Ce n’était pas une journée banale pour toi. Une journée de
concours. Tu sais, ces matins où tu te lèves la boule au ventre, sans appétit,
et où ta nuit a été peuplée de mille cauchemars fous. Te voir réussir au
concours et qu’on t’appelle juste après pour te dire que c’était une blague,
caméra cachée de mauvais goût, doit surement être le pire que tu n’aies jamais
pu rêver.
Dans ces moments-là, on oublie, bien souvent, de regarder
autour de soi. On marche comme un fantôme dans son appart’, on marche comme un
fantôme dans la rue, on reste debout comme un fantôme dans le bus ou le métro.
Les gens te dévisagent, tandis que, sans même t’en rendre compte, tu déclines
encore et encore, mantra de l’élève de lettres supérieures, ta troisième
déclinaison. Tu t’en moques, focalisée sur ton unique but, réussir le mieux
possible.
L’ennui, dans un concours, ce n’est pas être bon. Tu l’es,
tu le sais, comme tous les gens autour de toi. Non, le vrai problème, c’est
être le meilleur, la meilleure dans ton cas. Même si tu n’as pas envie de jouer
le jeu, même si tu sais que tu n’es pas faite pour cette course folle, même si
tout te dégoûte dans cette lutte sordide de petits mécréants qui pètent plus
haut que leurs fesses.
Pourtant, la folie ambiante t’a guettée pendant un an. Et
par simple orgueil, tu vas quand même défier ce fichu concours.
Tu arrives devant le centre d’examen. Tu grimpes les marches
tel un condamné descend du tombereau pour être guillotiné en place de Grève. Tu
cherches tes amis des yeux. Bien évidemment, ils ne sont pas là, alors, tu
regardes un peu autour de toi, tandis que là-haut les Cerbères contrôlent avec
une minutie par trop pointilleuse les cartes d’identités. Tout le monde est
pâle, yeux cernés de ne pas avoir dormi, ou d’avoir osé, à la dernière minute,
regarder un instant La vie de Marianne.
Masochisme des êtres qui pensent à retenir une dernière citation, on ne sait
jamais. Toi-même tu as gardé cette tentation jusqu’au bout, dans la poche de
ton manteau. Il faut que tu résistes. Vite fait, tu arbores un sourire de
circonstance, figé, cireux, blanchâtre, et tu essayes de rentrer dans ta bulle.
Le passage des Cerbères, vieilles femmes aigries habituées à
voir, chaque année, le même flot blême d’étudiants, et entendre, à l’annonce
des résultats, les mêmes cris de joies pour les meilleurs, et les pleurs des
autres, ne dure finalement qu’un instant.
Tu entres enfin dans la salle. Toujours le même choc. Ces
rangées de tables, trop de tables, alignées comme à l’armée. Toujours la même
odeur d’examen, détergent et craie, feuilles de cellulose et bientôt à tout
cela l’encre ajoutera son parfum capiteux. Au tableau, les heures d’entrées et
de sorties sont prêtes. Quelqu’un s’est amusé à mettre des fleurs à la place
des points sur les i. Cela te fait sourire jaune dans ce genre de
circonstances.
Tu marches, éternelle somnambule, à travers les rangées, à
la recherche de ta place. Ton domaine personnel pour les sept prochaines heures.
Tu ne la vois pas, accoudées qu’elle est, petite souris grise sous le rideau
anthracite, contre la fenêtre. Et pourtant, sans le savoir, tu viens peut-être
de rencontrer la femme de ta vie. Tu t’assois, ton lebensraum est, comme à chaque fois, bien ordonné. Devant toi,
plumes et crayons, à gauche tes brouillons et copies, à droite tes réserves en
eau et nourriture. Un coup d’œil àa ta gauche, et tu vois enfin ta voisine.
Petit, rousse, tâches de son sur le visage. Grosses lunettes épaisses qui
déflorent sa beauté, mais c’est passe partout, question de se protéger, ou
tactique pour paraître plus faible, qui sait ? Assise, elle regarde par la
fenêtre, tandis que sa main droite joue avec ses cheveux, tournant et
retournant encore et encore ses longs cheveux au point de les faire friser.
Cela te fait sourire, ça te rappelle un historien, un ami, qui faisait
exactement la même chose il y a quelques années. Tu la sens stressée, elle
murmurait, comme toi dans la bus, le même mantra de la troisième déclinaison.
Elle se tourne alors vers toi, au moment où ton visage c’est enfin décomposé
pour prendre ses couleurs naturelles. Tu lui souris, et elle rougit. La petite
souris grise, habillée d’un chandail plomb et d’une jupe qui tire sur le tartan
graphite ou ardoise, répond doucement à ton sourire. Elle aurait pu passer
inaperçue et toi, malgré tout, tu trouves dans cette petite souris aux épaisses
lunettes cerclées noires, qu’elle pourrait être mignonne. Elle te ressemble, et en toi elle trouve un miroir. Complicité d’examen. Complicité
du combat partagé. Complicité de deux âmes sœurs qui se rencontrent pour la
première fois, dans une situation tout à fait impromptue.
La cloche sonne, tu es partie pour sept heures d’examens,
mais à la fin, tu sais que l’une d’entre vous, elle ou toi, feras le premier
pas.
Et si tu n’es pas bête, tu saisiras enfin ta chance petite
princesse.
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