aimer, elle qui n’a jamais souffert de ce sentiment ?
L’aimer. L’aimer comme j’ai aimé au premier jour ma toute première amante. L’absente cruelle qui a ravi pour l’éternité le meilleur de ma jeunesse et de mon âme. Celle qui, encore, la nuit, dans les tréfonds de es songes les plus inavouables, vient se blottir tout contre moi, aspirer ma chaleur et ma vie, et me laisser exsangue. Eternelle vampire qui me glace des feux de sa passion, comme autrefois, car elle seule a été la première à m’avoir aimé. A jamais.
Est-il illusoire de croire que l’on peut à nouveau aimer comme la toute première fois ?
Ou l’illusion serait de croire que l’on en est capable ?

Désillusion.

Autiste. Le mot est lancé comme une rafale sur un champ de bataille. Tak tak tak. Trois syllabes, et c’est fini. Il ne m’atteint même pas, ou même plus. Autrefois, je me serai jeté à la gorge du premier qui aurait osé envoyer cet insulte dans mon visage, et ça se serait réglé à coups de poings, de pieds et de dents.
Aujourd’hui, désabusé, de guerre las, je me demande si les autres n’ont pas raison de m’affubler de ce sobriquet.
Autiste.
Enfermé dans la tour d’ivoire de mes pensées, je peux, en imagination, être ce que je souhaite. Ou plutôt, devenir ce que je ne suis pas.
Gratter le papier, le griffer de la pointe du stylo noire, écrire ou dessiner. Qu’importe. Prétendre à être écrivain.
Mensonge et vanité. Vanitas vanitatum, omnia vanitas.
Pascal avait-il raison ?

Abattement.

Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
J’ai tout pour être heureux. Amis, famille, besoins assouvis. Tous mes désirs comblés.
Et pourtant, je suis triste, malheureux, insatisfait.
Pire. Je suis triste. Triste comme un mauvais sire Pierrot, ou Don Quichotte de papier mâché, enfariné. J’ai envie de pleurer. Oh, seulement dans ma solitude. Jamais en public. Des larmes salées montent à la commissure de mes yeux, mais jamais elles ne couleront.
Pourquoi ?
Pourquoi toujours ces mêmes questions sans réponses, sans possibilités, ses murs qui m’enferment, derrière lesquels je me cache et me protège de moi-même ?
Cette tour d’ivoire n’a plus rien de magique. Si ce n’est ces terreurs nocturnes, ces cauchemars et ces hantises qui me traquent et me rendent fiévreux, graines de mépris et de manque de confiance à jamais plantées en moi.
Qui suis-je ? Enfant qui a grandi trop vite, trop tôt, et n’arrive pas à assumer ce qu’il est, ce qu’il devient, ce qu’il est en devenir.
Que vais-je devenir ?
Peur de lever le voile délicat du futur, comme un amant craindrait de voir pour la première fois le visage de son épousée.
Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
Mes rêves se lézardent, se fissurent, se déchirent. Comme j’ai envie d’arracher mes chairs, détruire les traits de ce visage qui ressemblent tant au Sien, ce Père que j’adore et que je hais à la fois. Perdre mes yeux qui ne font que voir cette déliquescence sans jamais pouvoir agir. J’ai les mains blanches, mais je n’ai pas de mains.
J’appelle cette hécatombe du corps. Pour ne plus vivre ce rêve éveillé, cette folie d’une pluie de sang et de larmes qui enivre ce faux Dieu, ce dément Démiurge qui se repaît du corps de ses enfants, alors qu’il est censé offrir celui de son Fils fait homme pour racheter les péchés de l’humanité.
Je ne crois plus en rien. Plus en moi, plus en l’amour, plus à la politique. Tout n’est qu’un Néant absolu. Le vernis de la tour d’ivoire, ce tableau peint dans ma seule tête, coule d’une humeur blanchâtre le long de mes traits défigurés par la rage, les larmes et la colère. Foutre opalescent, humide et froid qui ne laisse que des traces plus noires que l’immondice de la merde.

Regardez la Bête. Jugez-la. Méprisez-la. Détruisez-la. Car elle n’a plus envie de jouer ce putain de jeu. Finissons-en de cette caricature d’homme qui se croyait grand, et se trouve plus petit dans sa faiblesse médiocrité que le plus bas de la chaîne du vivant.

dimanche 19 avril 2015

Envie de tout, envie de rien.

Un éclat de rire gracieux dans le couloir suivi de rodomontades crasses d’un imbécile  sans-gêne me tire des bras de Morphée. Plus de sommeils ni de songes pour le pince sans rire épuisé qui vit à leurs côtés comme un fantôme sans humour. Qu’importe qu’il dormait, et n’arrivera plus à le faire avant l’aube pâle, tant qu’on peut faire encore rire la demoiselle ?
Qu’est-ce que j’aimerais être assez fort, courageux et couillu pour m’extraire de mes draps, bondir hors de la porte et casse la figure de cet enfant de putain qui maintenant se permet de mettre sa musique de merde à tout berzingue dans le couloir.
Bien évidemment, je n’ose pas. De peur de paraître ridicule.
Comme d’habitude.
Mais maintenant, je sais que je ne vais plus dormir de la nuit. Pour prix de mon insomnie, je tâche de larmes encre amère des pages blanches, plutôt que de libérer le flot salés, poussières de fatigues accumulées bien entendu, le long de mes joues.
Pleurer, c’est pour les faibles.
Amertume.
Dans ma trachée, ma plume, mon âme.
Si j’en ai une.
Mes pensées volent entre les lignes. Sur ce que je dois faire. Sur ce que je n’ai pas fait. Sur ce que je j’ai envie de faire, mais ne ferai jamais.
Constat d’échec. Amertume.
J’aimerais écrire que je m’en fous. Comme d’habitude. Mais l’ennui, c’est que je n’en ai pas, voire que je n’ai jamais eu, rien à foutre de tout cela.
Je n’en ai pas rien à foutre de cette amertume qui me ronge.
Je n’en ai pas rien à foutre de ces envies de tout qui se transforment en envie de rien. Par peur d’affronter l’inconnu.
Par peur de faire la guerre à soi-même.
Je n’en ai pas rien à foutre de ce je m’en foutisme à l’égard de l’avis des autres, car sans leurs regards, je ne pourrais jamais puiser la force, l’énergie, et l’envie de faire un pas de plus.
Etre moi-même.
Ce soir, dans la sordide tristesse de ma chambre, j’ai envie de tout, et envie de rien.
Constant d’échec. Amertume. Immense gâchis d’une vie à peine éclose qui n’a pas de fil.
Qui a perdu le fil.
Par peur d’avancer dans l’inconnu de l’équilibre inconstant d’une vie sans filet de survie.
Je n’ai plus qu’à ravaler mes larmes amères, dire que ça ira mieux demain, même si je sais déjà que c’est un mensonge. Si je dois pleurer, comme les faibles, ce sera dans les creux de la nuit noire, quand personne ne sera plus là pour lire cette détresse qui me hante.
Haine, haine, haine.
Contre les autres, ou soi-même ?
Amour, amour, amour.
Des autres, de ma famille, d’elle. Si je pouvais le dire, tout simplement.

Amère lâcheté, d’une envie de tout, et d’un plaisir de tout gâcher.

lundi 6 avril 2015

Un tout petit mensonge

« Ca va ? Tu sembles triste aujourd’hui ? »

Thomas sourit en sortant de ses pensées. Bien sûr qu’il est triste. Triste de la regarder, cette amie à qui il ne peut dire ce qui le trouble depuis des mois ou des semaines.
Thomas, c’est pas le genre de garçon dont les filles tombent amoureuses. Il n’est pas sportif, ce n’est pas un battant et il est pas du genre bad boy. Non, toujours propre sur soi, il parle calmement, bégayant un peu quand on l’interrompt dans son raisonnement. Pour le reste, il est relativement bien éduqué, cultivé raisonnablement et ne semble pas avoir l’intention de faire le moindre mal à une mouche, même s’il le pouvait.
Deux grands yeux scrutent le monde, toujours tristes, derrière une paire de fines lunettes. Une bouche trop petite, un menton fuyant et une coupe trop stricte pour quelqu’un de son âge accompagnent chemise ternes et pantalons en jean. Aucun sex appeal dans ce corps mince et presque trop maigre, pâle comme un cachet d’aspirine et qui semble appartenir à un souffreteux.
Fuyant, il sourit toujours quand quelque chose ne va pas. Thomas n’est pas du genre à s’exprimer, il encaisse, comme il a toujours vu son père le faire, et sa famille. Il encaisse, jusqu’au moment où il craque, mais ses larmes, amères, il les garde pour ses nuits d’insomnie. Ou pour le moment où il explose de rage, dans un volcan de violence, qui se retourne plus qu’à son tour contre lui-même.
Egoïste, maladroit et nerveux, il semble toujours ridicule et grandiloquent. Un temps en retard, ou plutôt, pas du genre à dire ses sentiments. De peur de paraître faible, peut-être.
Alors il s’enferre et s’enferme derrière ses grands yeux tristes, il ne dit rien. De toute manière, qu’importe ce qu’il pourrait bien dire, il sait par avance que la réponse le ferait souffrir. Il n’est pas le genre de garçon dont on peut tomber amoureux. Un bon ami à la rigueur, car il sait écouter, plutôt que s’expliquer. Oui, c’est ça Thomas, un gentilhomme qui écoute, compatit sans geste, parce qu’il ne sait pas les faire. On ne lui a jamais appris à serrer quelqu’un tout contre son cœur. Il ne sait qu’être là, sans savoir comment montrer sa présence, de peur de s’imposer et de trébucher, et de perdre la confiance que l’autre avait en lui. Cette petite once de lumière qui lui donne la force d’affronter une fois de plus, se lancer à nouveau sur la brèche, pour voir des lendemains qu’il sait par avance désenchanteurs.
Un désenchantement, c’est ce qui se trame derrière ses grands yeux marron qui semblent si triste. Alors qu’il aimerait lui dire combien elle l’ensorcelle, la charmante qui le hante. Mais ça, il ne le peut pas. Par son éducation, son égoïsme, ou sa peur.
Alors, Thomas sourit, et, dans un tremblement traître qui ne transparaît que dans sa main, il murmure ce simple mensonge :


« Mais si, tout va bien »

dimanche 29 mars 2015

L'ultime rêverie

7 avril1954

Dien Bien Phu va tomber.
C’est inéluctable. Au poste grandes ondes, chaque soir, Radio Saïgon égrène de laconiques nouvelles du camp retranché. Dans les mensonges de la voix frêle de la speakerine, on perçoit à peine la violence des combats, la présence de la terreur, et la rapacité de la Mort qui frappe aussi lâchement et équitablement que les obus communistes qui labourent les terres grasses du Tonkin.
Les viets ont gagné cette foutue guerre, depuis des années, depuis ses prémices, depuis le début de la conquête peut-être. Malgré nos efforts, nos peines et nos souffrances.
Des dizaines de morts sont enterrés dans les collines et les jungles sauvages qui entourent le petit camp de notre commando. Défunts sans mémoires, sans couleurs, sans uniforme autre que les idéaux opposés pour qui ils ont combattu. Et le souvenir des morts en sursis pour tout gardien.
On a beaucoup discuté au 104, tout en buvant le choum qui avait le goût amer de la défaite ce soir, pour décider de la marcher à suivre.
Un dernier baroud d’honneur dans ces montagnes, brûler nos dernières cartouches contre nos vieux ennemis aux chaussures faites de pneus usés. Ou essayer de sauver ce qui peut l’être encore dans le camp retranché. Nom plus au nom d’une France qui nous a abandonné, ni même pour l’honneur du drapeau, mais simplement par le devoir du sang versé, de la camaraderie et de la fraternité que nous devons à nos compagnons d’armes.
Les avis divergents dans nos rangs. Alors chacun a fait son choix en son âme et conscience, en totale démocratie. Etrange pour des hommes de fers comme nous, si libres et fiers, mais à la fois conscient des ordres d’une hiérarchie qui nous écrase sans nous laisser parler que de passer par un vote. Mais après tout, chacun est libre de choisir la date et l’heure de sa mort non ?
Demain, je m’enfoncerai dans la jungle de cette Indochine que j’ai longuement rêvé en Europe, tellement haï et adorée aussi, mais que je n’ai jamais pu oublier.
Je laisse mes notes à un camarade, après avoir seulement pris le temps d’écrire un dernier adieu. A la vie, à l’amour, aux femmes.
Pas besoin de demander pardon ou de s’excuser, aucun prêchi-prêcha contre cette guerre sale contre nous-même et notre mal jaune. Non, dans ces dernières lignes, seulement une dernière envie. Aussi éphémère que la flamme d’une bougie, qu’une lampée d’alcool, que le désir qui étreint nos âmes et nos corps. Un seul désir, non pas un regret. Serrer Marie-Hélène contre moi, et Siou Hem la petite catin de Vientiane, et cette gamine Viet-Minh. Trois belles femmes, bien trop pour un seul homme. Leurs cheveux noirs ou roux, comme la nuit et la terre d’Indochine, tombent sur mes derniers songes comme le rideau de cette jungle dans laquelle je m’enfonce.

Maintenant, je peux disparaitre définitivement dans les brumes de mes rêveries indochinoises…

lundi 23 mars 2015

Fragments insomniaques

J’ai mal. Dans la ma tête, dans mon âme, dans mon corps. J’ai mal, et je ne sais pas pourquoi.
Je n’arrive pas à dormir, mes muscles me tirent, mon cœur se serre, et ma cervelle n’est qu’une bouillie infâme trop chauffée par des idées qui ne veulent pas s’en aller.

Dans mes oreilles, Fauve, infirmière, ou Joe Hisaichi. Qu’importe que ce soit des paroles ou simplement la froideur triste d’un piano à queue. Ces chansons disent toute la même chose. La peur, le désespoir, l’envie d’abandonner. Capituler. Et l'amour, l'espoir, l'envie de vivre, encore un peu. Voir de quoi demain sera fait. Même si ce demain n'est que cendre amères. Question : est-du masochisme que d'avoir peur à l'avance de cet avenir ? Est-ce du masochisme que de vouloir vivre dans ce monde qui dégoût, fait vomir, oppresse et n'offre finalement qu'un lendemain qui déchante encore et toujours ?

Je lis un livre, images en noirs et blanc d’un homme et son enfant qui suivent la voie des démons. Meifumado. A la fin, quelques notes sur le bouddhisme. Il faut connaître la mort pour connaître la joie de vivre. S’affranchir de la terreur de la camarde en la côtoyant comme une amie.
Dans ma folie, je croyais ne pas avoir peur de la mort. Pourtant, elle me terrifie. Pas la mienne, moi, je n’importe en rien. Non, ce qui me fait peur, c’est la fin, inéluctable. Les parents, de plus en plus âgés, les amis, à qui des accidents de la vie arrivent tous les jours. Ces relations me terrifient, me rendent amer de peur qu’elles ne disparaissent. Alors je fuis, je m’enferme dans ma tour d’ivoire, caché derrière un mur de glace et de violence. Je ne veux plus voir personne, car dans le fond de leurs yeux, je vois les terreurs de mon âme.

Je deviens misanthrope, tandis que la douleur me vrille encore et encore. A l’arrière de mon œil, je sens comme une boule qui grossit, encore et encore. Chancre terrifiant qui me torture, symbole de ses pulsions de vies et de morts qui me hantent, me traversent d’un coup, me possédant comme un simple animal d’une envie primaire. Se battre, jouir, dévorer. Aucun appétit dans tout cela, simplement la pulsion primaire d’une bête aux abois. Dernier baroud d’honneur, car je ne souhaite pas abandonner, au fond.

Et pourtant, cela serait si simple, céder à cette lâche tentation.

 Si simple.

Je ne dors pas. Je suis triste ce soir. Non pas pour moi, je n'ai pas besoin ni de chagrin, ni de pitié. Seulement de quelqu'un qui me redonne une once de confiance en moi, m'aide à me dépasser pour elle. M'offrir à nouveau, malgré ce que certaines appellent "se cacher derrière". Somme toute, c'est ma façon d'aimer. Non, je ne suis pas triste pour moi, je me connais assez bien, enfin je crois. Je ne suis pas triste pour cet ego brisé, déchiré, et bafoué, pourtant toujours rapetassé, bricolé et reconstruit petit à petit. Mais pour mes amis, mes parents, mes frères. Pour ceux qui me supportent, et que je n’arrive plus à supporter. Je suis triste, une boule se forme au fond de ma gorge, étreint mon cœur, malgré les litres de fumée et d’alcool que j’inhale et avale. Pour graisser et faire passer ce mal qui me ronge, pour l’endormir dans des volutes amères du tabac blond.

J’ai envie de m’en aller, partir, loin. Ne pas me retourner. Et pourtant, je dois faire face. Face à ces démons qui hantent mes nuits. A ces questions sans réponses. A la recherche de cette infirmière dont parle le doux murmure du fauve.

Qui es-tu, ô toi que j’appelle de tous mes vœux, et qui pourtant me fait immensément peur, de tout gâcher simplement par ce que je suis ?

jeudi 5 mars 2015

Palingénésie.

Trop en dire ou ne pas dire assez. Comment savoir ?
Une moue sur son visage. Un rire acerbe, dur et cruel. Pas de sourire si ce n’est des crocs délicats, prêts à arracher la gorge tendue.
Une réplique cruelle fleure sur ses lèvres. Moquerie qui étreint le cœur dans une gangue glaciale. La pique faire sourire, mais au-dedans, tout souffre. Le froid mordant et cruel brûle le cœur de l’impétrant en amour, tandis que la chape de glace fait son effet.
Se morigéner. Pourquoi avoir ouvert, une fois de trop, sa grande gueule difforme avec un malheureux trait qui se voulait spirituel mais n’est qu’au mieux une goutte de spiritueux vinaigre ?
Rater le coche, tomber sur un os. Cela fait moins mal que ce sourire cruel de chat gourmand. Faisons semblant, un instant, d’accepter la pique. Etre fort, alors que le chagrin perle déjà au creux de l’œil. On aimerait aller à consentir, rien qu’un tout petit infime instant, à laisser s’écouler cette larme salée. Qu’elle s’égoutte le long de l’arête du nez, puis tombe. Ecouter le son clair et cristallin de cette perle nacrée qui s’écrase au même rythme que le lent trémolo du dernier mouvement d’un air envoutant.
S’abandonner à sa tristesse.
Mais il faut être fort. Cachons cette faiblesse que nous ne saurions voir, là, au creux d’un sein. Dans le tout petit renflement cancéreux d’un cœur pourri par d’anciennes douloureuses épreuves. Dans la petite boîte noire où  se terrent ces trésors de douleurs que nous nous complairions à savoir à jamais enfouies, au plus profond des entrailles sableuses de l’île la plus désert qui soit.
Hélas, ces immenses douleurs, gâchis personnels trop souvent dû à nos propres bêtises, restent toujours vives, bien accrochées à nos petits cœurs rabougris qui s’époumonent encore et toujours à battre.
Pourquoi ne t’arrêtes-tu pas petit organe chétif ? Plus d’amour. Plus de douleur. Plus de vie. Mort aux sentiments, mort au chagrin, mort à la pitié. Ni misère. Ni vilenie. Ni cruauté.
On tue tout, on écrase, on efface, on rase. On supprime notre humanité…



I am tired of being tired.
Cela me fatigue d’être si fatigué, si usé, si aigri. Jusqu’au plus profond de ma moelle.  Dépité par tout. Et par cette putain de colère qui me ronge comme un cancer.
La douleur vrille mon crâne. Marteau piqueur qui perfore de ton terrible ronronnement la moindre parcelle de mon cervelet.
J’ai envie de crier. Hurler cette peine dans un jaillissement de sang et de larmes.
J’ai mal. Je souffre. Mes épaules, mon poignet, mes doigts qui serrent le stylo bille. Du bout de l’ongle où s’écoule à flot bouillonnant l’encre noire, jusqu’aux synapses qui libèrent cette pensée dans le râle des mots qui se font violence. Mes yeux sont emplis de buée d’une infernale douleur qui tiraille jusqu’à mon âme. Corps et esprits tendus dans le même mouvement libérateur et anxiogène. Sortir. Cracher. Vomir cette boule de nerfs qui me triturent encore et encore.
Comme une envie de mordre, broyer, arracher.
Faire mal. Se faire mal. Sadomasochisme.
Contrer ce putain de mal qui me ronge toujours au plus profond. Cancer de la pensée sclérosée de sentiments sans espoirs d’appel.

Déconnecter. Plus de sens. Plus de sentiments. Purification dans la destruction. Apocatastase de la palingénésie. 

samedi 28 février 2015

Ces yeux là

Ces magnifiques yeux verts me hantent. Ce n’est certainement pas la plus belle des femmes, ni la plus maligne, et encore moins la plus adorable de ces petits bouts, surtout quand elle se moque avec une cruauté presque animale. A chaque mot que j’ouvre la gueule, je sais parfaitement que le retour m’enverra au trente-sixième dessous. Elle me mine, je la hais, et pourtant je l’aime. Je l’adore et je l’exècre. Je lui en voudrais pour tant de choses, alors que je passe mon temps à pardonner.

Est-ce une esquive ? Une manière encore de me dédouaner de ma propre bêtise, de mes revers, de mes travers et de mes tares ? Peut-être. Pourtant, quand je rêve d’elle et ses yeux verts, je ne peux jamais oublier. Pas de tristesses dans ces impérissables souvenirs, la tristesse, c’est seulement la boule qui sert mon cœur et m’étreint les tripes. Non, seulement une envie de retrouver cet état de joie. Primale. Primaire. Parfait. Cette simple sensation de la tenir tout contre moi, de la sentir si proche, et si éloignée à la fois, car jamais je ne saurais vraiment ce qui se passe dans sa petite tête. Profiter simplement du temps présent. Ne pas parler. Pour ne pas la troubler. Pour ne pas dire quelque chose que je ne pense pas. Pour ne pas la blesser.

Faut-il être si imbécile pour parler quand on a enfin trouvé l’amour ? Et le perdre tout simplement parce qu’il fallait, seulement un instant, retourner sept fois sa langue dans sa bouche ?
La moitié perdue. La bataille, ou la guerre, est désormais finie. Je n’ai plus qu’à abdiquer. Abandonner. Nouvelle esquive. S’effacer, comme je m’efface à chaque fois. Facilité ? Ou simple manière de monter que je tiens, que je tenais, que je tiendrai encore trop à elle ? S’effacer. Pour mieux profiter, quand elle est là. S’effacer, pour ne pas souffrir, pour ne pas la blesser, encore plus, avec cette indélicate amertume qui sort par tous mes pores, hallucinante aigreur acide qui me ronge encore et toujours.

Trois mots, que je ne pourrais plus jamais dire. En dehors du rêve de ces beaux yeux verts qui me hantent encore et toujours, doux cauchemar, terrible songe. Rêve éternel d’un amour perdu…

samedi 14 février 2015

A quoi bon

Ecrire. Ecrivain. Ecrits vains.

Vainement. Tout cela, n’est-ce pas de la vanité ? Pascal le disait non ?

Ecrire en vin. Rêver de vivre au travers de ses écrits. N’est-ce pas déjà avoir un pied dans la tombe ?

Ne faudrait-il pas mieux vivre pour rêver, plutôt que s’inventer une tour de mensonges d’ébène et d’ivoire, avec une porte à l’entrée et une à la sortie. Le début et la fin. La vie et la mort.

A quoi bon tout ça ? Sinon pleurer, encore et encore.

A quoi bon écrire ? Sinon espérer quelque chose de futile et d’inutile, qui n’arrive jamais que dans les romans.


A quoi bon ?

Vanité des vanités, tout est vanité. (un)Fair vérité. 

vendredi 13 février 2015

L'oiseau moqueur

Fleur délicate et fragile, petit chat pelotonné dans un fauteuil trop large pour elle, cette petite demoiselle qui ne se laisse démonter par rien ni personne. Ni Dieu ni Maître, telle est la devise de cet oiseau moqueur qui scrute le monde à la lueur de ses grands yeux verts. Effrontée, volontiers mutine, blagueuse comme pas deux, elle semble toujours se moquer avec une franche désinvolture du sort qui chercherait ne serait-ce qu’à l’accabler un futile instant.
Fragile et forte à la fois, la petite teigne mordante et piquante à sa façon en effraierai plus d’un. Pourtant, derrière ce masque de dureté se cache une tendresse incommensurable. Fragile et délicate à la fois, personne n’oserait la cueillir cette jolie fleur blanche. Quelque chose dans le vert de ses yeux donne l’envie de la protéger. L’attirer tout contre soi, sans u venir de trop près puis la laisser repartir. Instant Fragile. La voir s’envoler. Ne jamais la capturer, cela est définitivement impensable. On ne saisit pas l’eau qui coule, la liberté qui s’enfuit comme un fleuve vif entre ses doigts. Prodigieux rafraîchissement que de la voir, comme trouver une oasis dans le Sahara.
Toutefois, même si proche, elle semble si loin l’inaccessible.
Que faire alors de cette sourde tendresse qui m’émeut à chaque fois que je croise le regard de ses yeux verts comme le diable ? L’exposer au risque de me retrouver à plier et rompre comme un roseau mal dégrossi ? Ou l’étouffer jusqu’à ce que je finisse par me noyer tout seul, quand je n’aurai plus d’air à cracher de mes poumons brûlés par ce feu plus chaud que n’importe quelle putain de cigarette trop usée.
Indélicate position de celle du transi soupirant. Eclairé par l’ombre de la lumière de ses jours.
Ridicule.
Je ne suis qu’un goujat misogyne qui chercher à rêver éveillé. Triste sire qui ne souhaite que croire ses propres incroyables mensonges, alors que je ne suis qu’un triste libertin blasé et imparfait.
Imbécile.
Ne sais-tu pas que tout cela n’est que du vent ? Tu l’as mainte fois éprouvée cette sourde tentation, putain de douleur qui te ronge jusqu’à la moelle de ton cœur. Ce ne sont que des putains de mensonges issus de tes folles fantasmagories.
Comment pourrais-tu te persuader de l’aimer, alors que tu ne sais que détester et haïr, en commençant par toi-même ?

Folie que tout cela. Bois pour oublier. Vomis tes tripes, crache tes poumons sous l’âcreté de ses putains de cigarettes que tu continues de fumer pour te donner un genre. Et profite de tes remugles de bile pour arracher ce qui te sert de cœur. Coupe toi ta bite trop serrée dans ton sale jean troué.


Imbécile, ne vois-tu pas que tu vas te planter tout seul comme si tu plongeais sur un couteau ? 

vendredi 30 janvier 2015

Névralgie.

Le corbeau croassa trois fois. Lentement, je me réveillais de ce songe d’onde et de marée. Dans ma bouche, le goût du sel. Sous la crispation de mes doigts, l’humidité boueuse du sable cent et cent fois lavé par la marée. J’émergeais doucement, tandis que dans mes oreilles le ressac de la mer résonnait encore et encore. Lentement, je tâtais mon corps, qui n’était plus qu’une plaie lessivée. Comme si la tempête s’était transformée en une monstrueuse lavandière qui avait battu et rebattu la moindre parcelle de peau que le fouet n’avait déchirée. Essoré comme un linge trop fripé, je me relevais avec peine, un voile noir devant les yeux. Mal au crâne, mal aux membres, mal. Tout mon corps criait un concert déchirant de plaintes. Mais dans cette douleur, je savais que j’étais encore en vie. Car la douleur est la preuve suprême de la survivance de l’âme, selon les préceptes de l’Unique.


Je me sentais faible, affamé, rétamé. Comme un enfant trop tôt plongé dans le bain de la vie. Comme un vieillard aux portes de la mort. Mais je savais que je pouvais encore m’en sortir. Il suffisait seulement d’y croire. J’ouvrais mes yeux encroutés par les embruns, j’étais bien sur une plage de sable blanc, qui montait d’un coup, abrupte, vers des collines de pierres blanches, de thyms et de pins. Les Archipels, j’étais sur les Archipels. Je me rappelais ma vie d’avant, bien des années avant la défaite du Krak et la captivité aux mains des esclavagistes elfes de Darjipoor. Je me souvenais de chevauchées dans ces vagues écumeuses, à la poursuite de fauves ondins. Je pensais à un chevalier à l’armure noire corbeau, animal qui trônait fièrement sur ses armes et sur son casque. Corbin DeChouka, chevalier Corbin DeChouka. C’était qui j’avais été, dans une autre vie. Un guerrier réputé, un stratège, et maintenant je me retrouvais sur une plage déserte, plaie vivante qui n’avait pour tout vêtements qu’un pagne de mauvais coton. A mes côtés, une rame de bois brisé m’avait supporté durant la tempête, j’y étais encore enchainé. Pas étonnant que je n’arrivais pas à me relever, comment l’aurais-je pu, avec le poids de cette barre de chêne dense ? Ironie du sort, tandis que pour la première fois en une décennie je revoyais le soleil qui me cuisait la peau aussi rudement que le sel infiltré dans les cicatrices de mon dos, j’allais mourir ici de faim, de soif, ou de folie. Je mourrais quand mon crâne exploserait sous la masse des céphalées qui m’arrachaient de temps à autre un grognement pitoyable. Je n’étais qu’un mort en sursis. Jusqu’à l’instant où, dans le lointain, j’entendis dans mon délire pervers les clochetons que les cavaliers d’Aeterna accrochent à leurs chevaux pour repousser le Malin. Et une chevauchée qui s’écrasée contre les écumes, galop sonore qui faisait vibrer le sol sous la foulée habile des immenses étalons du septentrion. Je poussais un soupir, je devenais fou. Autant abandonner, maintenant, tomber dans les ténèbres, coma artificiel qui m’amènerait dans l’autre monde. J’aurais pu choisir à cet instant de tout quitter, si un cri n’avait pas résonné dans la folie de ce vain espoir.