La conférence prenait fin, je m’apprêtais à serrer quelques
mains, tout en rangeant mes notes dans mon cartable noir, quand le temps
suspendit son vol. Magie. Les humains ne pouvaient plus bouger et moi, guère
surpris, je me retournai sur ma gauche. Sur le banc tout prêt de moi venait d’apparaître
un homme de bel allure, moitié de la trentaine, habillé d’un très élégant
costume trois pièces noir, chemise de soie rouge à col italien déboutonné juste
ce qu’il fallait pour annoncer un torse parfait, pectoraux saillants biens
bronzés et absence totale de poils. Son visage aurait pu être celui d’un
italien, un de ces beaux gosses du Nord au nez légèrement busqué, yeux verts et
cheveux aussi noirs que la nuit. Un petit bouc entourait une bouche bien
dessinée. J’aurais aimé les hommes, j’aurais été immédiatement conquis par cette
beauté Diabolique digne d’un Ange Déchu. Je dis alors, dans un soupir :
« Bonsoir Lucifer »
« Bonsoir mon cher Yahel. » la voix était douce et
agréable, un baryton qui poussait légèrement dans les graves. Après une pause,
il ajouta « Tu n’es pas surpris de me voir ? »
« A vrai dire si. Je me demande ce que tu fais dans le
Plan Mortel au lieu d’être dans les bras de ta chère Lilith »
« Oh Lilith…ah oui elle t’embrasse »
J’arquais un sourcil, tandis qu’il souriait. Il avait dû
encore une fois se fâcher avec elle au vue de sa réponse évasive, mais cela ne
m’expliquait pas pourquoi il venait fricoter avec un Nephilim.
« Ne me dis pas que tu es seulement venu pour me dire
que Lilith m’embrassait ? Ni pour me parler de tes problèmes de couples ? Briser
la règle du Grand Jeu et enchanter une assemblée humaine pour ces raisons
seraient légèrement futile »
« Et pourquoi pas ? Tu sais combien j’aime m’amuser »
mon regard, légèrement glacial, amusait semble-t-il ces yeux verts « Bon d’accord.
J’ai besoin de toi. Et je paye bien cette fois-ci. »
Je savais que j’aurais dû, à cet instant, partir. Mais le
regard de Lucifer me retenait. Il ne pouvait pas vraiment me charmer, sauf que
quelque chose dans sa voix fleurait une sincérité que je n’avais jamais décela
chez le Grand Manipulateur. Et cela m’effrayait légèrement, tout en me donnant
envie d’en savoir plus. Je me rassis donc, tandis qu’il décroisait ses jambes
et arrêtait de battre un tempo lancinant à trois temps qui ressemblait
vaguement à une valse de Chopin.
« La dernière fois tu m’as refourgué de fausses
informations sur ton Démon. Ca a couté la vie à quelques humains, et failli me
détruire moi-même. » Dis-je, légèrement acide. Ce n’était pas parce que je
voulais bien l’écouter que je laisserais la partie si facilement gagnée.
« Tu m’en veux encore pour Sadi-Carnot ? Je
croyais que c’était moi le grand méchant qui mangeait sa vengeance bien froide »
« Il était mon ami »
« Ah oui, toi et tes amis humains. J’ai beau les
étudier depuis plus longtemps que moi, je ne comprendrai jamais ce que tu leurs
trouve » mon regard lui déconseilla de continuer dans cette voie « Bon,
cette fois-ci je paye bien. Le Codex Angélique, première version, incunable
bien entendue. » Je tiquais légèrement, et il sembla l’ignorer même si une
flamme brûla dans son œil vert qui devint doré. Où avait-il trouvé ces
documents que seul le Vieux gardait dans sa bibliothèque personnelle ? « A
moins que tu ne préfères des informations sur Elle ? »
Là, je dus blêmir, car son sourire ravageur s’ouvrit encore
plus grand. Le requin m’avait ferré. Je déglutis difficilement avant de
répondre :
« Je ne vois pas de qui tu parles »
« Ah bon ? Mémoire sélective mon vieux ? Ou
tu as choppé Alzheimer ? Tu sais, si tu le voulais vraiment, tu pourrais
toi-même La retrouver. »
« Je préfère le Codex » c’était sorti du
tact-au-tac, et Lucifer n’était pas Diable né de la dernière pluie. Le Démon
savait parfaitement de quoi il parlait, et de ce que je préférais à ces vieux
papiers, inestimables certes, mais qui ne valais rien face à un seul de Ses
regards. Bourru, je repris. « Que veux-tu de moi ? »
« Le casse de Cluny. Certains des livres appartenaient
à ma collection particulière » rien d’étonnant à vrai dire, c’était le
même genre de blague qu’il avait joué à Torchia ou Cazotte ou ce fou de Barbey D’Aurevilly.
« Et donc ? » questionnais-je
« Je veux que tu me les ramènes. Il n’y a aucun danger
dedans, mais tes frères Angéliques » il avait eu la décence de ne pas dire
emplumés, ce pourquoi je le remerciais d’un regard « Pourraient mal le
prendre. Je ne veux pas que la Guerre recommence. Le Grand Jeu me suffit »
« Pourquoi moi ? »
Il ne répondit pas. Cette détresse dans son regard, même si
il aurait pu la feindre, me glaça le sang. Elle se suffisait presque à elle-même
en guise de réponse. Si le plus puissant des anges Déchus avait peur que la
Guerre reprenne au grand jour, c’est qu’il y avait réellement un danger. Mais
pourquoi moi ? Certes j’étais sorti du Grand Jeu depuis longtemps, par
amour en partie pour Elle, et puis parce que le sang et les massacres me dégoutaient
de plus en plus. Mais pourquoi faire appel à un Angélique pour une affaire si
grave ? Je savais qu’il ne répondrait pas à la question. J’avais déjà
travaillé pour lui, mais cela n’expliquait pas qu’il m’offre un poste de
confiance et un livre si rare si les enjeux étaient aussi grands. Soit Lucifer
m’entrainait dans un de ces pièges savants, soit je m’engageais dans une quête
qui serait bien plus qu’épique. Dans les deux cas, je savais que rien n’allait
être une partie de plaisir.
« Alors tu acceptes ? »
« Je n’ai pas encore dit oui »
« Mais tu en as envie. Surtout si j’ajoute, même si tu
n’es intéressée que par le Codex bien sûr, qu’Elle pourrait être impliquée dans
l’affaire. »
« Je ne veux plus la voir »
« Mais Elle, est-ce qu’elle ne veut plus te voir mon
cher Yahel ? » sa voix se faisait douce, comme celle d’un père qui
essayait de ramener le calme et la raison entre ses deux enfants chéris.
Méchamment, je répondis « Nous ne sommes pas comme
Lilith et toi. Elle a fait son choix. J’ai fait les miens. Il vaut même mieux
qu’elle ne soit pas impliquée si ce que je découvre t’effraie tant. Si Elle s’interpose
entre moi et la mission que tu m’accordes, je n’aurais aucune pitié. »
J’avais donc accepté, presque dans un coup de colère, la
mission du Diable. Sans même réfléchir à ce dans quoi je me fourrais vraiment.
Simplement parce qu’Elle était impliquée. Avais-je réellement envie de ne plus
la revoir ? Je réfléchissais à cette question quand le cours du temps se
remit en marche. Il avait bien évidemment disparu, à sa place, une pochette en
papier kraft. Une vieille habitude entre nous, somme toute. J’empochais l’enveloppe
et partit, sans même saluer mes amis humains. Une seule question en tête. Dans
quel guêpier m’étais-je fourré ?
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