L’ennui. Cette impression de regarder un vide
incommensurable caché dans les lézardes du mur, les défauts de la peinture
autrefois blanches et désormais aussi jaunie que les détours des câbles plâtre
grisâtre qui pendent depuis les combles. Ni débuts ni fins à ces sinueux
serpents qui s’élancent sans grâces dans une sarabande éteinte.
Que faire dans cet ennui, sinon le combattre et penser. Mais
penser à quoi ? A rien. A tout. A elle. Comment dire ces mots, si simples
en apparence, qui libéreraient mon cœur de ce poids énorme qui me plombe plus
surement qu’une balle de sept millimètres ?
Comment lui dire, en un mot ou en cent, qu’elle chasse par
son seul sourire l’ennui quand elle se trouve près de moi. Qu’elle me redonne
le goût de vivre, d’expérimenter, d’attendre un temps des cerises plus radieux.
Comment oser ? Pourquoi ne pas le faire, tout
simplement ? Lâcheté ? Peut-être. Facilité ? Surement. Peur ?
Plus que vrai. Terrible crainte que de lui déplaire, de perdre cette amitié
naissante, définitivement, dans un mot mal placé.
Autant se réfugier dans la contemplation de l’ennui, plutôt
que penser à elle.
Les secondes s’envolent et s’égrènent au rythme lent du
tic-tac de la trotteuse rouge. Au mur, les lézardes d’enduit, de plâtre et de
peintures deviennent le sujet de fantastiques batailles. Fresques à la gloire
de rêveries grise acier. Ou vert de gris. Qu’importe. Tout plutôt que s’ennuyer.
Ne pas se retourner. Ne pas la regarder. Ne pas se rendre
compte que, sans elle, l’ennui serait encore plus effroyablement immense.
Et si elle disait oui ? Saurais-je réellement l’aimer,
elle qui n’a jamais souffert de ce sentiment ?
L’aimer. L’aimer comme j’ai aimé au premier jour ma toute
première amante. L’absente cruelle qui a ravi pour l’éternité le meilleur de ma
jeunesse et de mon âme. Celle qui, encore, la nuit, dans les tréfonds de es
songes les plus inavouables, vient se blottir tout contre moi, aspirer ma
chaleur et ma vie, et me laisser exsangue. Eternelle vampire qui me glace des
feux de sa passion, comme autrefois, car elle seule a été la première à m’avoir
aimé. A jamais.
Est-il illusoire de croire que l’on peut à nouveau aimer
comme la toute première fois ?
Ou l’illusion serait de croire que l’on en est capable ?
Désillusion.
Autiste. Le mot est lancé comme une rafale sur un champ de
bataille. Tak tak tak. Trois syllabes, et c’est fini. Il ne m’atteint même pas,
ou même plus. Autrefois, je me serai jeté à la gorge du premier qui aurait osé
envoyer cet insulte dans mon visage, et ça se serait réglé à coups de poings,
de pieds et de dents.
Aujourd’hui, désabusé, de guerre las, je me demande si les
autres n’ont pas raison de m’affubler de ce sobriquet.
Autiste.
Enfermé dans la tour d’ivoire de mes pensées, je peux, en
imagination, être ce que je souhaite. Ou plutôt, devenir ce que je ne suis pas.
Gratter le papier, le griffer de la pointe du stylo noire,
écrire ou dessiner. Qu’importe. Prétendre à être écrivain.
Mensonge et vanité. Vanitas vanitatum, omnia vanitas.
Pascal avait-il raison ?
Abattement.
Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
J’ai tout pour être heureux. Amis, famille, besoins
assouvis. Tous mes désirs comblés.
Et pourtant, je suis triste, malheureux, insatisfait.
Pire. Je suis triste. Triste comme un mauvais sire Pierrot,
ou Don Quichotte de papier mâché, enfariné. J’ai envie de pleurer. Oh,
seulement dans ma solitude. Jamais en public. Des larmes salées montent à la
commissure de mes yeux, mais jamais elles ne couleront.
Pourquoi ?
Pourquoi toujours ces mêmes questions sans réponses, sans
possibilités, ses murs qui m’enferment, derrière lesquels je me cache et me
protège de moi-même ?
Cette tour d’ivoire n’a plus rien de magique. Si ce n’est
ces terreurs nocturnes, ces cauchemars et ces hantises qui me traquent et me
rendent fiévreux, graines de mépris et de manque de confiance à jamais plantées
en moi.
Qui suis-je ? Enfant qui a grandi trop vite, trop tôt,
et n’arrive pas à assumer ce qu’il est, ce qu’il devient, ce qu’il est en
devenir.
Que vais-je devenir ?
Peur de lever le voile délicat du futur, comme un amant
craindrait de voir pour la première fois le visage de son épousée.
Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
Mes rêves se lézardent, se fissurent, se déchirent. Comme j’ai
envie d’arracher mes chairs, détruire les traits de ce visage qui ressemblent
tant au Sien, ce Père que j’adore et que je hais à la fois. Perdre mes yeux qui
ne font que voir cette déliquescence sans jamais pouvoir agir. J’ai les mains
blanches, mais je n’ai pas de mains.
J’appelle cette hécatombe du corps. Pour ne plus vivre ce
rêve éveillé, cette folie d’une pluie de sang et de larmes qui enivre ce faux
Dieu, ce dément Démiurge qui se repaît du corps de ses enfants, alors qu’il est
censé offrir celui de son Fils fait homme pour racheter les péchés de l’humanité.
Je ne crois plus en rien. Plus en moi, plus en l’amour, plus
à la politique. Tout n’est qu’un Néant absolu. Le vernis de la tour d’ivoire,
ce tableau peint dans ma seule tête, coule d’une humeur blanchâtre le long de
mes traits défigurés par la rage, les larmes et la colère. Foutre opalescent,
humide et froid qui ne laisse que des traces plus noires que l’immondice de la
merde.
Regardez la Bête. Jugez-la. Méprisez-la. Détruisez-la. Car
elle n’a plus envie de jouer ce putain de jeu. Finissons-en de cette caricature
d’homme qui se croyait grand, et se trouve plus petit dans sa faiblesse
médiocrité que le plus bas de la chaîne du vivant.
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