7 avril1954
Dien Bien Phu va tomber.
C’est inéluctable. Au poste grandes ondes, chaque soir, Radio
Saïgon égrène de laconiques nouvelles du camp retranché. Dans les mensonges de la
voix frêle de la speakerine, on perçoit à peine la violence des combats, la
présence de la terreur, et la rapacité de la Mort qui frappe aussi lâchement et
équitablement que les obus communistes qui labourent les terres grasses du
Tonkin.
Les viets ont gagné cette foutue guerre, depuis des années,
depuis ses prémices, depuis le début de la conquête peut-être. Malgré nos
efforts, nos peines et nos souffrances.
Des dizaines de morts sont enterrés dans les collines et les
jungles sauvages qui entourent le petit camp de notre commando. Défunts sans
mémoires, sans couleurs, sans uniforme autre que les idéaux opposés pour qui ils
ont combattu. Et le souvenir des morts en sursis pour tout gardien.
On a beaucoup discuté au 104, tout en buvant le choum qui
avait le goût amer de la défaite ce soir, pour décider de la marcher à suivre.
Un dernier baroud d’honneur dans ces montagnes, brûler nos dernières
cartouches contre nos vieux ennemis aux chaussures faites de pneus usés. Ou
essayer de sauver ce qui peut l’être encore dans le camp retranché. Nom plus au
nom d’une France qui nous a abandonné, ni même pour l’honneur du drapeau, mais
simplement par le devoir du sang versé, de la camaraderie et de la fraternité
que nous devons à nos compagnons d’armes.
Les avis divergents dans nos rangs. Alors chacun a fait son
choix en son âme et conscience, en totale démocratie. Etrange pour des hommes
de fers comme nous, si libres et fiers, mais à la fois conscient des ordres d’une
hiérarchie qui nous écrase sans nous laisser parler que de passer par un vote.
Mais après tout, chacun est libre de choisir la date et l’heure de sa mort non ?
Demain, je m’enfoncerai dans la jungle de cette Indochine
que j’ai longuement rêvé en Europe, tellement haï et adorée aussi, mais que je
n’ai jamais pu oublier.
Je laisse mes notes à un camarade, après avoir seulement
pris le temps d’écrire un dernier adieu. A la vie, à l’amour, aux femmes.
Pas besoin de demander pardon ou de s’excuser, aucun prêchi-prêcha
contre cette guerre sale contre nous-même et notre mal jaune. Non, dans ces
dernières lignes, seulement une dernière envie. Aussi éphémère que la flamme d’une
bougie, qu’une lampée d’alcool, que le désir qui étreint nos âmes et nos corps.
Un seul désir, non pas un regret. Serrer Marie-Hélène contre moi, et Siou Hem
la petite catin de Vientiane, et cette gamine Viet-Minh. Trois belles femmes,
bien trop pour un seul homme. Leurs cheveux noirs ou roux, comme la nuit et la
terre d’Indochine, tombent sur mes derniers songes comme le rideau de cette
jungle dans laquelle je m’enfonce.
Maintenant, je peux disparaitre définitivement dans les brumes
de mes rêveries indochinoises…
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