jeudi 26 juin 2014

Le Chat Huant

La fin de l’été dans les Caraïbes s’annonçait, comme chaque année, porteuse de vents et de pluie. Bien sûr, ce n’était pas les grandes moussons qui frappaient les îles de la Martinique à Saint Kits en passant par la Baie des Naufragés, mais après la période des chaleurs du Carême, la pluie chaude lessivait une terre plus que sèche et pouvait entrainer maintes rigoles et petits ruisseaux à se transformer en torrents de boue. Pour l’heure, dans le calme de la Baie des Naufragés, ou André De Lestre venait d’arriver récemment avec le navire de la capitaine De Sombre, les gros nuages noirs de l’après-midi couvaient dans le ciel, annonçant pour bientôt une crevaison aussi rapide que brutale et qui ne laisserait aucune personne à l’abri pour peux qu’elles trainent dans les rues. Sur la coupée de l’Adamante, le jeune voyageur contemplait, en professionnel, le travail des marins, accessoirement tous des sueurs aussi froids que compétents, qui chahutaient amicalement en préparant le pont à la prochaine rincée. On lovait les bouts et autres cordages, tandis que tout ce qui pouvait être arrimé l’était, il valait mieux être prudent des fois que le vent qui balayait la Baie, à peine fraichi, se transformasse en un soudain ouragan qui balayerait tout ce qui trainerait sur le pont. Amitié et efficacité au travail, professionnalisme et bonne humeur, c’est ce que le jeune capitaine aimait sur ce beau navire à la coque sombre marquée d’une seule ligne albâtre, c’était cette double ambiance de gens rompus à leurs métiers et qui, en connaissance des dangers afférents à leurs charges, savaient aussi profiter des petits instants de la vie. André, à vrai dire, admirait cela, lui qui connaissait la rigueur toute militaire des vaisseaux de guerre où l’on ne cédait guère à la plaisanterie, en dehors des salons biens fermés de la dunette arrière. Mais pour avoir aussi côtoyé des pirates, il aimait l’ordonnance religieuse de ce bâtiment qui était aussi bien tenus que ceux de sa Majesté. C’était nécessaire, il savait bien que nombres de navires pirates avaient échoué, ou, pire encore, avait disparu corps et biens simplement parce que laissé négligemment à un entretien désuet. La liberté était le nouveau fer de lance des croyances du jeune homme, mais cela ne signifiait pas que l’anarchie devait régner sur les navires. Et Magaly de Sombre avait trouvé la subtile alchimie entre un pouvoir arbitraire et un laisser-aller qui faisait de l’Adamante ce navire à la terrible réputation d’élite des mers.

Il en était là de ses réflexions quand on l’invita à descendre à terre. Magaly était partie avec sa douce compagne, Sid, quelques heures auparavant. Désœuvré, le Français avait regardé l’après-midi passer lentement et, quand les marins de l’Adamante furent enfin conviés à profiter des joies et plaisirs de la Baie, il accepta sans aucun remord de descendre voir ce monument de la piraterie. Il avait prêté serment de ne jamais révéler à quiconque ne vivant pas sous le pavillon Noir l’emplacement de l’île forteresse. Serment d’autant plus facile que c’était le dernier qui le déliait, enfin, totalement de ses anciennes allégeances.  En effet, en rentrant des Amériques, André avait ainsi appris qu’il était censé être mort au combat, et que plus personne ne se souciait d’un officier disparu alors que son honneur était entaché. De fait, même s’il n’était pas encore capitaine sur un vaisseau pirate, il savait que sa voie était maintenant libre. La question qui le taraudait était plus de savoir si son amour pour Sid allait se transformer en quelque chose de réels ou bien s’ils allaient rester amants, de loin en loin, de port en port, selon les rencontres fortuites du Destin. En effet, il aimait la jeune femme, mais elle était aussi indépendante que lui, et cherchait à partir elle aussi sur son vaisseau. Certes ils pouvaient partager leurs parts et chasser ensembles pour la plus grande gloire du pavillon aux tibias croisés, mais les deux avaient aussi besoin de leurs libertés que du souffle d’air que leurs poumons exhalaient à chaque instants et, la vie en mer étant ce qu’elle était, il était évident pour tous les deux qu’aucune promesse ne pourrait jamais être tenue. Il fallait donc cueillir le temps présent, et on verrait bien, demain, si l’on survivait, ce qu’il adviendrait.

C’est donc pour cela, de guerre las, tandis que Sid et Magaly ne revenaient pas, qu’il décida d’aller tâter l’humeur de cette ville inconnue. Une fois descendu sur le sol, il prit quelques instants pour reprendre goût à la terre et son équilibre plus incertain que sur un navire. Une fois ceci fait, alors qu’un soleil rouge sang tombait dans l’océan loin à l’Ouest, entre deux nuages aussi noir que gros, il partit à la découverte des bouges de l’île. Comme Tortuga, qu’il avait visité quelques jours sous la férule de feu le gouverneur De Capétie, c’était une vraie ville pirate. Marins querelleurs, mères maquerelles et filles de joies vaquaient à leurs occupations, tandis que des gamins aux pieds nus courraient dans la boue en éclaboussant les robes de ces dames soit pour gagner quelques pièces de cuivre ou encore qu’ils courraient derrière un cerceau. De temps en temps, un poulet piaillait, poursuivi par un ou deux ivrognes qui cherchaient à s’en faire un petit régal, tandis que ses propriétaires légitimes bataillaient pour échapper aux coups des camarades tout aussi aviné du redoutable chasseur qui déchargeait balle après balle dans le tas. De fait, on était pas loin de l’émeute et André préféra, sagement, se glisser dans une ruelle qui suintait l’humidité tant de la pluie que des murs gonflées par les reliquats de pissats qui dégageaient une odeur tout aussi puissant que le sillon d’eau qui coulait vers l’océan. Il croisa un énorme cochon qui grattait de son groin une bouteille vide qu’un nouvel ivrogne édenté, il voyait ses chicots noirs à chacun de ses puissants ronflements qu’il exhalait sans honte, tenait dans sa main. Pour le reste, il était vêtu comme Adam dans le Jardin, en dehors d’un caleçon qui avait dû être blanc il y maintes décades.
Un sourire pointa sur les joues râpeuses du jeune homme. Décidément, rien ne changerait dans ce vaste monde. Habillé de soie noire et d’un pantalon bouffant retenus juste en dessous de ses genoux par de hautes bottes de cuirs souples et craquelées par l’usage, il serra bien les cordons de sa bourse avant d’entrer dans une taverne, au hasard, qui s’appelait Le Chat Huant. Elle était tenue par une française, une femme encore gironde qui approchait la fin de la trentaine et cachait ses rides sous une épaisse couche de fard. Pour un écu, il put se payer un beau cruchon de cabernet d’Anjou auquel il ajouta une cuisse de porc marinée aux airelles, accompagné d’une grosse miche de pain noir. Un repas populaire mais consistant, qui le changeait un peu des habituels biscuits qu’il grignotait sur l’Adamante. Pas qu’il avait un palet délicat, il avait passé près de vingt années à voguer sur les sept mers, mais de temps en temps, il aimait à revenir à une nourriture riche, abondante et surtout fraiche, petit plaisir gustatif qu’il ne boudait guère.


André en était à la moitié de son cruchon, quand il entendit la rixe qui ne manquait jamais de survenir dans ce genre d’endroit. Il était au rez-de-chaussée, un vaste hall parsemé de paille plus ou moins humide. Appuyé au comptoir, il s’était débrouillé pour voir les allers et venues de tous. Il était proche de l’escalier qui montait vers une terrasse en bois, où une rude partie de carte se jouait, quand il entendit la clameur qu’il voulait. Un foutredieu puissant suivi d’un tricheuse. Des insultes en retours, des bruits d’argents, la situation sentait le venin pour la fille qu’il avait vu jouer, sans même cacher son sexe engoncée dans sa robe écarlate, en entrant. Elle était dans la panade, mais ce n’était pas lui qui allait la sauver, elle devait savoir ce qu’elle faisait non ? 

vendredi 13 juin 2014

Le champ des morts et des vivants

L’escouade débouche d’un chemin creux à un champ, au bout, une petite ferme, dessus, on voit flotter au vent un grand drap blanc tâché par une crois rouge. Un hôpital militaire avancé. Là-haut, les jabbos passent à toutes vitesse, certains battent des ailes, nous regardent traverser ce champ, pourtant, ils ne se retournent pas. Comme s’ils respectaient le petit bout de tissu tâché. A moins qu’ils ne réservent leur cargaison de morts pour nos tanks et nos colonnes, toujours plus de chairs et de métal qui finiront ici, ou à la casse. Direct à la case cimetière, pour les plus chanceux, plutôt que de perdre une jambe, un bras, ou tomber entre les mains de l’Ennemi, intérieur ou extérieur, qu’est-ce qu’on en a encore à foutre ? La vie ici n’est que souffrance, déjà trois jours qu’on avale qu’un bout de pain, une petite boule de mie pas plus grosse qu’une bille de gosse, et du cidre, ou de l’eau polluée quand on tombe sur une rivière à peu près saine. De toute manière, soif et faim, on connait, mais dans la chaleur de juin, c’est une autre galère, déjà nos visages sont émaciés et je ne parierai pas à deviner qui chopera la dysenterie en premier.

Dans le champ, près de la grande ferme, des infirmières courent de patients en patients. Un médecin, aussi crevé que nous, court de l’un à l’autre avec elles, un signe, un geste, et ils séparent ceux qui passeront sur le billard, ceux pour qui il a encore un peu d’espoir, et les autres, ceux pour qui c’est fini. Ça sent la mort, le sang et la pourriture. Quelqu’un dégobille, Schmidt, notre benjamin. Nous, les vétérans, on lui dit rien, on est aussi gris que lui et pourtant on a vu pire, avant, très loin à l’Est. On marche en évitant les morts ou les presque vivants, certains crient, d’autres sanglotent, certains ne disent plus rien, fixant le soleil de juin comme s’ils cherchaient, à travers leurs peau tendues, à réchauffer leurs os. D’autres, encore, ont déjà leurs yeux fermés et des aides les débarrassent de leurs civières, pour faire de la place. On marche, en silence, personne oserait parler dans cette antichambre de l’enfer. Même pas Kellmann qui en a le souffle coupé ne dit plus rien. On marche, nous les vivants, entre les morts en sursis et les cadavres, symbole sinistre de ce que nous serons, bientôt, quand un jabbo nous mitraillera ou qu’on se fusillera à bout portant avec les tommies le long d’un chemin creux. Je jette un coup d’œil à Hansenaü, vareuse ouverte sur ses pectoraux à peine dessiné, ses petits yeux chafouins sont fermés. Putain, même lui se sent mal, alors que notre éclaireur est une raclure d’habitude. Vraiment, le temps se gâte pour le Reich de mille ans. On glisse entre nos camarades, certains essayent de nous glisser des mots, d’autres demandent des cigarettes. On a rien pour nous, mais on partage, qui un morceau de chocolat, qui une sardine encore graisseuse et roulée dans notre poche depuis des jours, en cas de coup de dur. Même les cigarettes on aimerait bien, mais ça fait longtemps qu’on a plus de tabac, sauf de l’ersatz qu’on garde précieusement roulé dans les poches à revers de nos poitrines.


Quelqu’un hurle quelque chose, une voix de femme, stridente. On entend une course tandis qu’une fille, ni laide ni belle, ses cheveux engoncés dans un fichu blanc n’aident pas, courent en retroussant ses jupons. Elle court vers Ramkin, le père de la section, notre papa à tous, vingt-sept ans et pourtant déjà des cheveux blanchis par l’angoisse. Elle arrive et lui saute dans ses bras, avant de se mettre à sangloter. Personne comprend, mais personne ne rigole. Ramkin nous demande de filer, d’un geste. Lui-même semble un peu perdu, tandis qu’il réconforte la fille d’une tape dans le dos en lui murmurant des mots. Serait-ce du français ? Il nous jette un coup d’œil, personne ne moufte, ce sont ses histoires, ses affaires, il est grand. Et on comprend tous qu’il a un peu honte de retrouver sa petite fiancée, celle dont tout le monde se moque gentiment depuis qu’on l’a appris, avec sa chemise pleine de crasse, de sueur et de tabac pour l’accueillir sa belle petite Fräulein de Strasbourg. On ferme les yeux sur la scène, et on continue. Il nous rejoindra, plus tard…

mardi 10 juin 2014

L'inconnue de la ligne six

Ces yeux, bleus, si bleus qu’on aurait dit le reflet du ciel dans le Léman. Etrange sensation que de se réveiller, et sentir ce regard pénétrant, aussi clair que l’eau, aussi profond que l’océan, encore présent. Ces deux yeux bleus, terriblement froids et qui pourtant, dans ce rêve, doux songe d’une nuit à la limite du printemps et de l’été, on ne sait plus vraiment à quelle saison se vouer, étaient plus chaud que l’ardeur du soleil de mon Sud natal. Dedans, dans ces turquoises ténèbres, qui tiraient entre la nuit et la minuit, au plus profond des profondeurs, ce n’était pas la glace, mais la chaleur, ardente, d’un amour indescriptible. Ce regard bleu délavé, regard bleu d’amour, aussi passionné qu’un carmin profond, ou la pourpre, me hante encore. Doux rêve, et pourtant, cette belle inconnue de la ligne six, cette fée aérienne qui choisit bien son instant pour venir incruster ses beaux yeux dans mes nuits, semblait si réelle. Je revois encore sa longue chevelure de jais, attachée, au début du moins, en un chignon qui ne laissait s’échapper une mèche folle. L’avait-elle fait exprès ? Peut-être que oui, peut-être que non, étrange question et réponse, digne d’un normand, pour un exilé de cet endroit qui sent déjà les parfums de l’Afrique.  Elle me regardait tout du long, et moi je lui rendais son regard, me perdant dans ses yeux, la finesse de ces cils, qui battaient à peine, comme si elle cherchait à gagner de précieux instant pour contempler ce monde. Je descendais, son petit nez, retroussé. Elle s’en plaignait, mais pourtant, il était tout à fait charmant, c’était le point central, le cœur de sa petite frimousse de femme encore enfant. Fille fée, elle s’était perdue sur la ligne six, dans les sphères aériennes du métro. Toujours plus bas, ses lèvres, rouge, tranchaient avec ses magnifiques yeux, j’y reviens encore, ce n’est pas une lubie, c’est juste…que je ne peux pas les oublier. Elles les pincent, ses petites lèvres, tandis qu’elle joue, en fronçant le nez, si charmante, avec une mèche de ses longs cheveux. Je sens encore son parfum, le savon, mélange de miel et de lait, qui embaume sa chevelure d’encre. Le gout, acidulé, de ses lèvres où elle a déposé un léger baume écarlate. Et la fragrance de sa peau, pointe de sueur mêlée à l’arôme de son péché mignon, la dernière pointe qu’elle met quand elle est apprêtée d’une senteur exquise de fleurs. Descendre, plus bas, sa gorge, ni menue ni opulente, aussi blanche que le lait, avec ce petit grain de beauté juste à la limite du bouton détaché de son col. Elle porte une chemisier crème, et une jupe plus foncée, qui cache mille et un secrets. Dieu, que j’aimerais les explorer. Mais ce n’est ni l’heure ni le moment. Pourtant, dans les chaos du train, on dirait qu’elle le fait exprès, là j’en suis certain, alors que son sourire se fait mutin, elle se laisse aller, tombant à moitié sur moi. Je la retiens, deux doigts, délicat. Je n’ai pas besoin de plus, peur puérile de briser la porcelaine de cette petite fille. Elle rit, avant de se lover, un peu plus. Douce récompense, alors que dans son jeu elle repart déjà, happé par une nouvelle rebuffade du wagon tandis que la ligne prend la courbe en face du Monde. Glacière, Saint-Jacques, les noms défilent, et elle revient, se laisse tomber, puis repart. Je lui souris, je ne peux faire que cela, sans cesser d’être inquiet. Vais-je me réveiller, ou est-ce la réalité ? Elle revient, et là, elle m’enlace, se posant sur ma poitrine. Je sens son cœur battre, là, sous son petit chemisier de soie, tandis qu’elle pose une main indiscrète sur mes côtes, juste au-dessus de la ceinture. Elle me fait frissonner, tout en faisant mine de rien. Je gronde, et je l’entendrais presque miauler, tandis que ces grands yeux se transforment en ceux d’un chat. Elle me fait fondre, et elle le sait, la cruelle. Pourtant, pour se faire pardonner, à moins que ce ne fusse sa nouvelle lubie, elle se hausse sur la pointe de ses chaussures bottées et vient déposer un chaste baiser, là, à la commissure de mes lèvres. Je la retiens distraitement, profitant de l’instant, tandis qu’elle quémande maintenant sa récompense, à elle. Doucement, pour mieux l’embêter, n’ai-je pas aussi le droit de jouer, je la taquine, avant de lui offrir mes lèvres. Dans le train, personne ne nous regarde, des amoureux, sur la ligne six, on en voit tellement. Nous sommes seuls aux mondes, tandis que j’approche mes lèvres des siennes, pour un véritable patin de cinéma, digne des plus grands films d’Hollywood, la galoche que les américains appellent French Kiss. Je la sens, à son tour, prise d’un frisson, alors que nos deux corps s’enlacent, tendrement, je suis tout prêt de l’embrasser et…


Indiscrète sonnerie, il est l’heure de parti travailler…De guerre lasse, dans mes draps, je rage. Et je me promets de la retrouver, mon inconnue de la ligne six, pour une nouvelle aventure, la suite d’un beau projet…

lundi 9 juin 2014

Le cap Saint Jacques

Je fumais dans ma cabine, à peine plus grande qu’un garni d’étudiant du Quartier Latin, si loin, et pourtant, j’avais encre en mémoire mon tout petit logis, rue des écoles, dans une mansarde. Si loin, ce temps de l’innocence. La fumée de mes cigarettes, des anglaises, emplissait l’air fermé d’un nuage gris bleu, dans lequel mon regard, tout aussi délavé, se perdait. Je ne pensais à rien, et à tout à la fois, la vie, la mort, l’amour. Bientôt, j’allais rentrer chez moi, mais cette idée ne faisait que m’angoisser, prendre mes tripes d’une boule aussi froide que la ice cream de ces maudits américains. Etrange idée, tandis que, à moitié nu dans ma chemise ouverte, je regardais le lourd panka qui brassait un air devenu de plus en plus lourd, alors qu’on passait au Sud du cap Saint-Jacques. L’odeur de la terre, ma terre, les parfums capiteux, doux amer, et humide, si humide, de l’Indochine. La jungle, les pitons, le vert exotique et tropical mêlé à une terre noire, à qui je ne pouvais pas échapper, à qui je ne voulais pas échapper.

On toqua à ma porte, un boy en tenue, il m’annonçait que nous arrivions. Si proche. Saïgon était là, dehors. Alors, doucement, je me relevais, la tête embrumé par la fumée et le whisky, bu sans glace, avec lequel je combattais depuis des heures, simplement pour me redonner du courage. Quelques pas, un haut le corps, je crachais mes excès par tous les pores puis, un peu pâle, je sortis enfin de la cabine, vareuse ouverte sur une chemise tâchée. Je m’en foutais bien, à cette heure-ci, de choquer les belles dames en blanc de la haute société qui venait reposer leurs valises de colonisateurs, après la guerre, après la défaite et la honte.
Visage have, traits émaciés et déjà jaunes, barbe de trois jours, je ne ressemblais certainement pas à l’officier que j’étais censé être, malgré les épaulettes et la ficelle. Quelques pas. Dehors, sur la coupée, l’air était aussi lourd que dans ma chambre où le panka de bois claquait régulièrement, toutes les trois secondes, en brassant son air fétide qui était à peine plus frais que là, dehors. L’Océan, la limite entre celui qu’on appelait Indien et la mer de Chine pour être précis, était aussi noir que la bile que je venais de vomir. Les vagues roulaient, tandis que de gros nuages, tout aussi noirs, commençaient de s’amasser dans la baie de Saïgon. Bientôt, une grande averse allait tomber, un de ces orages qu’on attendait tout le jour, dans la lourdeur de la chaleur, et puis, quand il éclaterait, il laverait toutes les mauvaises idées, aussi surement que la pluie chasserait des rues la boue noirâtre et les ordures, les odeurs de graillon et de pissat et, dans un brin de fraicheur, offrirait enfin les parfums de mon Indochine, fleurs sauvages, soupe phô et l’odeur suave et épicée des corps des petites congaïs du Collège de jeunes filles indigènes.

Dans mon dos, un commentaire acide, d’une mère à sa fille, la prévenant de ne pas côtoyer les soudards et les lansquenets. Puis de passer très vite, en fronçant son nez. Etrange idée que de ressembler à ces guerriers de l’Allemagne de la Renaissance, et pourtant vaincue tout récemment, alors que je ne portais ni vers de gris ni même l’armure noircie des diables noirs. Mélange d’époques, mélanges d’années, mélange du temps. Pourtant, une seule chose se trouvait dans cette idée, la seule motivation des hommes, du moins dans cette Europe qui se réveillait après le grand cauchemar, n’a toujours était que faire l’amour, faire la guerre, et vire, peut-être.

Quelqu’un s’accouda à mes côtés, sur le bastingage, on me proposa une cigarette que j’acceptai. C’était un vieux de la vieille, un colonial qui rentrait au pays, grosse bedaine, chemise blanche et chapeau de paille. Il portait le short sur des jambes courtes et trapues, aussi velues que celles des singes dans la jungle. Dans son regard, aussi noir que mes yeux étaient bleu gris, je voyais la même fièvre. Lui aussi revenait au pays, ce pays qui le hantait, qu’il aimait tout en le haïssant au plus profond de lui. Lui, l’Européen, qui cherchait à oublier la guerre, l’amour ou la mort, et qui, pourtant, ici sentait déjà le goût du paradis perdu, tandis que les sombres nuages de la violence commençaient de pointer, annonçant dans le vent de mauvais augure, aussi chaud et humide que la mousson, une immense tempête qui arracherait toutes nos certitudes. Rares étaient les gens, sur ce bastingage, à ressentir la même chose. Aux côté du vieux colon, cheveux blonds cendrés et gominés, un jeune journaliste fumait toute aussi durement que nous, et semblait encore plus ivre. Un homme qui découvrait pour la première fois l’Indochine, envoyé par sa rédaction pour couvrir les évènements. Et pourtant, dès le premier regard, il avait été aussi mordu que nous. Je pouvais déjà l’imaginer, essayant de se perdre dans l’opium et les femmes, oublier sa blonde restée au pays. Peut-être même qu’il ne rentrerait jamais, qu’il se fasse trouer le bide par la mafia des quartiers chauds d’Haiphong ou de Saîgon, ou qu’il parte, dans une case perdue au fond de la jungle, à écrire dans sa solitude, avec pour seule compagnie les moustiques, l’alcool et la maladie. S’il était chanceux, il trouverait une petite fleur de printemps, au sourire aussi blanc que ses longs cheveux noirs étaient laqués, qui harponnerait son cœur et son âme pour l’accrocher définitivement à cette terre que nous nous bornions à appeler Indochine.


Nous fumions donc, tandis que le cap Saint-Jacques passait, doucement, sous le sifflet du grand bâtiment. Déjà, sur la mer pas encore démontée, les ravitailleurs nous saluaient, tandis que les odeurs de la ville se mêlaient, aussi, au parfum du sel et des embruns. Petites jonques ou barques, caboteurs à moteur, pour les plus riches, tout un ensemble de petit sampans. C’était l’Asie qui nous saluait de leurs mains et de leurs sourires et qui cachait, insidieuse, un poison qui nous ferrait pour toujours, alors qu’elle n’avait en tête qu’une unique chose, nous chasser, nous, les corps étrangers, ou au moins nous avaler tout rond, et recracher des loques d’Européens, ou des bâtards blancs dans un monde jaune. Terre phagocyte et cannibale où nous n’étions rien, si ce n’est la possibilité de créer une nouvelle race atypique dans un monde qu’on voulait croire neuf.

jeudi 5 juin 2014

La passion des cartes

« Vous trichez Monsieur ». Le visage rubicond et gras de l’homme qui vient de dire ça, encore un tout jeune garçon à peine sorti de l’adolescence, frémit de colère, tandis que le rouge, essentiellement dû au vin qu’il ingurgite depuis des heures en tapant le carton sur la table avec une véhémence folle, démontre son ire grandissante. Un murmure parcours l’assemblée de la Ronce Ecarlate, entre ceux qui soutiennent le jeune paltoquet et les autres qui pensent qu’il en a trop dit, alors que la majorité, silencieuse, s’attend à ce que les sangs s’échauffent et que l’acier ne soit la seule solution à l’acide tirade. On entendrait presque la cire des bougies couler dans l’antichambre de la plus grande maison de jeu des Sept Cités Franches. Les cœurs des femmes palpitent à l’afflux du sang, nobles chasseuses qui se délectent du sort des armes, tant qu’un chevalier tombe et qu’un autre s’auréole de gloire. Les gorges décolletées respirent plus vite, tandis que l’on fait battre les éventails avec une rapidité non feinte, il fait soudain très chaud dans les soieries et le luxe, et aucun serveur avec une coupe de champagne autour de la table de Pharaon où une partie hors norme se joue depuis des heures. Les esprits sont échauffés par le talent des joueurs, le calme placide de l’homme masqué, et la rage du petit paltoquet qui s’essaye au jeu depuis des heures, alors que tous les autres sont partis. Au début, ce n’était qu’une partie comme une autre, mais l’homme en tenue sombre, et au visage recouvert de gaze, n’avait qu’une ridicule bourse. Maintenant, il s’escrime à faire des piles parfaites de dragons d’ors et d’argents.

Son adversaire ne semble pour l’heure pas inquiet, même, détendu, il pose deux mains sur la table, ses cartes retournées. Il vient encore, avec grande classe, briser les espoirs du roquet en gagnant la manche d’un tout petit point, suffisant pourtant à ce terrible jeu qu’est le Pharaon. Il avance sa dextre vers la carafe de vin en cristal, doucement, il fait glouglouter le précieux liquide, un gris de gris des sablières de Port Verana, dans sa coupe en cristal. Puis, avec une délicatesse feinte, il humecte ses lèvres, seule partie de sa peau qui apparaît sous son masque de tulle blanche.

Quand il repose son verre, pourtant, ses yeux vairons dardent une étrange malice, cynique ou sadique, alors qu’il toise le jeune homme.

« Vous ne devriez pas boire autant messire Lorenzino » sa voix, pâteuse, tire longuement sur le surnom familier, s’y attardant plus que de raison pour quelqu’un qui n’est pas du cercle du nobliau. Ce dernier devient aubergine, tandis que ses amis blanchissent. L’homme masqué est-il donc fou d’envenimer l’affaire ? Pourtant, il ajoute, toujours de sa voix trainante, comme s’il était aussi imbibé que son vis-à-vis « Allez-vous coucher, au lieu de déchoir jeune enfant. Votre nourrice vous torchera peut-être encore le lait qui coule de votre nez gras »

Lorenzino frémit, il se lève, et hurle rageur, en envoyant son gant au visage de l’homme masqué. Celui-ci sourit. Doucement, il se lève, titubant à peine. L’insulte est grave et tout le monde attend. Maintenant, la voie de l’acier est devenue obligatoire. Il récupère le gant et le tend à son adversaire. Avant d’appeler la patronne de la maison. Qui s’empresse de mettre à disposition de ces messieurs un parvis de gazon devant l’établissement.


Lorenzino fulmine. Il toise son adversaire en s’échauffant, déjà il s’est dévêtu et envoie des bottes rageuses de sa flamberge dans l’air nocturne. Il a une réputation de fine lame et de bon tireur, même si les combats où il a été engagé n’étaient pas de grande classe. Mais il est ivre, et très énervé, quelques paris commencent de se faire, tandis que l’étranger, lui, se dévêt lentement de son pourpoint suie. Il a déjà plié lentement sa cape, et s’il titube, les experts dans le maniement de l’épée se doutent que ce n’est qu’un jeu. Personne ne voit son visage, mais ses yeux, depuis l’insulte, ne sont plus troubles. Lentement, il défait les ficelles de son pourpoint, avant d’aller embrasser sa « dame chance », une catin de grand style qu’il a accroché à ses basques depuis le début de la soirée. Quelqu’un pouffe, on murmure, Lorenzino avait des vues sur elle, et voilà qu’un étranger vient lui ravir celle pour qui il dilapide l’argent paternel ? Doucement, l’homme repousse la demoiselle, et puis, tranquillement, il s’empare de son épée. Contrairement à la flamberge du jeune homme, c’est une arme qui est tout sauf d’apparat. Pas de marques d’armuriers ou d’émeraudes dessus, mais seulement une coquille en acier trempé, fatiguée par les coups et l’abrasion du papier de verre. Il dégaine doucement de sa main gauche, avant de se poster dans une demi-garde, comme un reitre ou un soldat. Lorenzino blêmit, et si l’autre était un véritable maître d’arme ? La peste, encouragé par un cri, le champion des lieux fait un demi-tour sur lui-même, il n’a peur de rien. Ovationné par ses amis, il se met en garde dans une posture de godelureau. L’autre ne bouge pas. Lorenzino fait un pas à gauche, l’autre part à droite. Un deuxième pas à droite, et l’autre revient à sa position initiale. Escrime antique, au compas. Le jeune homme, lui, préfère la fougue des Sorenzini, art de l’épée rapide et flamboyant, qui laisse bien souvent son homme à découvert. Il toise son adversaire, ce dernier n’a pas retiré son masque. Ses longs cheveux noirs cascadent, sa chemise, ouverte, qui mériterait d’ailleurs d’être repassée comme ses bottes de montes défraichies, laisse voir un corps sculpté où aucun poil ne semble saillir sur sa poitrine. Sa main gauche tient l’épée, une rapière, tandis que la droite, elle, est protégée par une main gauche. Pourtant, c’est cette main qui fascine Lorenzino, elle miroite comme l’acier, tandis que chacun des mouvements de l’homme masqué révèle le bruit de pompes d’un bras mécanique. Un technomancien ? Pas besoin de se poser de question, on verra bien. Encouragé par ses partisans, il lance une botte audacieuse, aussitôt détournée par la main droite de son adversaire. Ce dernier répond par une parade riposte classique, que Lorenzino pare aisément. Il est d’une nullité affligeante, se dit-il, tandis qu’il repart à l’attaque. Il pousse son adversaire sur le gazon, se donnant à fond en tierce ou en quarte, et l’autre recule, sans toutefois se laisser déborder. Et puis, une fois bien eu centre du cercle des spectateurs, il s’arrête, et ne bouge plus. Malgré toute la violence des attaques de Lorenzino, qui commence de souffler comme une forge sous le poids de sa lame plus lourde que le fleuret de son ennemi. Il se fatigue, alors que l’autre ne montre aucun signe. Le jeune roquet a bien essayé d’encercler la lame de l’homme aux cheveux bruns et de la briser, mais rien n’y fait. Il se lance dans une nouvelle attaque, mais l’autre esquive, sans bouger de sa ligne. Pire, il commence d’enchainer les figures géométriques, sans discontinuer, de sa parallèle, et puis, tandis que les deux lames s’enferrent une fois de plus, sa main droite part, vive. La dague qu’il tient dans sa dextre est détournée au dernier moment par la main nue de Lorenzino, qui a vu le moment où elle allait s’enfoncer dans ses tripes. Il hurle tandis qu’elle lui tranche la paume et le petit doigt, qui vole. Le sourire de l’homme masqué se fait plus grand, alors que le libertin devient pâle. C’est un déluge de coups qui tombe sur lui désormais, lui qui se sentait en force. Ses parades deviennent molles, et puis, alors qu’il enferre la lame de main gauche, il se sent soudain attiré par son adversaire, à moins qu’il n’entre dans la petite porte qu’il a laissée ouverte. Lorenzino n’a même pas le temps d’hurler, que la rapière du duelliste s’aventure dans sa gorge, un flot vermeil s’écoule de son cou tranché, en même temps qu’il s’affale, alors que sa moelle épinière est sectionnée. Il essaie de murmurer quelque chose, mais il ne peut que faire glouglouter son précieux liquide vital dans un bouillonnement plus intense. Il blêmit, il hoquette, crachant des vomissures de sang noir par sa bouche et tachant sa précieuse chemise en soie de Catane.  La mort arrive, alors il comprend, dans le regard de son adversaire, qui semblait bourré, qu’il n’a été que le dupe de l’histoire. Doucement, ce dernier, dans un sourire mélancolique et sans colère, pousse une dernière fois sa lame. Lorenzino ne souffre plus, tandis qu’il s’effondre sur le gazon si vert. Il a froid, très froid, si froid….

mardi 3 juin 2014

Insomnie

« Je sais beaucoup de choses, mais je ne sais rien » disait le prince Sokolski, dans l’Adolescent. Autrement dit, « heureux les simples d’esprit ». Oui, ils sont heureux, car ils ne souffrent pas, ou du moins, ne se rendent pas compte de leur propre souffrance, ou de ce que nous, moi, pourrions appeler souffrance.
Je sais, j’apprends, je connais et j’emmagasine tellement de chose, et pourtant, je ne sais rien. Je ne sais pas vivre, je ne sais pas être, vivre simplement et me contenter de ce que je suis. Tout rapport social est pour moi une vaste fumisterie hypocrite, un ballet bien réglé de bienséance et de rapports composés et compassés, imprimés dans mes chairs depuis ma petite enfance. Ne serait-ce que demander : « comment vas-tu ? » ou bien, « bonne année ». Qui se soucie réellement du sens des mots profonds qui existe derrière ces simples phrases ? Personne...Non, personne.
Dans un autre monde, je pourrais être un singe savant, peut-être est-ce réellement ce que je suis, un singe, qui apprend par cœur sa leçon, sait faire des courbettes et épater le monde par une culture et une maîtrise de sa pensée, du moins, c’est ce que j’aime à croire et penser de ma triste personne. C’est facile, je ne rate rien, je ne connais pas l’échec, sauf l’échec de ma vie, car elle est fade, vide et inutile à mes yeux. J’aurais pour être heureux, une famille, des amis, une vision du monde, et pourtant je n’arrive jamais à me réjouir, à cueillir le jour présent. Carpe Diem ? Que nenni.  L’alcool ? Cela ne me fait ni chaud ni froid. La drogue ? Facilité de la destruction de l’esprit et du corps…Non, rien de tout cela ne peut m’aider, car je ne peux définitivement pas être aidé, ou je ne le veux pas…La mélancolie imprime mon tout, et je ne peux m’en dépêtrer. Je n'aime qu'une chose, la souffrance, la douleur masochiste et la complaisance cynique à parler de mes états d'âme.
Moralité, comme disait une amie : « allez tous vous faire foutre, et lâchez-vous ». Soyez des simples d'esprits, ou vous finirez aigri et dépité de la vie...

De la haine, de l'amertume et de la solitude ou l'amour quoi ?

Il voudrait la haïr, elle, l’amoureuse qui l’a laissé sur le carreau. Il voudrait l’oublier, la sortir de sa tête, cette image persistante, ce parfum qui hante son nez, ce goût, salé, ses lèvres encore posées sur les siennes. Oublier, haïr. Le peut-il ? Non, il n’y arrive pas. Dans son sein, il brûle encore, lui, l’enfant innocent qui autrefois a aimé. Il redécouvre, amer, cette brûlure infernale qui déchire son âme. Son cœur est une mare de flamme, là où il s’est consumé. Pourtant…Pourtant il a de l’expérience le petit garçon, il aurait du savoir, depuis qu’il est homme, que les femmes font mal. Et il devrait savoir faire avec cette douleur, passer outre, s’en servir même, pour rebondir. Du moins, c’est ce qu’il aime à dire. Mais il ment, il ment, et ça le rend malade, toujours plus. Il s’enfonce, folie physique, il aimerait cracher cette bile qui le hante, il voudrait ne plus souffrir de cette flamme qui le torture constamment, dans ses tripes, dans son cœur, dans son âme. Il voudrait retrouver cette armure de froide indifférence qu’il présente d’habitude, se cacher, jouer aux cons. Au moins, tout passe au-dessus de lui, et il se moque du qu’en dira-t-on quand il est comme ça. Alors que là…Là, il n’a qu’une envie, pleurer. Mais cela ne se fait pas, cela ne se fait plus, à son âge de petit garçon. En dehors de sa solitude, celle qui se crée, refuge artificiel pour son corps meurtri au plus profond, là où personne ne viendra le chercher, pas même ses amis. Sa solitude, paradis de ses émotions. En dehors, il faut sourire, mentir, se haïr soi même tandis que le miel coule de ses lèvres. D’accord, ses amies sont charmantes, surtout avec leurs crèves cœurs de décolletés. Mais pour autant…Pour autant il ne peut pas les aimer, il ne veut pas les aimer. Il a peur le petit garçon, il se dit qu’il souffre trop, il a trop souffert et souffrira encore. Expérience mon cul. C’est toujours la même ritournelle, tomber en pamoison, aimer et se détruire, à petit feu. C’est sa faute ? Oui, toujours, car il ne sait pas aimer, ou du moins, s’il sait écrire, il ne sait pas faire passer ce qu’il ressent. Sauf l’angoisse, la terreur et la peur. L’amour, l’amitié et la joie, il ne sait pas les exprimer, sauf, tout seul, dans son petit coin d’artifices où il se meurt de sa solitude ; là oui il peut-être comme il est, réellement. Mais non, c’est trop dur, trop fort. Parler, il peut le faire, mais pas en grand nombre, non, il ne se révèle dans sa solitude qu’à une ou deux personnes, pas plus. Sinon, il ment, il jouera le jeu. Terrible jeu. Il n’en a rien à foutre, autant passer pour un connard, et puis on verra bien. Qui l’aime le suive.


Pourquoi ne peut-il la haïr ? L’exécrer et l’oublier. Brûler cette douleur en brûlant ce qu’elle lui a laissé. Elle…Il lui a dit qu’il s’en moquait bien d’elle, qu’il n’en avait rien à faire. C’est vrai. En partie. Il ne peut pas oublier la colère, contre elle ou contre lui-même, avec elle ou avec lui-même. Honte, colère. Il est stupide. Lui qui s’offre, toujours, en entier, alors qu’il dit qu’il ne s’engage, jamais. Pourquoi son souvenir ne disparait-il pas ? D’habitude, il oublie tout, si vite. Sauf l’Histoire, celle avec un grand H, sa passion au petit garçon. Mais c’est une autre façon de mentir, trouver un refuge commode. Tous ces personnages, amis artificiels, il sait qu’ils ne le trahiront pas eux, jamais. Comme les amis. Les amis, les vrais, ça ne trahit pas. Ils se testent, tout le temps, mais leur lien est aussi dur que le métal le plus pur. Alors que les femmes…Les femmes, il ne peut pas avoir confiance en elles. Il les aime, passionnément, et toujours il se retrouve sur le carreau. Sa faute. Toujours sa faute, car il ne veut pas s’engager. Il se hait lui-même, et tant qu’il ne règlera pas ça, il ne saura pas aimer. Il n’a pas confiance en lui, il a besoin de leur confiance, et pourtant…C’est si facile de l’enlever. Alors, le petit garçon se retrouve seul, pour de bon, seul face à ses démons, et il se brûle, lui-même, il hurle de douleur dans son refuge, bête blessé, et il pleure, doucement, des larmes salées, amertume du dégout, amertume de l’ennui, amertume de la lie…La vie. 

lundi 2 juin 2014

Les fantômes des chemins creux

La nuit est tombée, j’écrase ma cigarette dans le chemin creux. Il est hors de question de laisser le moindre petit filament de lumière éclairer notre chemin. Enfin, c’est un peu stupide, car de partout, dans les chemins creux, véhicules et arbres brûlent tout comme les fusées éclairantes qui allument le ciel régulièrement. On se croirait dans les grands magasins, à Paris ou Berlin, quand la guerre était lointaine et que Noël était encore une fête joyeuse. Mais est-ce que ce temps, pourtant si proche, a réellement existé ? Personnellement, je ne saurais plus le dire, dans ce tourment qu’est mon chemin depuis plus de cinq années. Folie, cauchemars, rêve éveillé, appelez-le comme vous le voudrez, mais le fait est que ça relève de tout ça à la fois, et pourtant…Pourtant, je me sens seulement las, je m’en moque bien de tout ça, au fond. Je marche, comme un somnambule, à la suite du camarade devant moi. Personne ne parle, personne ne chante, personne ne semble vraiment vivant. Elle est si loin la joie du printemps et de l’annonce de l’été, les robes des filles qui volent au vent, révélant leurs jolies cuisses fuselées tandis qu’elles pédalent à toute vitesse dans les côtes sur leurs vélos trop grands pour elles. Même Kellmann semble avoir oublié son Hilda, un temps au moins. Oui, nous marchons dans ces chemins creux comme des somnambules, sans raisons ni buts. En faudrait-il un de toute manière dans cette fête sanglante ? Fête. Le mot est lâché. Pourtant, la guerre n’a jamais été fraîche et joyeuse, même au début, quand les panzers ouvraient les routes de France. Je m’en souviens bien, c’était les mêmes chemins, les mêmes routes. Nous gagnons, mais dans la débandade des Français, j’aurais pu déjà imaginer ces heures terribles que je vivais, maintenant. Les mêmes camions brûlaient sur le bas-côté, éclairant nos files de fantômes vert de gris, dans le ciel les mêmes rafales de traçantes, tandis que les jabos, les chasseurs-bombardiers, filent à toute vitesse. Qui va déguster ce soir ? Les copains ? Les civils ? Un clocher médiéval ? J’entends encore les trompettes de Jericho, comme si elles annonçaient le Jugement, de nos Stukas qui plongeaient en piqués. Les Alliés sont encore plus terribles, seul le sifflement de leurs bombes annonce la Fin. La DCA tire à toute vitesse, c’est beau, on dirait un feu d’artifice le jour de l’anniversaire du Führer. Là-bas, un grand incendie, ronflant, allume le ciel noir de pourpre et d’orange. Caen ? Avranches ? N’importe quelle cité Normande ? Et ce sont eux les Libérateurs ? A moins que ce ne soit ça la réalité, pour en finir avec toutes ces conneries, il faut plonger dans une unique folie, la même, pour tous. Oublier la Raison, la Compassion et toute Humanité. Plonger dans une fête écarlate, ni fraîche ni joyeuse, seulement la danse de la Camarde pour tant de camarades.  Ennemis ou amis, peu importe, on tire et on poignarde, on vit et on tue, pour gagner un peu de répit, marcher, une fois encore, un pas en avant, jusqu’à tomber.


La colonne avance dans la campagne Normande. Les traits sont tirés, cireux ou crayeux. La frousse, la tension, l’angoisse. Dans ces petites chemins creux, on marche en file indienne, comme de pâles fantômes. Bientôt, au détour d’une route, à un carrefour, le blanc des visages deviendra noir, tandis que la poudre et la cordite diaboliseront nos traits. Les faces sont tirées, les yeux rougis, des rides profondes tracent un chemin d’anxiété sur tout le monde. Qui sait ce qui peut se passer, au prochain tournant ? Les parachutistes Alliés sont partout, on murmure, à la pause, que des compagnies entières se sont fusillées à bout portant, comme en Sicile ou ailleurs, croyant que l’autre était américaine. Bonne foi du tir allié. J’ai la boule au ventre, se dire que c’est pour bientôt. Le pire, ce n’est pas que je manque de courage, c’est plus…L’attente. L’horreur, c’est attendre. Après-guerre, si je m’en sors, je me demande comment je pourrais encore attendre un train en gare. Même…Comment c’était, avant, quand on avait du temps à tuer ? Là, plus le temps tourne, plus on est sûr d’être tué, loi des probabilités. Marcher pour ne pas attendre, marcher pour ne pas penser, encore un pas. L’angoisse…Vivement l’action, en fait. Tuer ou être tué, c’est plus simple qu’attendre. Oui, je crois que plus jamais je ne saurais attendre, ou ne rien faire.