mardi 22 décembre 2015

Road trip by night

Il ferme doucement la portière de la voiture. Tourne les clefs. Allume les phares. Puis il se met à rouler, lentement, sans un dernier regard à son ami qui lui dit au revoir. Il roule dans la nuit. Ses bras, fermement accrochés au volant, s’éclairent à chaque fois qu’il passe sous un réverbère, et puis tout redevient noir, comme ses habits, comme son âme. Il est toujours triste, en repartant de cet endroit. Cette ville, qu’il connait si bien, trop bien, par cœur. Normal, c’est sa ville. A pied, en voiture, en tramway, ses semelles usées ont foulé chaque recoin possible et inimaginable. Sa tête est pleine de souvenir, s’il détourne un seul instant le regard de la route. Une poignée de main, une soirée arrosée, un baiser volé. Et elle, toujours. Ce poids mort qu’est son cœur ne peut l’oublier. Alors que c’est lui qui s’est tiré, comme un voleur, par une autre nuit noire, encre de chine et lampadaires, une nuit comme celle-là. Un souvenir oublié au coin d’une rue, comme une valise sur un quai de gare. Mais étrangement, il se sent toujours lié à cette mémoire, là même où il a trop pleuré. Marrant pour un gars qui se targue de ne jamais se perdre, avoir un sens de l’orientation solide, et ne pas arriver à se retrouver soi-même, n’être plus qu’une coquille sans repères, ni même un home sweet home. Vide, il sent une larme monter, puis couler, rejoindre la commissure de ses lèvres. Distraitement, en accélérant, il l’avale. Goût salé. Amertume des regrets. Confiture acrimonieuse de la mémoire. Il roule. Appuie sur l’accélérateur. A fond, pied au plancher. Il avale les mètres. Fuite en avant, encore, et toujours. La même sensation. Trop vite. Il brûle ses dernières cartouches, adrénaline, il glisse. Main sûr, sur le volant. Défier la physique. Les feux tricolores. Les autres voitures. Droite gauche, esquive, demi-queue de poisson. Passer une avenue, à tout berzingue. Et puis, le feu. Passe à l’orange. Appuyer sur le frein ? Pousser l’accélération ? Passer quand même ? Instinct de (sur)vie. Il lâche la pédale de droite, et force à fond au milieu. Crissement des pneus. Et l’arrêt. Aucune brutalité. Juste passer les vitesses. Et se laisser aller, en avant. Tête contre le volant. Ivre de fatigue et de regret. Se laisser à pleurer. Seul, dans l’habitacle noir. Feu rouge. Le même, où il s’est arrêté il y a si longtemps. A attendre, qu’un jour, il ait la force de relancer sa machine et passer au vert. Un jour. Mais quand ? 

vendredi 11 décembre 2015

Lovely Song

Devant la porte, elle m’avait demandé si j’avais envie de boire un dernier verre.
Elle ne voulait pas être seule ce soir, et moi non plus. Ma compagnie ou celle d’un autre, c’était du pareil au même. Peut-être.

Elle me fit donc entrer, pour la première fois, dans son immeuble. Une de ces vieilles bâtisses XIXème, tout de gris marbré et balustrades en fer forgé. La porte cochère, héritage d’un passé révolu, était en un bois lourd, épais. Elle donnait sur un patio en grosse dalle de pierres cabossées. Comme cet escalier vermoulu, lames de parquets branlantes, à tel point qu’elle m’indiquait là où il fallait poser ou ne pas poser les pieds.

Elle était belle dans sa robe d’été, blanche, fleurie de violet. Depuis le début, elle prenait les décisions, selon ses envies. Cela était étrange, presque effrayant, parfois, tandis qu’elle me souriait, mais pas désagréable. Non, elle ne pouvait pas être désagréable.

Elle montait à grandes enjambées élégantes, ses bas, clairs, protégeaient la finesse de ses jambes. Je rosissais presque tandis que mes yeux s’attardait sur le haut de ses cuisses, à la découverte de l’inconnu. Je n’étais définitivement pas digne d’un gentleman.

Un palier, puis un autre. Elle fouilla dans son sac, ce genre de gros sac mystérieux où on ne pouvait jamais savoir ce qu’elle rangeait. Elle me souriait, puis sortit un énorme trousseau.
L’intérieur de son appartement était comme j’aurais pu l’attendre. Clair, lumineux, et chaud à la fois. Aucune lourdeur dans les meubles très élégants, fins et racés. Elle m’invita dans son salon. Grande bibliothèque au mur, couverte de livres de poche plus ou moins en équilibre. Epais tapis au sol, dans lequel ses petits pieds devaient délicieusement s’enfoncer. Deux fauteuils et un sofa accompagnaient le tout.

Elle m’invita à choisir la musique, tandis qu’elle versait deux grands whiskies sur un lit de glace. Aberlour, seize ans d’âge. Madame avait du goût. Je farfouillais autour d’un gramophone valise, à la noire patine. Quelques disques étaient posés un peu partout, musique classique, musique sacré, jazz. Pour ce soir, c’est ce dernier qui s’imposait. Sans vraiment choisir, je ramassais une compilation des meilleurs tubes de Chet Baker.  Je sortis le disque, le posai sur la platine et lançai enfin la musique en plaçant la tête de lecture à sa place. Le tout se mit à tourner, au même rythme lent et tendre, légèrement grave, de la trompette du jazzman de l’Oklahoma.
Elle m’invita à m’asseoir d’un sourire. Comme si elle avalisait le choix. Elle me tendit le verre que je saisis, ses doigts restant quelques secondes de plus que la décence ne l’imposait contre les miens.

Je faillais rougir, et son sourire s’accentua. Pour me reprendre, j’avalais, presque de travers, une goutte de whisky. Parfait.

Les minutes passèrent, elle me regardait, toujours, relançant la conversation. Je me perdais dans le détail de son visage dessiné au trois quarts. Lèvres pleines, rouges, fossettes délicatement rosées, nez petit, légèrement mutin. Et de grands yeux bleus, qui contrastaient avec le jais de ses cheveux. La terre et la mer, réunis par la limite bronzée de sa peau, comme si son visage était une plage de sable blond.

Elle était belle. Pas jolie, ni désirable, mais belle. Parce que tout en elle était aussi harmonieux que le lancinant jazz qui passait à cet instant.

Elle était belle, et j’étais ferré. Définitivement. Sans même m’en rendre compte.

Elle s’approcha, lentement, très lentement. Ma respiration s’accéléra. Je pouvais presque sentir frémir le bustier de sa robe au même rythme de sa propre respiration. Lèvres légèrement entrouvertes sur l’albâtre de ses petits crocs pointus, elle s’avança et m’embrassa, tendrement, sur le coin de ma bouche. Geste aussi affectueux et tendre que celui d’une mère, mais aussi délicieusement excitant comme seule une amante savait le faire.

Je répondis à son baiser, lèvres contre lèvres, et puis se furent nos langues qui se cherchèrent, comme dans les films en noir et blanc que l’on voyait au cinéma.

Timide, je posais une main délicate, comme on l’aurait fait pour tenir un objet fragile ou un enfant, le long de son corps. La soie de sa robe était froide, mais en dessous son corps bouillait de passion.

Comme pour m’inviter à aller plus loin, ses propres mains vinrent se perdre sur les flancs de ma chemise. Glissant le long de mon torse, ouvrant peu à peu les premiers boutons qui révéleraient ma poitrine.
Je la saisissais plus fermement, le collant contre elle, profitant de sa chaleur, tandis que nous nous embrassions encore et encore.

Alors, tout dérapa, et je perdis presque le fil de mes pensées. Roulant, glissant et dérapant, nous nous retrouvâmes sur le tapis moelleux. Fièvre passionnée. Mes boutons valsaient tandis que ses doigts les arrachaient presque. Abandonnant, non sans regrets, ses lèvres, j’embrassais son cou, là, juste sous le creux de l’oreille, la faisant frissonner, puis toujours descendant, ma langue impudique dévorait ses épaules que mes mains dénudaient, puis le haut de sa poitrine.
Ses mains, terriblement froide, terriblement chaude, faisaient frémir mon sang et frémir ma poitrine.

A demi-nu, elle s’arrêta un instant, à cheval sur moi. Elle souriait toujours, ses cheveux noirs, détachés, flattaient ma peau. Lentement, elle déposa des baisers dans mon cou, sur ma poitrine, descendant toujours plus sur le bas ventre. Ses ongles, rouge sang, caressaient mon corps à petites doses délicates et frustrantes. Et puis, avant d’arriver à la limite de ma ceinture, elle se releva, fière, une main posée sur mon cœur. Amazone sauvage qui me tétanisait sous la puissance de ses yeux bleus, pour lesquels, à cet instant et à jamais, je me serai damné.

Alors, mutine, elle se lança dans un strip-tease non dénué de la même passion sensuelle que ses caresses. J’étais à sa merci, et elle prenait tout son temps pour abattre sa proie. Ses mains firent glisser l’attache de sa robe, qu’elle fit lentement, très lentement, trop lentement, passer par-dessus ses épaules. Elle révéla une poitrine haute et fière, protégée par un fin ruban de dentelle qui me semblait être, pour l’heure, une formidable forteresse à conquérir. Nue, elle l’était enfin, et elle fondait son regard dans le mien. J’en avais le souffle coupé. Elle n’était pas jolie. Elle était juste magnifique. Soutien-gorge, bas chair et petite culotte blanche avec un papillon rouge brodé n’étaient que des artifices pour exalter cette beauté si naturelle.

Elle était la maîtresse, et je n’étais plus que l’esclave. Et cela était d’autant plus terrible que je n’avais jamais été habitué à cette sensation, tandis que tout mon corps réclamait maintenant de la posséder, fermement, la retourner et lui faire l’amour avec une passion transcendante.

Mais ce n’était pas dans ses intentions, loin de là. Elle se releva, toujours au-dessus de moi. Et elle partit. Me relevant, je la suivais. Dans les couloirs, elle se dessapait lentement. Nouveau Petit Poucet qui en lieu de petits cailloux laissait une trainée de vêtements.
Sa chambre. Une chambre de femme. Grand lit aux draps lilas, comme son mur violine. Une penderie gigantesque, et un petit secrétaire en bois ancien qui faisait aussi office de table à maquillage.

Elle était à genoux sur les bords du lit, en équilibre. Complètement nue. Impudente effrontée. Elle souriait toujours. Je m’approchais d’elle. Elle leva sa main, la posa directement sur mon entre-jambe. Flattant ma virilité, son sourire s’agrandit. Son petit jeu, terrible petit jeu, m’offrait entièrement à elle.

Elle ouvrit mon pantalon, l’arrachant presque comme elle l’avait fait de ma chemise. Le blue jean vola avec mon caleçon. J’étais désormais aussi nu qu’elle, mais étrangement, je pensais que j’étais bien plus à sa merci qu’elle ne l’avait jamais été depuis notre rencontre. Et son sourire, son sourire rouge carmin, m’indiquait qu’elle le savait parfaitement. Panthère noire contre gazelle homme.

Elle commençait de jouer avec mon sexe, le caressant, le flattant, tendre et forte à la fois. J’étais tendu au point que j’avais peur de rompre, trop vite, trop tôt. Mais elle semblait experte dans ces petits jeux, elle faisait monter dans mon bas-ventre une marée, qui refluait immédiatement quand elle calmait sa pression, avant de reprendre, encore et encore, rythme immuable.

Et puis, après sa main, ce fut sa bouche. Sa langue jouait autour de mes abdominaux, mon nombril, mes cuisses. Feu et glace. Comme un bon alcool, fort, mais rafraichi par la glace.
Mouvement de tête, avant, arrière. Suçotant, dévorant, affamant. J’étais au bord de l’explosion salvatrice, mais ma dame n’en voulait certainement pas, pas encore.

Elle me repoussa. Se coucha sur son lit. Impudique, elle ouvrit grand ses jambes, m’invitant à venir conquérir à mon tour le creuset de sa féminité. Ma bouche embrassa ses mollets, remonta le galbe de sa jambe, puis sa cuisse. C’était maintenant à moi de la laisser frémissante et, plutôt que d’aller immédiatement dévorer ce qu’elle m’offrait, je jouais avec elle comme elle l’avait fait avec moi. Baiser salé. Mes mains, elles remontaient le long de ses côtes, arrivant sur sa poitrine, titillant délicatement entre deux doigts les deux pics de chairs offertes.

Caresses.

Encore et encore.

Trois mots. Les plus érotiques de la langue française. Caresses, encore et encore. Deux corps qui se découvrent. Tendre passion. Lutte délicate. 

Embrasser, enfin, l’antre des parfums odorants. Découvrir ces forêts inexplorées d’une jouissante fontaine. Boire au graal la jouissance d’une femme aimée.

Et elle, si forte, si fière, qui se pâmait, enfin. Murmure rauque de sa respiration qui se fait plus rapide, plus effrénée, tandis qu’elle aussi chevauche le ressac des plaisirs.

L’acmé n’est pas encore là. Il faut aller plus loin, toujours plus loin, grimper une à une les marches qui conduisent au paradis.

D’une caresse de sa main dans mes cheveux, elle m’arrête. Je remonte vers elle. Mon bas-ventre, frustré, en est presque douloureux. Mais maintenant nous sommes au diapason. Elle me guide vers son désir. Elle me conduit vers son plaisir. Elle éclair la voie de son amour.

Nos corps se mêlent, enfin. Peau contre peau, nous entamons une danse lente, un jazz tendre et grave à la fois. Nos coups de reines se répondent, rythme tranquille, passionné, fusionné.

Nous nous perdons l’un dans l’autre, nos yeux, grands ouverts, se coulant les uns dans celui de l’autre. Nous ne formons plus qu’un seul être, parfait, uni comme jamais un homme et une femme ne l’a jamais été.

Et sur ce même rythme éternel, immuable, nous montons enfin jusqu’au Septième ciel dans un feu d’artifice de couleurs et de sons.


Tendrement, repu, tandis que je la chevauche encore, elle m’attire vers elle. Elle m’embrasse, une dernière fois, délicatement, juste au creux de mes lèvres, baiser de mère, baiser de sœur, baiser d’amante. Elle me serre contre elle et je lui dis enfin ce qu’elle attend. Trois mots…

mercredi 9 décembre 2015

Le Clown

Tu souris. Tu fais le pitre, le rigolo, le petit comique. Tu joues les mufles, les enflures les enfoirés pour éviter de te dévoiler. 
Tu fais semblant, d’être fort, d’être grand, de tout savoir. Etalage de ta seule ressource, la culture, dernier recours tarte à la crème pour éviter de rappeler la vacuité de ton être. 
Prendre un masque, s’en revêtir, se cacher derrière. 
C’est si aisé, comme écrire, saisir une plume, et tailler les veines d’une page blanche d’une encre noire comme le sang. 
Camé à la clope, drogué au café, speedé par l’adrénaline d’une course sans fin vers nulle part, tu t’inventes des choses à faire, à vivre, à créer, pour oublier. Quoi ? La peur, le vide, l’ennui. Synonyme d’un même thème, la Mort.
 Le bout du chemin, très peu pour toi, pas maintenant, tu dis que tu saurais l’affronter. Mais en vrai, cela te terrifie non ? Sensation de l’échec. Fardeau du passé. Chaînes sacralisées dans lesquelles tu t’es toi-même enfermé. 
Prison d’une âme en peine. 
Quand briseras-tu cette fenêtre de verre et d’acier ? 
Réfugié dans ta tour d’ivoire, tu te crois malin, à tout savoir. Mais tu oublies que tu ne sais pas vivre. Rire est ta dernière arme, ton cynisme bourgeois, tes allures de dandy, ton envie de paraître tel que tu n’es pas. Enclos dans ton propre personnage, créé de toute pièce pour affronter la scène du Monde, tu t’es oublié, quelque part sur le chemin. 
Et le petit garçon que tu as été, lui, triste, miroir d’un ancien reflet, te regarde pour te rappeler. 
Qu'un jour, tu as eu confiance en toi. Qu'un jour tu as aimé. Qu'un jour, tu as décidé de vivre. Sous son regard.
 Demain, il faudra…Non pas que tu l’oublies. Ce genre de regard ne se perd jamais. Non. Il faudra accepter que ce ne soit plus le sien. Avoir assez confiance, en toi, en elle, pour t’offrir à ce nouveau regard, à cette moitié que tu attends depuis si longtemps. Infirmière qui saura réparer tes bobos d’adolescent. Comédienne qui rira de tes vannes même les plus pourries. Celle que tu aimeras parce que c’était elle, et parce que c’était toi.
 Un jour. 
Sortir de ta cage dorée. 
Réapprendre à sourire. 
Solaire, lumineux, vrai, et non plus cette grimace de clown triste, ténébreux et lunaire qui barre en ce moment tes traits.
Mais surtout pas aujourd'hui. 

mardi 8 décembre 2015

La bataille de Riveclaire

Le héros Vrëen venait de lâcher sa réplique dans un ghordien parfait. De sa pique et de son bouclier, il s’était frayé un chemin de cruor bouillonnant, de tripes répandues et d’os brisés. Ba’hel Ansseth l’avait vu fendre les rangs de ses troupes comme si ses guerriers, les meilleurs de Neya, n’étaient que des fétus de paille. Dans son armure argent et or, le chevalier semblait tel un dieu de la guerre, un héraut des anciens temps, un paladin à l’admirable allure. Fou à lier, il avait traversé le mur de flamme sur un charroi de guerre, en fait une simple charrette de paysan, avant de se lancer dans le carnage et la boucherie, baroud d’honneur d’un homme condamné à vaincre ou périr. Oui, un grand guerrier, honorable certainement, et qui connaissant sa langue comme si c’était un ancien esclave de Neya ou de Sunaï. Comment avait-il survécu à sa charge folle, c’était un mystère, mais son devoir était de le mettre à terre, maintenant. Oui le champion des Ordhalerons se devait de défier. Pour son honneur. Pour sa gloire. Pour ses hommes tombés au combat. Mettre à terre le preux anéantirait définitivement toutes velléités de résistance de ses pleutres. Séchant ses paumes moites de sueur et de sang, l’immense guerrier à l’armure usée et à la peau carmin saisit une fois de plus sa fidèle hache de guerre. Prêt pour un des combats de sa vie. Jusqu’à la mort.

***

Skoll et ses hommes venaient de fracasser de leur bélier improvisé la porte. Et furent immédiatement pris dans une charge furieuse de chevaux caparaçonnés du même acier que leurs cavaliers. A la hache, à la masse, à la pique on se battait de toutes parts pour cette minuscule porte de bois et de fer. On se tuait, on se saignait, on s’étripait à grands renforts de lames, de dagues et d’étoiles du matin rougies d’un cruor carmin. Humains et Ordhalerons, Vrëen et créations de la magie, bêtes aux visages défigurées par la fureur sanglante du combat, mêlaient sans s’en rendre compte leur sang, identiques dans leurs souffrances, analogues dans leurs blessures, semblables au seuil de la mort, alors que tous les opposaient depuis des éons. A coups de pieds, à coups de poings, à coups de dents, tous luttaient pour survivre, ne serait-ce qu’un seul instant. Instinct de la vie au milieu de la mort. Les ruelles se paraient d’une draperie de fête, carnaval sanguinolent et ballet de masques mortuaires tandis qu’un concert de clameurs, de cuivres et de fers fracassés et des soupirs des mourants accompagnait le bal de la Mort. Danse sanglante de deux armées ennemis qi se faisait une guerre sans pitié. Skoll, hérissé de flèches et de carreau d’arbalètes, cracha un jet de salive sanglant, riant de plaisir au milieu de la boucherie, le corps d’un chevalier Vrëen planté le long de sa lame. Infime instant de pause, avant de se replonger d’un air guilleret dans la fête carnassière. Il ne comptait plus les morts, levait son bras d’arme, trancher, tailler et taillader jarrets de cheveux et genoux laissés à découvert des archers Vrëen. Sa masse, à senestre, fracassait des crânes et explosait des mâchoires dans un jaillissement puissant de cervelle, de matière grise et d’os brisés plus surement que du fer sous le marteau d’un forgeron. Fou affable, il se plongeait dans la tuerie comme un désaxé dément ivre de fumée, de carnage et de sang.

***

L’onde claire de la petite crique qui avait donné son nom au village était désormais aussi noire que le flot du fleuve des Enfers. Des bouts de mâts, des morceaux de toiles arrachés et des éclisses fendues le long des coques voguaient lentement au milieu des cadavres ensanglantés des pauvres hères tombés à la baille. Heureux ceux qui étaient morts sur le coup, du tranchant d’une lame, d’un espar fendant leur os comme la hache du bucheron un bois, ou d’un trait puissant d’un scorpion transperçant de part en part leurs armures et arrachant du même coup leur âme à leurs corps endoloris. Les autres, mourants à demi noyés, imploraient les dieux, leurs mères et leurs ennemis de les épargner, ne pas les laisser subjuguer par l’onde qui s’infiltraient dans leurs gorges époumonées, attirés par elle dans ses tréfonds du fait du poids de leurs armures. En ghordien ou en kaerd, tous les morts en sursis imploraient la délicatesse de la mort, tandis que des flammes sanguinolentes rongeaient les chairs et enflammaient le bois. La poix surchauffée tombaient à la mer, holocauste dément que la mer n’arrivait pas à éteindre, reflet fidèle de l’âme échaudée de guerriers qui se battaient jusqu’à la mort sur des bateaux transformés en torches de pin grillés. Arromonth, percé de dizaines de coups, se tenait à la lisse de la dunette du navire amiral ennemi. Sa barbe était poisseuse de son sang, tandis que son armure brisée et tailladée par maintes frappes répandait son cruor par des centaines de blessures. Il avait perdu son casque depuis bien longtemps dans sa charge folle au milieu des nefs de guerre des ennemis de son peuple, et ses cheveux poivres et sels se répandaient en dehors de son camail aux mailles arrachées. Il était presque arrivé à bout de l’amiral ennemi. Il avait mené une charge démente, épique, mais vaine, jusqu’à arriver sur la dunette du navire de guerre ennemi. Il avait presque repoussé ses adversaires et défait leur chef de guerre. Oui, il avait prouvé sa valeur de général et de chevalier d’Ordanie. Son épée tenait à peine dans son gant de fer aux doigts brisés par un coup d’étoile du matin vicieux, mais il tenait encore, à moitié affalé contre la coupée du vaisseau amiral ennemi. Le sang qui teintait sa bâtarde témoignait de son talent une lame en main, et les corps qui l’entouraient n’étaient pas que Vrëen. Il s’était battu, et se battrait encore, jusqu’au bout, jusqu’à son dernier souffle. Il allait repousser cette engeance démoniaque. Leur faire payer le massacre de sa flotte et de ses chevaliers, bannerets et franc-tenanciers qui teintaient la baie de Riveclaire et ses ruelles étroites de leur sang. Il se relevait, quand un dernier coup, venu de nulle part, dans son dos, brisa sa nuque et trancha sa jugulaire. Dans son dernier souffle, il vit un énorme guerrier ordhaleron lever sa hache, et la faire tomber, une fois de plus, droit vers les derniers lambeaux de son cou.

***

Un hurlement de joie. L’amiral de la flotte de l’empereur Zeran regardait la tête du seigneur de guerre Vrëen monter à la pointe d’une pique de guerre, et son corps pendu à la grande vergue, au milieu de ses chevaliers, bannerets et francs-tenanciers qui finiraient au même endroit, en guise d’avertissement. Les Ordhalerons ne faisaient pas de quartier. Maintenant, le carnage pouvait continuer. Oui, c’était une belle journée pour faire la guerre à leurs ennemis héréditaire.

***

Sur la plaine, le combat continuait avec la même ardeur tandis que deux géants casqués et armés de fer et d’acier se dressaient comme s’ils étaient les héros d’une légende. Magie de la bataille, ou hasard du combat, un cercle presque parfait de terre labourée laissait quelque place pour un duel de titan lancés dans une danse mortelle. Hache de guerre contre lance, bouclier et armure dorée face à la maille du chevalier de Neya. Lieutenant de la Légion Rouge contre paladin maître d’arme de Kaerdum. Se jaugeant, les deux mâles se tournaient autour, fauves prêts à bondir au moindre frémissement perceptibles de leurs seuls sens. Tous deux étaient maîtres dans leurs arts guerriers, tous deux avaient combattu sur tous les champs de bataille du monde, tous deux connaissaient intimement la Mort et la Victoire, déesses frivoles aux caprices aussi changeants que les rafales de vent du Nord. Dans un hurlement de colère mal maîtrisé, le lieutenant lança sa première attaque. Charge lourde d’un corps caparaçonné par son armure légère qui envoya immédiatement un coup vicieux de sa hache de guerre. « Mord les Vrëens » fendit l’air dans un sifflement rageur, aussi vivante dans la main de son compagnon qu’une femme qu’il aurait pu caresser. Assoiffé du sang de son ennemi Ba’hel frappa sans retenu, pour aussitôt être contré par le bouclier d’acier du seigneur chevalier. Dans l’instant ce dernier répliqua de sa lance, qui manqua écharper l’œil du lieutenant, si ce dernier n’avait pas dérapé sur la terre grasse de sang. Le premier échange de coups se poursuivit, à la vitesse de la fureur des deux hérauts qui répondaient frappes pour frappes. L’acier tintait tandis que les mailles cliquetaient. Les coups sourds de bûcherons se faisaient contrer par l’élégante maîtrise de la pique, et le bouclier se faisait marteler comme au jour de sa fabrication par la hache de guerre. Le Lys tira le premier sang, d’une vicieuse attaque sur la jambe blessée du champion ennemi. Les mailles de l’armure de ce dernier se teintèrent de rouge tandis que sa grosse pogne bouchait lestement le trou sanguinolent pour vérifier qu’il n’allait pas se vider comme un goret. La lance repartit, mais le gantelet du démoniaque ordhaleron l’attrapa, au risque de se trancher ses doigts aux mitaines de fer. Se lançant en avant, le Lieutenant frappa d’un coup de boule le crâne de son adversaire, fendant presque son casque tellement il était énervé. Sous le heaume doré, la tête de Dragan du lys vrombissait d’une douleur sourde, tandis que son nez maints fois cassé répandait son sang au risque de l’étouffer. Comme deux bêtes blessés, les deux guerriers ne se tournaient plus autour, ils ne faisaient même plus preuve de finesse, de parades gracieuses ou même de techniques virevoltantes. Deux rocs d’acier, ils se jetaient à corps perdus dans un combat pour prouver à Rëa entière qui était le meilleur seigneur de la guerre. Plus de feintes, plus d’esquives, plus de demi-mesures, on se rendait coup pour coup dans le tonnerre fracassant de l’acier plié. Mais qui jamais ne romprait.


Les deux sangliers bardés de fer se jetaient en avant, une fois de plus sur la brèche de leur duel. La lance du chevalier ne ressemblait plus à rien. La hache de l’ordhaleron était presque émoussée. Leurs armures étaient amochées et leur sang carmin se répandait en grosse flaque sous leurs solerets, au milieu des mailles brisés de leurs tuniques défoncées. Les ahanements féroces du début n’étaient plus que le son de forges de poumons endommagés. Ba’hel souffrait, et craignait d’avoir trouvé son maître. Mais par orgueil, il ne pouvait pas abandonner. Une fois de plus, il se jeta en avant. L’attaque ne finit jamais. Leurs corps entremêlés grinçaient tandis qu’ils luttaient maintenant à mort. A coups de poings, d’étranglement, de vicieux doigts dans les yeux. Plus de pitié aucune. Plus d’inimitié non plus. Ils se battaient seulement pour leur rage de vivre. Et puis, le miracle, pour l’Ordhaleron. Issu de son corps, un filet de noirceur émergea de son âme. Ce sentiment confus d’être supporté par les fantômes de son passé. Les filaments délétères d’ombre pure lièrent les deux corps puissamment musclés des guerriers dans cette étreinte. Et puis le corps de Dragan du lys se teinta lui d’une lumière blanche. Onyx contre Argent. Minéral contre astral. Nuit contre jour. Deux magies différentes, innées, arcanes non maitrisés de deux seigneurs de la guerre. Dernier tour du Destin. Tandis que Ba’hel, à moitié étouffé, proche de la mort, s’effondrait sur le champ d’horreur, épuisé par cette bataille. Dragan, lui, repoussé dans l’explosion de leurs magies opposées, se retrouva étendu sur la lande…A moitié mort, ou presque. Sans savoir qui avait pu gagner.

lundi 7 décembre 2015

Détour de conversation

–Oui, tu l’aimes quoi.

L’évidence frappe comme un éclair, sonne comme un gong, tombe comme un ange qui passe. Soupir las, désabusé, cynique. En est-il vraiment amoureux ? Il n’a pas vraiment envie de se poser la question. Pourquoi faudrait-il qu’il en soit amoureux hein ? Ne peut-on trouver une jeune fille élégante, drôle et fichtrement cultivée sans avoir envie de devenir son amant ? Il faut croire que non. Le babil de son amie continue sur la même veine. Démonstration mathématique à partir de sa gêne pour prouver par A+B, ou B+B, ou ABAB, enfin, sur n’importe quel rythme poétique ou scientifique, qu’elle a raison et que lui devrait arrêter de se voiler la face. A vrai dire, s’il fait mine de n’avoir jamais envisagé la question, il sait parfaitement, demi-mensonge, que l’idée lui trotte en tête depuis sa première rencontre avec elle, par un joli matin de septembre. Il ne croit pas aux coups de foudres, cela n’existe que dans les romans à l’eau de rose qu’il lit après les avoir planquées sous la jaquette d’un beau livre de chez Minuit et les comédies romantiques qu’il regarde en cachette le dimanche soir. Pour passer le temps. Espérer à quelque chose de grand. Ou éviter de se branler sur la toile. Autre moyen d’oublier, se vider les tripes pour combler le manque de sens de sa vie. Mais qui est aussi nul que se cacher derrière la façade exécrable d’un enfoiré qui assume totalement, sans complexe, d’être un fils de pute de bâtard plutôt que laisser entrevoir un seul instant sa véritable personnalité. Un romantique, désabusé certes, mais toujours aussi mièvre, qui refuse de voir l’évidence. Il est un gentil garçon, trop gentil peut-être, et comme on dit, trop gentil, trop con. Alors il se carapace derrière une aigreur froide, méchante, cynique. Le genre de choses qui le fait passer pour un petit con, alors qu’il est tout autre chose, mais qu’il ne veut pas l’admettre, et surtout, montrer. Pour vivre vieux, vivons cachés. Et si les cochons ne deviennent pas vieux, les vieux qu’est-ce qu’ils deviennent cochons.

Il louvoie dans la discussion, esquive, passe à autre chose. Autre manière de refuser le mur, et la douleur, dans laquelle la simple supposition émise par son interlocutrice risque de le plonger. S’il osait. Ou même sans l’oser. Il se connait trop bien, à faire des rêves légèrement salaces, sans être complètement pornographique, il se laisserait aller à un espoir évidemment réfuté dans les minutes qui suivent par la réalité de la condition humaine. En fait, ce qu’il lui faudrait, c’est une bonne psychanalyse. Il le sait, mais il n’ose se l’avouer. Encore ce terme, oser. Comme s’il fallait un quelconque courage pour se connaître. Conneries, il se connait trop bien. Il a juste pas envie de mettre des mots sur…Sur quoi ? Son malaise en société ? Son mal être ? Son envie de gerber dès qu’il sort dans la rue ? Ou même simplement lire les commentaires d’un journal ? Il se demande souvent où va le Monde, conscient du passé, trop conscient peut-être, pour avoir envie de jeter un œil à l’avenir sombre. Bien entendu, il n’est pas prophète, et même il est plutôt de bons conseils, surtout quand ça ne le touche pas lui. Mais pour le reste, il est totalement pessimiste. Pire. Il se cache derrière le miroir de la condescendance et un savant vernis de culture pour ne pas montrer qu’il n’est qu’un enfant terrorisé à l’idée de vivre. Parce que souffrir, c’est pour les gens forts. Les surhommes, comme dirait l’autre. Pas un petit gars qui se sait doué, pour beaucoup de choses, trop de choses peut-être, mais qui refuse de s’investir sérieusement dans l’une. De peur d’échouer. De se planter. Lamentablement. Finir en rade, seul, sur un trottoir, c’est peut-être plus souhaitable que risquer de se faire mal, ou pire, de faire du mal. Pourtant, paradoxe, il ne supporte plus, ou pas, ou il n’a jamais supporté, qu’importe, sa solitude. Alors, il hésite, il erre, il égrène la litanie de choses passées, pour ne pas se laisser aller dans le présent, cueillir le jour, et demain, peut-être, rêver à un temps de rouges cerises. Non, décidément, il n’a pas envie de se laisser à tomber amoureux. Et croire que le bien, c’est aussi pour lui, lui qui se veut maudit parmi les maudits pour ne pas être ce qu’il est vraiment. Un éternel gamin romantique qui meurt d’envie de vivre. 

dimanche 6 décembre 2015

Nuits Fauves

Une nouvelle nuit, au Bar des Dératés. Après une journée de fou, de dingues et de zinzins. Une masse de fondus du ciboulot, de mabouls plus que siphonnés et de dément chimériquement dangereux m’est tombé dessus. Sourire. Ne rien dire. Remplir sa tâche. Et passer au suivant. Journée de crève. Et elle est pas finie.
Dans le métro, je m’endors à moitié. Odeur de mort. Mélange de parfum bon marché, de piquette à deux sous, et de vomi mal séché. Toujours la même mixture de sueur rance et d’air mal ventilé, de corps à corps moites ensuqués, jeans mal délavés contre maquillages tapageurs, jambes aux élégants bas noirs et barbes mal rasées, jupes et costards contre t-shirt crasse. Odeurs de bouffes, de graillons, de chairs plus ou moins délavées. Un soir normal dans le métro de la Ville Lumière.
J’émerge de mes cauchemars tandis que la rame grince et gémit dans un murmure dissonant d’acier et de freins surchauffés. Comme un automate, je me lève, et bondis la porte à peine ouverte, diable noir éjecté de sa boîte. J’enfile les longs couloirs, sans faire attention aux pubs, aux coups d’épaules et à la course de manteaux aussi sombre que le miens. Sortir de la masse. Sortir du ventre de la terre. Sortir, ce soir, pour oublier la mer.
Moments vaporeux, fatigue des sens, ne pas avoir envie de tourner comme en loin en cage et se retrouver face à ma mémoire. Sortir, pour tuer mes souvenirs.
Dehors, le froid de la nuit, la chaleur artificielle des arcs électriques, le passage furtif de voitures lancées à tout berzingue.  Dans la rue, les filles passent, en groupes rieurs, tandis que les mecs les reluquent, accoudés aux poteaux et barrières d’acier des grands boulevards. Des couples trainent, main dans la main, de tous les âges, de toutes les situations, de toutes les sortes d’amour qui puissent exister. Jeunes et vieux, hommes et femmes, homos et hétéros. Après les nuits d’angoisses, l’envie de (re)vivre, et de profiter.
Somnambule solitaire, j’arrive enfin au Bar des Dératés. Ce soir, un groupe se met en scène. Une histoire de groove. A peine entré, je commande une bière, cherche des yeux quelques connaissances, sourit à l’une, serre une main. Et puis je trouve qui je suis venu voir. Déhanché habile entre les tables qui fourmillent de la foule des grands soirs. Un baiser, veste posée sur le dos d’une chaise, s’asseoir. Converser, de tout, de rien, avec Elle. Ah, Elle. Amour de jeunesse. Amitié indéfectible. Elle, actrice, chanteuse, jeune femme pleins de doutes et d’envies. Elle, tout simplement. Elle, la meilleure des amies. Rencontre de nouvelles personnes. Attente des yeux violines.
Le temps passe, les minutes passent, les plats repassent. Ce soir, c’est une soirée habituelle. A perdre son temps, le dispenser avec beaucoup de classe et d’élégance, car le temps, s’il est de l’argent, est l’un des biens les plus chers d’un pauvre.  
Les yeux violines sont là. Le groove n’est qu’une musique andalouse, guitare, batterie, et rien de plus. Une voix cassée, éraillée, aussi fatiguée que je le suis. Moi, je ne sais pas chanter, mais là c’est vraiment dur d’écouter ça. Yeux mi-clos, je préfère entendre ce que les autres disent, suivre ce qu’ils vivent des oreilles, prendre un malin plaisir à observer les mimiques des uns des autres. Ne rien dire, ne rien faire, un simple petit sourire moqueur aux lèvres, ne pas agir. Seulement prendre des notes, pour plus tard, pour demain, pour un autre jour. Qui sait.
La fille aux yeux violines passe de droite à gauche, salue les cousins, les oncles, les frères. Famille élargie des amis d’un soir ou de toute une vie.  Ce soir, elle n’est pas seule. Une brume de tristesse passe devant mes yeux. C’est la vie après tout. Et puis, tomber amoureux d’un premier regard…Cela arrive tous les jours, ou tous les soirs. Surtout une nuit comme celle-là.
Les yeux violines ne sont pas seuls. A ses côtés, des bas noirs, une robe rouge, et un visage caché sous un chapeau d’homme. Elle la connait, elle me glisse son nom, au détour de la conversation. Sortir, fumer une clope, en apprendre un peu plus. Parler de sujets plus sérieux aussi. Conseil d’amis. Ma cigarette brûle mon palais de sa fumée chaude, tandis qu’on rit de tout et de rien, avant de replonger dans l’ambiance du Bar des Dératés. Quelques murmures par-dessus ce don disharmonieux du vieux chanteur à la voix déplacée. Ou alors, c’est moi qui suis déphasé, dépassé, repassé par une sale journée. Elle me présente à cette Inconnue. Elle me dit que je suis élégant, d’un sourire je la remercie, et puis j’écoute leur blabla de vieilles connaissances. Cinéma, théâtre, l’ancien ami d’Elle se joint à la conversation. Grand, barbe de trois jours, sourire enjôleur du beau gosse sûr de lui. Dois-je plaindre Elle ? Ou m’en amuser ? Je choisi la solution de facilité, une blague, même si j’aurais bien aimé, à l’époque, briser la figure de l’outrecuidant. Maintenant que je le connais, je pense que je ne l’aurais pas fait. Parce que c’est un type bien, à sa manière, et puis, il est écrivain.
On parle de tout, écriture, boulot, culture. Une conversation d’un monde qui m’est si proche, et si éloigné à la fois. Pourtant, je m’y sens mieux que parmi les miens. Etrange affaire ces questions d’appartenance. Comme quoi, l’habit ne fait pas forcément le moine, ou alors c’est que je me trompe moi-même à chercher ma place ailleurs qu’elle ne l’est. Toujours la même question de la légitimité.

Elle pique mon verre. De toute manière, je suis déjà bourré. Ivre d’alcool, de fumée, et de cette jeune fille élégante qui parle de tout sans s’arrêter. Quel nom pourrais-je bien lui donner ? Pour la première fois de l’histoire de mes amours de regards, je ne trouve rien. La page blanche dans ma tête. La fatigue ? L’alcool ? Ma propre incapacité à écrire quelques chose de correct ces derniers temps ? Je ne sais pas. Je ne devine pas. Ou je n’ai pas envie de faire cet effort. Tout comme je n’ai plus envie d’écrire en dehors de ma fantaisie. Alors, dans un demi-sourire moqueur, je me contente d’écouter. De la contempler. Peut-être que demain j’aurais une idée. Qui sait ? Mais là, maintenant, je suis trop fatigué. Elle aussi. Lassée des attentes d’hommes qui n’en valent pas la peine. Heureusement qu’Elle est assez grande pour se défendre. Je la raccompagne, le temps de finir mon verre, et de dire adieu, d’un baisemain, à cette inconnue au sourire ravageur. 
Et puis, avec Elle, bras dessus bras dessous, on s’évapore dans la nuit sans étoiles, comme dans une nuit Fauves. Dans notre démarche hésitante la parole libérée de toutes contraintes s’envole, parler de tout, parler de rien, parler d’amour et d’inconnues à peine rencontrées. En toutes amitiés.