mercredi 14 décembre 2016

La fin

Alep tombe, sous les bombes. Les balles sifflent, tandis que la communauté internationale, œillères aux yeux, regarde, horrifiée. Cinq années de guerre, de massacres, de tuerie, au nom de quoi ? Pourquoi ? On rebat seulement les cartes, mais les syriens, là-bas, n’ont même pas le choix de tirer autre chose qu’un dé pipé.

Comment comprendre ? Comment ne pas se révolter ? Comment saisir ? Comment ne pas être mortifié ? Comment regarder ? Comment être désespéré ?

A vrai dire, je ne sais rien de tout cela, je n’ai que les images d’un Orient inventé. Le sable chaud d’un désert de pierres, des statues romaines dans le silence du soir, à leurs pieds, un couple s’enlace. D’autres images, les forteresses des guerriers de la chrétienté, la bannière aux croix de sang ou sable. Des noms, des visages, des représentations d’un passé qui se rappelle, à tout instant, au détour d’une pensée. Des uniformes bleus et blanc au pied des pyramides, une européenne sur un pur-sang, une tente au milieu d’une oasis.

L’Orient, cette idée, elle a été créé, dans les bals de Vienne, les universités de Paris, ou les cabinets de Londres. Elle hante notre culture, nos vêtures, notre littérature. La musique la plus classique pioche ses sources dans la rencontre, comme nos jeux, ou nos aliments.

Pourtant, l’Orient, c’est aussi une réalité. Pour des milliers de millions de gens. Battus, bafoués, déracinés. Perdus, tandis que le monde, dans son salon, les regarde crever, mourir, tomber. Sans compassion, ni compréhension. Dans l’inaction d’un mardi soir, on entre dans le noir de la déshumanité. Nous fermons les yeux sur nos couleurs, nos valeurs, notre honneur. Au nom de quoi ? De rien. Du dédain. De la mort. Plus de prochain. Plus d’humains. Même pas des chiens.


Alep tombe, et j’ai honte. 

lundi 12 décembre 2016

Sur la route d'Avignon

Cela faisait près de deux jours que les deux cavaliers avaient quitté Sisteron. Le temps était au beau, bien qu’une légère brise de ce vent que l’on appelait mistral secouait les lignes de cyprès qui coupaient les bourrasques un peu trop querelleuses. Des nuages blancs s’effilochaient doucement dans le ciel bleu, tandis que le soleil printanier redonnait vie aux pâtures, champs et cultures maraîchères qui s’étageaient sur les pentes du Lubéron. Une douce odeur d’oliviers et d’amandiers en fleurs embaumait l’air, quand une buse s’envola de son aire pour plonger en plein champ, avant de s’en aller voleter, un mulot prêt à être boulotté dans les serres. Les deux compères cheminaient sur de grands hongres, tandis qu’un des deux tenait bien en bride une mule placide. Celui qui cheminait devant jouait d’un luth, engoncé dans une cape laissée béante sur une brigandine de cuir et d’acier. Il accompagnait sa douce mélodie d’une voix de stentor, sentant bon son oc et sa Provence ; cette chanson aurait pu être harmonieuse si le tocsin qui la portait ne semblait pas imiter le croassement des corbeaux. En mille comme en cent, l’homme jouait juste, mais chantait faux, une ritournelle paillarde qui commençait ainsi :
« Belle qui tieeeeeeeeent mon vîîîîît luisant et bien grumeleuuuuuuuux »
On taira le reste aux chastes oreilles de nos lecteurs, mais la mine déconfite de l’écuyer à la mule semblait indiquer que son supplice semblait durer depuis des heures, si ce n’est des ans, voire un lustre ou deux. Car l’homme devant lui, dans la force de l’âge, était chevalier. Sa condition ne se révélait pas sa cape trouée et ses bottes élimées, mais aux éperons vieil or et l’épée qui relevait doucement le manteau, et battait au rythme de la chanson de marche les flancs du noiraud que l’homme chevauchait. C’était une belle bête, coupée, certes, mais qui semblait prête pour la course. Le chevalier la guidait non pas de la main, mais par la seule pression de ses genoux, tandis que son cul reposait sur le troussequin de sa selle. Tout donnait à voir une bête de race, bien faite aux charmes de la vie aventureuses de son maître, tout comme le chien jaune qui courrait devant eux, et s’en revenait avant d’accompagner d’un jappement le hourvari tumultueux que l’homme pensait être un chant.
« Ah messire Jean, si vous pouviez baisser d’un ton, j’en ai la migraine ! » dit l’homme chenu qui chevauchait derrière son maître, en langue d’oïl et avec un fort accent de Bretagne bretonnante.
Il portait lui aussi une brigandine de cuir, et à l’arçon de sa selle piques et lances de joutes. Dans une housse, une lourde masse de fer, tout comme son maître, ainsi qu’une épée bâtarde à son côté. Il ne portait pas l’éperon, et tout dénotait en lui l’homme venu de la paysannerie, le sergent d’arme ou l’écuyer mal né qui avait blanchi sous le harnois et ne savait plus que guerroyer. Et, un jour, mourir aux côtés de son seigneur et maître.
-Arthur, Arthur, Arthur,  ne joue point donc les pucelles effarouchées, je te rappelle que c’est toi qui m’a appris cette chansonnette.
-Certes oui seigneur, mais point pour que vous la massacriez ainsi.
-Moi la massacrer ? Mais non
-Mais si, pire que Mahométan dans une église. Allons seigneur, vous le savez aussi bien que moi, vous chantez faux, qui vous dira le contraire n’est que flatteur ou n’a pas d’oreilles, et avec cette paillardise-là, je sens que l’on va s’attirer des ennuis !
-Par la malepeste coquin, ces croassements que tu réprimes ne peuvent que chasser les honnêtes malandrins, ou leur faire accroire que nous sommes fols.
-Pour sûr que vous l’êtes messire d’Eyguières, ne serait-ce que pour passer par la route des collines plutôt que par la mesnie de votre frère.
A ces mots, le nommé Jean D’Eyguières sembla se mettre en colère.
-Ah Arthur, ne parle pas de ce que tu ne sais pas. Douze ans que j’ai quitté la Provence, et quinze pour la maison des D’Eyguières. Cela serait folie que de passer par-là.
-Malgré tous vos exploits ?
-Malgré eux, un chevalier de mon acabit ne peut pérorer dans la maison de ses pères que s’il ramène au moins un titre de comte, ou de duc !
-Ce à quoi vous êtes promis mon beau sire.
-Tu te moques Arthur, et ce n’est pas très chrétien, sans compter que c’est damnable pour un écuyer que de chercher des poux à son chevalier. Pense plutôt que nous arrivons bientôt à Beaumes, et qu’il est une petite hostellerie tenue par les bénédictins de Saint-André qui produit une liqueur…Même le Pape en ses palais de Rome n’en goûte point !

-Alors, si c’est pour mon bien, va pour le vin. Mais par pitié, arrêtez de chanter, sinon je ne pourrais point faire honneur à la dive bouteille ! »

dimanche 4 décembre 2016

Place de la Ré

Place de la Ré, le soleil vient de se coucher. Un croissant de lune brille, déchire les nuages, éclaire le ciel. A ses côtés, l’étoile du berger, étoile polaire, signe dans la nuit. Des dizaines de lumignons brillent sur la statue, éclairée de bleu, de blanc, de rouge. Souvenirs des disparus cajolés par la grande statue d’une femme fière ; française. Sur les murs des immeubles, des centaines de néons brillent, ors, sangs, turquoises, théâtres, kebabs et cafés qui éclairent le ballet d’ombres mouvantes qui glissent sur les dalles luisantes d’une pluie à peine finie. Hommes, femmes, enfants se mêlent, patinent, dérapent sur la grande scène noctambule. Carambolage de deux trottinettes, un coursier à vélo fait tinter son clocheton furieusement contre un impudent qui osait traverser dans la nuit, un skater fait bondir sa planche qui claque furieusement, une fois, deux fois, trois fois, la figure passe.

Accoudé à la balustrade de l’entrée de la bouche de métro, un jeune homme contemple ces ombres chinoises qui se découpent à la lumière des phares, traversent, courent, s’affolent. Le bonhomme vient de passer au rouge. Une fille s’élance, ballerine aux pieds, en trois bonds de cabri, un dérapage, la voilà dans les bras de son amant. Baiser furieux. Déjà, ils quittent la scène. Sous la statue, photographie plus intime, un couple s’enlace. Pleure-t-elle de joie ? Reflet sur une joue. Deux corps se cherchent, s’étreignent, s’échangent. Tendre baiser.


Le jeune homme, souriant, se rappelle d’autres temps, d’autres lieux, un corps chaud qui se presse contre le sien. Mélancolie. Pourtant, il n’a pas envie de pleurer. Pas ce soir. Non, plutôt, convoquer la nostalgie, en se montrant curieux de ce monde qui l’entoure. Prendre plaisir à l’instant. L’attente, dans le froid, coup de blizzard. L’envie, un peu ridicule, de serrer quelqu’un contre lui. Pour faire la guerre à l’hiver, le vide, la mort. L’amour, dernier drapeau pour dégager les draperies de mélancolie. Ses pensées errent, convoquent des images, d’autres photos, des yeux qui passent dans le vague. Bleus, violines, verts ou vairons. Des femmes. Le plaisir d’un instant. Secret. L’amour Epiphanie. Un regard, un parfum, un geste. Maladroit ou délicat. Boisé ou fleuri. Intense ou détourné. Un moment. 
A jamais.