vendredi 21 novembre 2014

Billy Bones ou le Lys d'une vallée perdue (fin)

La nuit était froide dans le pré où on avait retrouvé Daisy. Sarah se tenait là, debout, tenant fermement la petite fille qui avait voulu rester avec une volonté farouche. Le petit groupe avait réveillé Mallone, l’adjoint du sheriff. Il portait toujours son uniforme bien plié, mais semblait fatigué, ses joues ombrées de noirs et ses cheveux blonds légèrement ébouriffés indiquaient le manque de sommeil. Il avait été difficile à convaincre, et Sarah se demandait si le Fay n’avait pas usé d’un de ses charmes, de son Glamour, la magie de Faërie, pour l’amener à oublier la sacro-sainte Loi qui dirigeait sa vie. A moins que ce ne fusse sa grande probité, et le fait qu’il savait que Billy Bones sortirait son homme de toutes les prisons possibles, qui l’avait convaincu de les accompagner après avoir levé un jury populaire. Réveiller le juge n’avait pas été une mince affaire. Mais il était aussi probe et droit que le jeune homme, ce bon vieux Allen, et même si la procédure était cavalière, quelques minutes avec le Hunter l’avaient convaincu. Et puis, tout le monde savait qu’il ne pouvait pas supporter Billy Bones. Rapport à sa sœur.

Les phares allumés des pickups éclairaient la nuit d’une lumière irréelle. Leur éclat blanc étourdissait Scud. Ce dernier se tenait, avachi, devant un arbre autour duquel une longue et robuste corde de chanvre avait été fermement accrochée. Le Hunter était appuyé contre le grand chêne, son stetson légèrement remonté dévoilant son visage à moitié éclairé par les lumières artificielles. Cela lui donnait un côté lugubre, avec ce petit rictus qui brisait ses traits agréables. Mallone venait de finir sa lecture. Un sanglot pris le gros homme apathique, tandis qu’il montait, comme une marionnette, sur la chaise de bois vermoulu qui craqua sous son poids. Fluide, le Fay s’avança et, d’un coup de pied, enleva les appuis de l’assassin. Scud gigota un instant tandis que son cou craquait comme une bûche dans un feu.

C’était fini.

Quelques uns des hommes présents se signèrent. Un seul, en se détournant du Fay, cracha en croisant ses doigts. Signe ancestral qui protégeait du Malin. On en aurait fait de même pour moins, dans cet univers sombre et violent, où les six coups étaient jamais loins des bibles. Mais Sarah se demandait qui était le plus diabolique entre le mort et son bourreau, tandis qu’un bras chaud se posait sur son épaule. Le bras de Mallone. Promesse d'avenir. Mais pas de suite. Pas encore. Il fallait d'abord rentrer.

Sarah tremblait encore un peu. Elle essayait de rouler sa sèche. La nuit était bien avancée, Lilly, elle était couchée sur un pouf, emmitouflée dans un gros cardigan de laine et serrant tendrement sa poupée de chiffon. Elle ne semblait pas traumatisée par les évènements de l’après-midi et de la soirée. L’adjoint du Sheriff, Mallone, venait de coffrer Scud. Mais ce dernier n’était déjà plus qu’un légume, un être tremblant qui bavait en hurlant des folies. Et c’était terrifiant pour la jeune femme, même si une part d’elle comprenait et acceptait le sort de cet être de violence et de morts. Elle regardait par coups d’œil Mallone qui se grattait le crâne, dehors, en discutant avec le Hunter. Ce dernier avait sorti quelques papiers officiels de sa poche, et avait réussi à convaincre l’adjoint du bien fondé de sa quête. Le Sheriff principal n’étant pas là, l’intègre jeune homme pouvait accepter, au moins, même s’il n’était pas ravi qu’on marche sur ses plates-bandes.

Il entra avec le Fay et s’approcha de Sarah, toujours occupée à rouler sa cigarette fripée. Il lui tendit un papier, rougissant à demi quand leurs mains se touchèrent. La jeune femme était heureuse du peu de lumières dans le motel, parce qu'elle savait que son visage aussi s'embrasait. Sarah n’avait jamais été aussi proche de ce grand blond à la mâchoire carrée, impeccable dans son costume aux trois plis réglementaires. Un homme sur qui on pouvait compter, doux et rassurant. Et pourtant un gouffre profond les séparait. Balbutiant, il indiqua à la jeune femme l'endroit où il fallait signer le procès verbal. Il expliqua aussi en un demi jargon policier qu’en cas de procès elle devrait témoigner. Elle saisit son stylo, et Mallone, inconsciemment, ne le relâcha pas assez vite. Pour ne pas montrer son trouble, Sarah signa d'un trait vif. Puis, pour éviter de montrer son propre trouble, elle rendit immédiatement le procès-verbal à l'homme qui la dévorait des yeux. L’adjoint fini par se détourner et partit, raide. La jeune femme le regardait s'en aller, sa clope à demi-consumée. Est-ce que la pendaison de cette nuit avait changé quelque chose à leurs rapports ? Sarah ne savait pas si elle devait exulter. Tout le long du retour, Mallone avait serré sa main en conduisant habilement, tandis que le Fay ouvrait la voie avec son énorme Harley rouge comme le sang. Et puis, revenu en ville, l’adjoint du sheriff avait bafouillé avant de relâcher cette douce étreinte, à contrecœur, tout comme Sarah aurait voulu que cette main ne quitte jamais la sienne.

Elle n’arrivait toujours pas à finir sa sèche, troublée par le jeune homme qui venait de partir, par son propre manque de réaction devant la pendaison. Elle savait que c’était que justice, mais là, maintenant, elle était totalement absente, déconnectée de la réalité. Le Fay était assis, non loin de la petite fille, sa petite fille, et la regardait, en roulant une clope, puis une seconde. Il la regardait depuis le début, de ses yeux, ses grands yeux verts qui semblaient s’amuser de tout. Mais aussi capable d'être plus froid que la glace quand il fallait user de violence et tuer. Il se leva, souple comme un félin, et sans bruit s’approcha en tendant à la jeune femme une de ses sèches en papier de maïs. Elle la prit des mains, plutôt que continuer à jouer avec sa bouillie de cigarette. Elle ne fut même pas surprise quand, au lieu d’un Zippo, il lui présenta un doigt où une petite flammèche brûlait, bleu gaz.  Un homme capable de tournebouler les esprits pouvait aussi bien user d’un peu de magie naturelle non ? Elle le remercia d’un hochement de tête, tandis que lui-même allumait sa clope et prenait une grande inspiration. Il avala, cracha une bouffée, puis une seconde, essayant de faire des ronds presque parfaits. Et puis, il dit, comme si c’était d’une banalité naturelle :

« Je suis content que tu sois restée, avec Lilly. C’était important pour elle. De comprendre ce qui était arrivé à sa mère. Et de voir comment on punit ceux qui font le mal. »

Surprise, Sarah mit un temps à répondre, sans même réfléchir à cette notion de bien et de mal décrite par le Fay :

« Depuis le début…Tu savais tout ? »

Il rit, d'un rire étrange, lointain, et qui ne prêtait nullement à sourire, comme pouvait le faire une mauvaise blague, avant d’ajouter :

« Vous ne vous ressemblez pas. Et tu le sais très bien. Une humaine et une Fay.  Ne sois pas coupable, elle en avait réellement besoin. Pas besoin de se venger, de tirer le prix du sang, mais de voir ce à quoi les actes mauvais conduisent généralement. Pour les humains ou les gens de notre race. Et toi aussi tu en avais besoin, c’est pour ça que tu ne ressens aucune culpabilité ni plaisir.Même si un doigt de whisky te redonnerait des couleurs. »

Il semblait pensif, la regardant se servir un verre comme si c'était lui le gérant qui la poussait à la boisson.

« Tu as été très courageuse. Je veux dire, pour une humaine. C’est bien qu’une petite fay soit éduquée par une femme aussi forte que toi . Vous formez une belle petite famille. »

–Tu l’as dit, j’en avais besoin » de la mort de Scud ? ou du whisky ? elle ne savait pas trop tandis qu’elle parlait, hésitante. « Pour Daisy. Mais ça ne m’explique pas pourquoi tu savais tout. » Soudain, Sarah sembla comprendre quelque chose, et en fût immédiatement si terrifiée quelle dit d'une voix blanche « Tu es venue pour elle ? Pour l’emmener à Bordure ? »

–Je suis un Hunter. Je vais là où les Fays souffrent. Mais je ne prendrai pas ta fille. Surtout depuis qu’elle t’appelle maman. Si tu veux venir à Bordure avec elle, je peux vous mettre sur la route. Mais si ton souhait c’est de rester ici et de faire du gringue au beau sheriff, tu peux rester. C’est un homme droit. Il fera de toi une femme heureuse et Lilly pourra grandir en paix dans une famille qui l’aime »

Le cœur de Sarah manqua un temps tandis qu’elle avalait de travers la gorgée de whisky. Etait-ce si évident ? Même pour un étranger ? Elle rougit encore plus, et, crachotant à moitié la boisson, elle reprit son souffle avant de boire une longue traite d’alcool. Cela brûlait, mais au moins, lui redonnait une certaine contenance. Elle porta une sèche à ses lèvres, tandis que le Fay la regardait, toujours aussi amusé. Effrayant contraste entre ce joli sourire et le rictus terrifiant qu’il avait pris en soumettant à sa volonté celui qu'on pouvait désormais appeler feu Scud.

« C’est si évident que ça ? Et toi Hunter » elle ne connaissait pas son nom et son titre valait bien un nom « Personne en vue ? »

Ce dernier haussa les épaules, sans aucune gêne. C’était limite de bonne guerre.

« Non. Malheureusement, nous les Fays, on ne découvre généralement l’amour qu’au moment où s’y attend le moins. On m'a dit qu'on se sentait un peu comme un gamin qui verrait la première fois la mer en y allant. Et pour le moment cela ne m’est pas arrivé. Contrairement à toi Miss Sarah. Tu devrais réfléchir.

– Pas avant…Pas avant la fin de cette histoire. Pour Daisy, tu comprends ? »

–J’ai des amis tu sais. Un peu partout. Dis leur que tu viens de la part de Sans Nom si un jour tu veux traverser la frontière. »

Il n’en dirait pas plus, cela se sentait. Un ange passa. Alors Sarah posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment, depuis que le Fay était arrivé dans sa petite routine coutumière :

« Dis…C’est comment la Bordure ? »

Le sourire de Hunter se figea à moitié, ses paupières se baissèrent cachant la lumière de ses yeux dans la pénombre du hall, comme un homme qui se rappelait des souvenirs d’un temps ancien, nostalgique. Et puis soudain, comme à son habitude, de
pour ce que Sarah en savait, il commença de parler de sa voix maintenant douce et calme. Tel un conteur il décrivit la terre au-delà du Monde…


Au petit matin, alors que l’aube pointait, Sarah s’était endormie serrant tout contre elle la petite fille. Sa petite fille. Le Fay sourit, et puis, tendrement, il posa sur la mère et l’enfant une couverture, avant de partir chevaucher sa monture qu'il ne démarra qu'une fois certain de ne pas réveiller les deux belles endormies.

Billy Bones fulminait, en peignoir. Sa femme, sa triste femme, sèche comme une vieille bique, ses cheveux bruns parsemés de fils d’argents, le toisait de ses yeux gris qui semblaient pétiller de ses malheurs. Comme une chouette pouvait s'amuser du mulot avant de le frapper d'une mortelle sentence. Il lui aurait bien fait ravaler son sourire par quelque chose de cinglant, mais cela l’aurait réconfortée de savoir qu’elle l’avait mis hors de lui. Et le pire, c’est qu’elle le savait. Dix années de mariages pour ça, une guerre perpétuelle entre eux. Épouser une veuve revêche avait été la pire erreur de Billy, même si ça lui avait amené assez d’argent pour transformer sa vie de petit politicard corrompu qui avait un peu trop chauffé les pieds de ces misérables Fays. Une autre vie.

Et maintenant il était rattrapé par cette autre vie. Il n’aurait jamais dû garder Scud, à bien y penser. Mais au moins il en était débarrassé, avec ses manières de rustres. Il fallait au moins voir un peu de positif. Peut-être qu’Allen avait fait tomber une tête, mais le cœur de l’hydre, Billy Bones, était encore en vie. Sa réponse se ferait un autre jour, froide, sanglante et rapide. Plus tard. Les autres n’avaient rien sur lui. Pas encore du moins pour que le tout soit enterré le temps de filer refaire une nouvelle vie à l'Ouest. Et puis il avait toujours un ou deux cadavres dans ses placards si on le pressait trop. Sa réponse se ferait un autre jour, froide, sanglante et rapide. Plus tard.

Pourtant, quelque chose le tourneboulait dans ce petit déjeuner, dans la grande salle toute en chêne de son ranch à l’ancienne, vibrand homme à cette période avant la Chute. Il avait longuement étudié de vieilles photos en noir et blanc pour réaliser ce qu’il appelait son American Dream. Alors que ce qu'on appelait autrefois "Amérique" n’existait plus depuis tant d’années. Grande table en bois rustique polie avec amour par un des meilleurs artisans menuisier qu’il avait pu trouver. Un type qui avait tracé tout un système d’arabesques dans ce bois dur avec un art consommé du biseau et du ciseau. Vieilles peinture à huile représentant d’héroïques cow-boys luttant au pied de la bannière étoilée côtoyaient quinquets à gaz rétro et autre froufrous de dentelle blanche. Sans compter la bonne flambée accueillante, rouge et chaude, qui illuminait le chêne laqué et lui offrait une onctueuse couleur caramel, le genre de celle qu’on voyait sur les marshmallows délicieusement grillés à point. Le reste, c’était la maison typique du Far West, arme à feu huilées et graissées avec soins pendues aux murs et autres petits napperons de dentelle piquetée, la seule chose que sa maudite femme savait faire de bien, avec la cuisine. La preuve le petit déjeuner de ce matin, pancakes cuits juste ce qu’il fallait, blond comme l’or, recouvert d’un beurre juste frais baratté. Confiture maison pour toaster. Jus d’orange et café noir pour faire passer cette nourriture riche qui avaient fait plus que largement gonflé le propriétaire des lieux. Étrange que sa femme soit aussi sèche et maigre, tout en étant si habile cuisinière.

Tant d’années d’efforts réduites à néant par l’arrivée d’un seul homme. Enfin un moins qu'homme. Un Fay. C’était ça qui chagrinait Billy Bones. La peur. Irrationnelle. La terreur qu’un seul petit Changelin use de sa magie sur lui. Et le fasse finir comme cet abruti de Scud. Mourir. Tout perdre. Alors qu’il avait tant besoin de ce luxe. Qu’il avait tant lutté. Pied à Pied. Pour en arriver là où il en était. Tout ce beau et long travail pénible remis en cause par un putain de Fay qui venait de nulle part. De ce putain d’AutreMonde. De cette putain de Bordure. L’enfoiré, s'il l'avait eu sous la main il l'aurait fait souffrir, lentement, comme il avait fait souffrir tant de ses frères dans la Grande Ville. Dans une autre vie.

La peur se mêlait à la colère. Billy Bones ne laisserait rien au hasard. Il ne laissait jamais rien au hasard. La mort de Scud était arrivée très vite. Ses hommes étaient allaient suivre discrètement toute l’affaire. Il se chargerait de ce salopard d’Allen, de ce petit con de sous sheriff et de sa catin qui gérait son motel minable plus tard. Il savait que le Fay était parti à l’aube, et qu’il allait arriver. Aussi sûr que le sourire narquois de sa femme venait de cette même connaissance. Dire qu’il avait cru pour arriver à l’aimer un jour cette salope. Il n’arrivait pas à soutenir son petit sourire. Alors il cracha :

« Qu’est-ce qu’il y a chérie ? » drôle de petit nom alors qu’il s’en moquait éperdument, mais les convenances étaient tout dans ce petit milieu.

–Oh rien Darling. Je me demandais si ça faisait mal de se faire pendre. Qu’est-ce qu’on ressent à cet instant où on arrive plus à respirer, tandis que nos jambes gigotent bêtement dans le vide » la salope, pourquoi ne l’avait-il pas tuée ? l’amour ? Il n’aimait rien plus que lui-même. « Vous pensez que Scud a connu la douleur ? Ce gros porc a surement mérité son sort. Dommage que j’ai raté ça »

–Cela n’aurait pas été convenable darling.

La voix de Billy, maîtrisée avec difficulté, était un sifflement rocailleux

« Oh dear. Un rustre pareil. Ce qui ne serait pas convenable ce serait que vous finissiez comme lui, sans avoir déjeuné du moins. Vous savez que les morts par pendaisons bandent fougueusement ? Peut-être que je vous verrai plus excité que vous ne l’avez jamais été. Sauf avec vos petites catins Fays. »

Ainsi donc, elle savait tout. Billy avait toujours pris grand soin à humilier sa femme, et depuis le début elle savait tout. Il n’avait plus à réfléchir. Sa violence instinctive lui ordonnait de la battre. De lui faire mal. Mais il se devait être au-dessus de ça. Être loin du Serpent de Glace. Rester Billy Bones, magnat richissime à la réputation sulfureuse dans les conversations privées. Salopard admiré par tous. Le sourire narquois de sa femme se faisait plus grand. On la disait acoquinées avec des magiciennes wicca. Etait-elle sorcière pour toujours savoir ce à quoi qu’il pensait ? C’était peut-être ses pouvoirs et ses charmes qui le retenaient de la tuer. Des fois qu'elle laisse un filtre pour l'empoisonner.

Elle se leva soudain, et débarrassa les reliefs du repas. Le café dans la tasse de Billy était froid et amer, avec un léger goût de cendre. Comme la mort. Elle sourit une dernière fois en desservant le petit déjeuner et, une fois tout prêt de lui, elle glissa, un murmure :

« J’espère qu’il vous fera souffrir. Pour toutes les années où vous m’avez fait du mal Billy Bones. Ou dois-je dire Serpent de Glace. » Puis, plus haut, de sa voix hautaine d’aristocrate du sud profond, tandis que les hommes de Billy entraient « Bonne journée darling »

Ainsi donc, elle avait vraiment toujours su. Une goutte de sueur froide glissa sur le crâne de chauve de Billy. Elle l’avait toujours détesté. Et elle souhaitait sa mort. S’il s’en tirait, sa femme serait à ajouter à la liste de ses ennemis, avec Allen, Mallone et la petite Sarah. Sa seule erreur la petite rouquine. Mais elle allait lui coûter très cher. Et le sourire de son épouse disait à Billy Bones qu’elle n’allait certainement pas parier sur sa victoire.

3h10. La grande horloge du bureau de Billy venait de sonner, tintant comme le glas. Il finissait des papiers. Depuis l’aube, la maison avait été transformée en une forteresse. Hors de question que le Fay n’entre, ou plutôt, s’il entrait, qu’il en ressorte vivant. Billy travaillait dans la demi pénombre, bien éloigné de la fenêtre gardée par deux hommes. En bas, cinq bonhommes tenaient l’entrée, et une dizaine d’autres patrouillaient autour de la propriété au magnifique gazon. L’ennui, c’est qu’il pleuvait, et on ne voyait pas grand-chose dehors sous ses trombes d'eau qui tombaient. Une haleine vaporeuse s'exhalait autant des hommes que de la charmante petite rivière qui coulait d'habitude dans le pré, et qui ajoutait ainsi un nuage de fumée qui tuait dans l’œuf tout capacité à voir arriver l'étranger. Comme si les éléments s’étaient liés avec ce fay. On disait que ces types étaient capables de dominer la nature.

Dehors. Le Hunter se déplaçait silencieusement. Ses bottes s’enfonçaient dans la boue comme si c’était un terrain sec. Il posa un sac de sport bleu nuit contre un arbre. En un tour de main, il en tira trois composant noir acier, qu’il monta avec des gestes experts. Une arbalète, longue, fine, et légère à la fois. Un carreau à la pointe d’argent introduit dans la rainure, il visa soigneusement. Le trait fila dans l'air lorsqu'il caressa le chien de l'arme. Un des hommes de Billy Bones s’effondra. Mais avant qu'il ne tombât à terre, deux autres traits d’aciers étaient partis. Sans Nom courrait en même temps, ne s’arrêtant que pour épauler. Il ne visait même pas. Dans la pluie, il semblait y voir comme en plein jour. Trois bonds de plus, et l’étranger avait éliminé sept des hommes qui se trouvaient dehors. Il jeta son arme au sol dans un bruit spongieux. Quelques pas de plus. Il avait maintenant un couteau en main. Il arrivait derrière un des gars qui venait de se détourner. Il l’égorgea dans un horrible jet carmin. Le Hunter était une ombre mortelle. Il dansait sous cette pluie. Les deux derniers se trouvaient près de la porte. Un d'entre eux le vit. Il n’eut que le temps d’hurler, quand un couteau de lancer se planta dans sa gorge et le fixa contre le bois de la maison. Deux sauts de plus. Inhumains. Sans Nom éventra le second qui venait à peine de tirer son arme. Le pistolet n'eut que le temps de cracher une unique balle qui effleura le cache poussière de l’étranger.

Coup de pied. Il enfonça la porte. Derrière, on tirait à tout va, pistolets et fusils à pompe. Le déclic des armes vides. L’odeur tenace de poudre et de cordite qui se répandait dans l'air. Un homme ouvrit grand la porte d'entrée et s’effondra. Le Fay s’était servi du mort éventré au couteau comme bouclier. Et maintenant, c’était à lui de jouer. Il n’avait plus d’armes de corps à corps. Seulement un revolver argent, à la crosse acajou et ivoire, qui tirait  des balles de plomb plus vite que son ombre. Cinq coups de feux claquèrent. Cinq flammes sortirent du canon immédiatement surchauffé de l’arme. Cinq hommes tombèrent dans le même temps. Une balle dans le front ou le cœur. Fauchés pour une cause perdue.

Une femme apparaît alors. Grande et fière. Droite pour la première fois depuis bien longtemps. Cheveux noirs semés d’argents coquettement coiffés en un chignon retenu par un peigne de nacre. Elle regarde le jeune Fay au travers de ses lunettes en écailles. Elle dit, d’une voix racée de grande propriétaire du Sud:

« Il est là-haut. »

Le Fay la regarda, comme s'il ne comprenait pas. Il semblait même, pour la première fois, hésiter. Elle reprit, sans se démonter. Mi-figue-mi-raisin. Amère et heureuse à la fois. Du moins dans l'esprit de Sans Nom. Il ne savait pas bien déceler les émotions de cette race si étrange qui diffèrait tant de la sienne.

« Je sais que vous ne dites jamais merci. C’est même à moi de le dire. Faites-le. Pour moi, pour Lilly, pour cette ville. Billy Bones doit disparaître. »

Un hochement de tête. Il montât quatre à quatre l’escalier. Quinze morts. Et pas une once de sueur sur son corps parfait. Il avait perdu dans l'affaire son chapeau, et ses cheveux noirs, retenus par un catogan, tombaient sur son dos, se mélangeant avec son par-dessus noir. Son visage, pâle, presque blafard, était le contrepoint de sa tenue ébène. Ange de la mort au visage balafré d'un trait rougi. Déchiré par un rictus sanglant. Par la joie de la Grande Chasse.

La porte du bureau était grande ouverte. Nouveau staccato d’armes à feu. Le Fay avait rechargé son arme aux arabesques ivoire en grimpant quatre à quatre les marches recouvertes d'un tapis précieux. Protégé par un grand meuble, commode antique, il répondit au feu par le feu. La fusillade déchirait et empuantissait l’air de sang et de fumée. Un voile de fumée se répandait sur le palier du premier et unique étage. Un chargeur puis un second passèrent dans l'échange de coups de feux. De l’autre côté, on ne tirait plus. Sans Nom entendant seulement des gémissements étouffés des blessés et les derniers râles des morts. Il s'approcha. Le bureau était plongé dans la pénombre. Billy Bones se tenait, hiératique, derrière le grand meuble acajou. Un pistolet, un tout petit derringer, dressé fermement vers le Fay. Ce dernier regardait l’homme. Gros, chauve, petits yeux glacials. Il méritait bien son surnom de serpent, bien que Sans nom pensait plus à un porc empâté en voyant sa Némésis. Un téléphone était décroché sur le burea. L’homme dit :

« La police est prévenue. Allons-nous nous entre-tuer ? Vous devriez déposer votre arme »

Il avait de l’aplomb cet humain là. Le Fay sourit. Il avait son chien armé, et son doigt glissait amoureusement sur la détente de son pistolet argent. L’autre le regardait tandis que Sans Nom le visait soigneusement. Et puis, sans que rien ne l'y oblige, Billy Bones demanda:

« Pourquoi ? »

–Daisy ? Sa fille ? Parce que le conseil de Bordure a toujours voulu avoir la tête du Serpent de Glace ? Allez savoir. Je ne suis que l’exécuteur. »

Alors, dans les yeux de Billy Bones, la compréhension se fit, dernière lueur d’intelligence. Il savait qu’il avait perdu. Complètement. Totalement. Dans sa défaite, il ne peut qu'essayer d'entraîner son meurtrier dans sa propre chute.

Les deux coups partirent en même temps. Une fine balafre zébra la joue du Hunter, filet de sang aussi carmin que le jet poisseux qui dégoulinait du front de Billy Bones. Tout était fini. Ou presque.



La nuit est claire ce soir. Un petit vent frais souffle dans la plaine agricole, couchant à moitié les blés. Après la pluie, le beau temps. Mallone est arrivé, avec Sarah à ses côtés. Il a donné quelques minutes au Fay pour s’en aller. De toute manière, Madame Bones, née Allen, n’a rien à dire, elle n’était pas là. La chasse pourra commencer, plus tard. Maintenant, c’est au tour de Sarah de s’approcher de la grande moto rouge où le Fay a posé son paquetage. Elle l’a vue serrer longuement la petite fille contre lui, tout en lui parlant. Peut-être qu’un jour Lilly lui parlera de Bordure, et qu’elles iront ensemble dans l’AutreMonde.

La jeune femme rousse, cheveux lâchés aux vents, regarde cet être intemporel. Elle ne peut que glisser un merci. Ce dernier hausse les épaules, s’apprête à grimper sur sa moto. Se retourne et dit :

« Soyez-heureux, tous les trois »

Et puis, il passe ses longues jambes fines par-dessus la selle de cuir. Il appuie d’un coup, d’un seul sur le démarreur qui fait ronronner le moteur au quart de tour. Un dernier sourire, un rugissement et sa moto aux flammes rouges et noirs vrombit dans une roue arrière poussiéreuse tandis qu'il s'enfonce, sans phares, dans les ténèbres de la grand'rue.

Derrière Sarah, deux personnes approchent. Une petite main fine vient se lover dans la sienne, tandis qu’elle sent le parfum d’un homme, tout près, mais légèrement distant. Se retournant, elle dit :

« Tu vas le poursuivre ? »

–Demain. Après la confrontation des témoins. »

–Bien. C’est bien. »

Le temps suspend son vol. Elle ne sait pas quoi dire. Lui commence une phrase, avance une main avec prudence vers l'épaule de cette jeune femme légèrement plus vieille que lui « Il m’a dit… »

A la surprise des deux adultes, c’est Lilly qui dit, dans un rire, un rire qu’elle n’avait pas entendu depuis tellement de temps, un rire de petite fille :

« Si vous devez vous embrasser, attendez d’être dans votre lit. Il m’a dit ce que vous alliez faire et j’ai pas vraiment envie d’assister à ça. Mais que je devais aussi m'assurer que vous ne partiez pas chacun de votre côté ce soir. »

Alors, Sarah éclate de rire, tout comme Mallone. Tandis qu’il reparte, ce bras, sans plus hésiter, passe par-dessus l’épaule de la jeune femme, qui, serrant toujours la main de la petite fille, appuie doucement sa tête tout contre ce torse protecteur. Un jour, peut-être, sa fille, leur fille, partirait rejoindre Sans Nom à Bordure. Mais pour l'heure, ils pouvaient vivre tous les trois avec un nouvel espoir.

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