Le soir, les rues du treizième, les gens emmitouflés dans
leurs vestes attendant d’avoir une table dans ces mille et une gargotes où
toute l’Asie se réunit. Thaï épicé, soupe vietnamienne et porc cuit chinois.
Sans compter les langues de la région. Un joyeux bordel, comme chaque soir,
tandis que je marche à grands pas dans ce monde qui n’est plus la France mais
une annexe d’un marché de Saigon, Hong Kong
ou Osaka.
Chinatown. J’aime ce quartier. C’est le mien. Je passe dans les
rues, entre dans un immeuble un peu décrépit, fin XIXème. Je monte quatre à
quatre les marches, le parquet grince à peine sous ma foulée.
J’arrive devant une grande porte noire, quelques tours de
clés et une passe magique plus tard, on est jamais trop prudent, j’entre enfin
dans mon cocon. L’apparence miteuse des escaliers, et leur légère odeur de
pisse persistante et de graillon chinois trop cuit laisse place à un
confortable intérieur à la japonaise. J’enlève mes chaussures et, en
chaussettes, je passe le long des tatamis. Une chambre, au fond du couloir, une
cuisine, des toilettes et une salle de bain séparée, et un grand salon qui me
tient lieu de bureau. Je balance mon cartable sur les nattes.
Dans le coin, près de la fenêtre, un petit autel bouddhique.
Je m’y approche et allume l’encens, qui se met immédiatement à dégager une
odeur divine. Cela me fait sourire, ça me rappelle le premier boddhisatva, un
Ange qui voulait créer autre chose que l’Eternel Conflit. Dire que ses moines
sont devenus peut-être les plus intégristes du Monde.
Pour l’instant, je laisse le dossier dans ma mallette. Je
passe en coup de vent à la cuisine faire bouillir de l’eau. Je jette un coup
d’œil rapide à la pile de livres à lire pour mon éditeur, enfin, pour tout
dire, je suis son actionnaire principal mais cela est une autre question.
Fantasy, polars et autres romans historiques, les humains me fascineront
toujours pour leur faculté d’inventer, surtout ce qu’ils ne connaissent pas.
Je poussai un soupir et regardai ma bibliothèque. Entre deux
étagères, des souvenirs de tous les pays du Monde. Des souvenirs d’Elle,
principalement. Le plus magnifique reste la calligraphie qu’elle a faite à
l’encre rouge, rouge comme le sang, rouge comme ses cheveux, rouge comme ses
yeux de braise. Le mot Amour, traits de pinceau fort et élégants à la fois.
Comme Elle.
Je m’interroge une nouvelle fois. Où est-elle ? Est-ce
que le Diable l’a convoquée dans notre petite discussion simplement pour me
mettre mal à l’aise ? Ou a-t-elle un lien avec le trouble que j’ai
ressenti chez le Prince des Ténèbres ? Je n’en sais trop rien. Nouveau
soupir. J’espère réellement qu’elle n’est pas impliquée, parce que sinon…Trop
de souvenirs.
Il est l’heure de m’atteler à la tâche. D’un coup de zapette
j’allume une stéréo habilement cachée dans le bois précieux de mon refuge. Duke
Ellington, un vieil ami pour les nuits sans sommeil. La théière siffle, je
prépare rapidement une tasse avec une boule en acier et quelques grains de ma
boisson favorite. Thé noir, au jasmin, avec un demi-sucre, mon petit plaisir de
gourmet personnel. Et puis, lentement, je prends place sous ma table
basse-bureau, tire la mallette vers moi. L’enveloppe de papier kraft vient
ensuite, je l’ouvre avec un coupe papier en acier de Damas, un autre de ses
cadeaux. Trop de souvenirs.
Dans l’enveloppe, un dossier, carton de papier qui tire
entre le beige et le crème. Je l’ausculte rapidement, faisant appel à ma magie
angélique. Pas de blague de Satan. Il doit vraiment être perturbé le pauvre vieux.
Même pas un petit pentacle qui amènerait un diablotin, en dehors de son sigle
personnel apposé à la cire, rien de rien.
Je décachète le sceau, tire sur le ruban. Dedans, des
feuilles de papiers. Un pré rapport de police sur le casse du Musée du Moyen-Âge.
Des données sur la Société Vesper et Matutina. Joli pléonasme pour désigner
l’Etoile du Matin et l’Etoile du Soir. Vénus. Autrement dit, celle qui porte la
Lumière…Lucifer. Il avait toujours eu de drôles de façon de nommer ses
affaires, et aucun mortel n’avait jamais compris, même pas dans l’Eglise
Vaticane. Le thé infuse, embaumant l’air d’une douce odeur. Je vérifie quelque
chose rapidement sur Internet à propos de Vesper et Matutina, voir si mon
patron n’aurait pas omis, par inadvertance ou simple méchanceté, de parler de
quelque chose d’important
Vesper et Matutina, donc accessoirement mon employeur, était
une librairie très bien cotée pour qui s’intéressait aux écrits incunables
traitant de religion et d’ésotérisme. Très peu d’ouvrages dans la collection,
mais tous se vendaient à plus de cinq chiffres au minimum. Des spécialistes de
la reliure de cuir et du parchemin en vélin que peu de gens pouvaient s’offrir.
De temps à autres, généralement avant une grande vente, ils participaient à
quelques expositions temporaires ayant traits à leurs domaines de
prédilections. Diables et Livres, Liberté
d’Ecriture et Inquisition à l’époque moderne en était le parfait exemple.
Je feuilletais le catalogue fourni avec le dossier, un Malleus Maleficarum en
excellent état, quelques manuscrits autographes d’Aleister Crowley, l’homme le
plus mauvais au monde, un pauvre diable qui avait été possédé par un des petits
malins de mon patron actuel. Des ouvrages sur le Grand Œuvre de certains
libertins Italien de la fin de l’époque moderne et une ou deux références à des
sociétés secrètes plus que bien connues, le Da Vinci Code n’a rien inventé,
étaient aussi au programme. Sauf qu’aucun, selon le rapport de police n’avait
été volé. J’avalais une gorgée de thé encore chaud.
Somme toute, pas de quoi fouetter un chat, à neuf queues
bien sûr. Je me massais les tempes, sentant la migraine venir quand on traitait
avec ce fourbe de Satan. Où était le piège ? Ces livres ne valaient rien,
du moins pas ceux qu’il avait fait prêter sous le nom de la firme Vesper et
Matutina. Gardant la question pour plus tard, je passais à ma couverture. Un
agent d’assurance, spécialiste des livres et de leurs valeurs, tout un ramassis
de conneries juridiques qui feraient très bien devant n’importe quel flic, même
très tatillon. Par contre pour mes anciennes accointances de Notre-Dame et de
l’Archevêché c’était une autre question.
Rien d’autres. Pas une miette pour commencer. J’avais
affaire à un casse où aucun des livres de mon commanditaire n’avait été
cambriolé. Des traces d’effractions, un ou deux bijoux qui ne m’intéressaient
pas envolés et puis c’était tout. Satan avait pourtant dit qu’on lui avait volé
quelque chose. Un échange ? Seul un petit coup de magie au-dessus des
bouquins pourrait le prouver. Si c’était vraiment les siens, son pouvoir serait
presque flagrant. Mais qui aurait intérêt à dépenser une fortune pour faire
passer un échange en un casse parfaitement banal ? Qui avait intérêt à
faire s’éveiller des puissances indicibles en marchant sur leurs
plates-bandes ?
Soudain, un frisson me saisit. J’avais vraiment peur pour
elle. Est-ce qu’elle avait pété une durite assez forte pour parier avec Satan
et le mettre en rogne ? Ou est-ce qu’elle cherchait, en participant à ce
crime, à prouver quelque chose d’autre…Quelque chose qui, avec l’aval de ce bon
petit diable de Lucifer, devait me toucher personnellement ? Je retenais
un juron en avalant le reste de thé légèrement refroidi. J’étais fourré dans de
sales draps, et je ne savais même pas comment commencer de m’en dépêtrer…Sauf à
remonter obligatoirement tout le fil d’Ariane.
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