vendredi 28 novembre 2014

L'examen de latin ou rencontre impromptue de deux princesses

Ce n’était pas une journée banale pour toi. Une journée de concours. Tu sais, ces matins où tu te lèves la boule au ventre, sans appétit, et où ta nuit a été peuplée de mille cauchemars fous. Te voir réussir au concours et qu’on t’appelle juste après pour te dire que c’était une blague, caméra cachée de mauvais goût, doit surement être le pire que tu n’aies jamais pu rêver.

Dans ces moments-là, on oublie, bien souvent, de regarder autour de soi. On marche comme un fantôme dans son appart’, on marche comme un fantôme dans la rue, on reste debout comme un fantôme dans le bus ou le métro. Les gens te dévisagent, tandis que, sans même t’en rendre compte, tu déclines encore et encore, mantra de l’élève de lettres supérieures, ta troisième déclinaison. Tu t’en moques, focalisée sur ton unique but, réussir le mieux possible.

L’ennui, dans un concours, ce n’est pas être bon. Tu l’es, tu le sais, comme tous les gens autour de toi. Non, le vrai problème, c’est être le meilleur, la meilleure dans ton cas. Même si tu n’as pas envie de jouer le jeu, même si tu sais que tu n’es pas faite pour cette course folle, même si tout te dégoûte dans cette lutte sordide de petits mécréants qui pètent plus haut que leurs fesses.

Pourtant, la folie ambiante t’a guettée pendant un an. Et par simple orgueil, tu vas quand même défier ce fichu concours.

Tu arrives devant le centre d’examen. Tu grimpes les marches tel un condamné descend du tombereau pour être guillotiné en place de Grève. Tu cherches tes amis des yeux. Bien évidemment, ils ne sont pas là, alors, tu regardes un peu autour de toi, tandis que là-haut les Cerbères contrôlent avec une minutie par trop pointilleuse les cartes d’identités. Tout le monde est pâle, yeux cernés de ne pas avoir dormi, ou d’avoir osé, à la dernière minute, regarder un instant La vie de Marianne. Masochisme des êtres qui pensent à retenir une dernière citation, on ne sait jamais. Toi-même tu as gardé cette tentation jusqu’au bout, dans la poche de ton manteau. Il faut que tu résistes. Vite fait, tu arbores un sourire de circonstance, figé, cireux, blanchâtre, et tu essayes de rentrer dans ta bulle.

Le passage des Cerbères, vieilles femmes aigries habituées à voir, chaque année, le même flot blême d’étudiants, et entendre, à l’annonce des résultats, les mêmes cris de joies pour les meilleurs, et les pleurs des autres, ne dure finalement qu’un instant.

Tu entres enfin dans la salle. Toujours le même choc. Ces rangées de tables, trop de tables, alignées comme à l’armée. Toujours la même odeur d’examen, détergent et craie, feuilles de cellulose et bientôt à tout cela l’encre ajoutera son parfum capiteux. Au tableau, les heures d’entrées et de sorties sont prêtes. Quelqu’un s’est amusé à mettre des fleurs à la place des points sur les i. Cela te fait sourire jaune dans ce genre de circonstances.

Tu marches, éternelle somnambule, à travers les rangées, à la recherche de ta place. Ton domaine personnel pour les sept prochaines heures. Tu ne la vois pas, accoudées qu’elle est, petite souris grise sous le rideau anthracite, contre la fenêtre. Et pourtant, sans le savoir, tu viens peut-être de rencontrer la femme de ta vie. Tu t’assois, ton lebensraum est, comme à chaque fois, bien ordonné. Devant toi, plumes et crayons, à gauche tes brouillons et copies, à droite tes réserves en eau et nourriture. Un coup d’œil àa ta gauche, et tu vois enfin ta voisine. Petit, rousse, tâches de son sur le visage. Grosses lunettes épaisses qui déflorent sa beauté, mais c’est passe partout, question de se protéger, ou tactique pour paraître plus faible, qui sait ? Assise, elle regarde par la fenêtre, tandis que sa main droite joue avec ses cheveux, tournant et retournant encore et encore ses longs cheveux au point de les faire friser. Cela te fait sourire, ça te rappelle un historien, un ami, qui faisait exactement la même chose il y a quelques années. Tu la sens stressée, elle murmurait, comme toi dans la bus, le même mantra de la troisième déclinaison. Elle se tourne alors vers toi, au moment où ton visage c’est enfin décomposé pour prendre ses couleurs naturelles. Tu lui souris, et elle rougit. La petite souris grise, habillée d’un chandail plomb et d’une jupe qui tire sur le tartan graphite ou ardoise, répond doucement à ton sourire. Elle aurait pu passer inaperçue et toi, malgré tout, tu trouves dans cette petite souris aux épaisses lunettes cerclées noires, qu’elle pourrait être mignonne. Elle te ressemble, et en toi elle trouve un miroir. Complicité d’examen. Complicité du combat partagé. Complicité de deux âmes sœurs qui se rencontrent pour la première fois, dans une situation tout à fait impromptue.

La cloche sonne, tu es partie pour sept heures d’examens, mais à la fin, tu sais que l’une d’entre vous, elle ou toi, feras le premier pas.


Et si tu n’es pas bête, tu saisiras enfin ta chance petite princesse.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire