mardi 8 décembre 2015

La bataille de Riveclaire

Le héros Vrëen venait de lâcher sa réplique dans un ghordien parfait. De sa pique et de son bouclier, il s’était frayé un chemin de cruor bouillonnant, de tripes répandues et d’os brisés. Ba’hel Ansseth l’avait vu fendre les rangs de ses troupes comme si ses guerriers, les meilleurs de Neya, n’étaient que des fétus de paille. Dans son armure argent et or, le chevalier semblait tel un dieu de la guerre, un héraut des anciens temps, un paladin à l’admirable allure. Fou à lier, il avait traversé le mur de flamme sur un charroi de guerre, en fait une simple charrette de paysan, avant de se lancer dans le carnage et la boucherie, baroud d’honneur d’un homme condamné à vaincre ou périr. Oui, un grand guerrier, honorable certainement, et qui connaissant sa langue comme si c’était un ancien esclave de Neya ou de Sunaï. Comment avait-il survécu à sa charge folle, c’était un mystère, mais son devoir était de le mettre à terre, maintenant. Oui le champion des Ordhalerons se devait de défier. Pour son honneur. Pour sa gloire. Pour ses hommes tombés au combat. Mettre à terre le preux anéantirait définitivement toutes velléités de résistance de ses pleutres. Séchant ses paumes moites de sueur et de sang, l’immense guerrier à l’armure usée et à la peau carmin saisit une fois de plus sa fidèle hache de guerre. Prêt pour un des combats de sa vie. Jusqu’à la mort.

***

Skoll et ses hommes venaient de fracasser de leur bélier improvisé la porte. Et furent immédiatement pris dans une charge furieuse de chevaux caparaçonnés du même acier que leurs cavaliers. A la hache, à la masse, à la pique on se battait de toutes parts pour cette minuscule porte de bois et de fer. On se tuait, on se saignait, on s’étripait à grands renforts de lames, de dagues et d’étoiles du matin rougies d’un cruor carmin. Humains et Ordhalerons, Vrëen et créations de la magie, bêtes aux visages défigurées par la fureur sanglante du combat, mêlaient sans s’en rendre compte leur sang, identiques dans leurs souffrances, analogues dans leurs blessures, semblables au seuil de la mort, alors que tous les opposaient depuis des éons. A coups de pieds, à coups de poings, à coups de dents, tous luttaient pour survivre, ne serait-ce qu’un seul instant. Instinct de la vie au milieu de la mort. Les ruelles se paraient d’une draperie de fête, carnaval sanguinolent et ballet de masques mortuaires tandis qu’un concert de clameurs, de cuivres et de fers fracassés et des soupirs des mourants accompagnait le bal de la Mort. Danse sanglante de deux armées ennemis qi se faisait une guerre sans pitié. Skoll, hérissé de flèches et de carreau d’arbalètes, cracha un jet de salive sanglant, riant de plaisir au milieu de la boucherie, le corps d’un chevalier Vrëen planté le long de sa lame. Infime instant de pause, avant de se replonger d’un air guilleret dans la fête carnassière. Il ne comptait plus les morts, levait son bras d’arme, trancher, tailler et taillader jarrets de cheveux et genoux laissés à découvert des archers Vrëen. Sa masse, à senestre, fracassait des crânes et explosait des mâchoires dans un jaillissement puissant de cervelle, de matière grise et d’os brisés plus surement que du fer sous le marteau d’un forgeron. Fou affable, il se plongeait dans la tuerie comme un désaxé dément ivre de fumée, de carnage et de sang.

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L’onde claire de la petite crique qui avait donné son nom au village était désormais aussi noire que le flot du fleuve des Enfers. Des bouts de mâts, des morceaux de toiles arrachés et des éclisses fendues le long des coques voguaient lentement au milieu des cadavres ensanglantés des pauvres hères tombés à la baille. Heureux ceux qui étaient morts sur le coup, du tranchant d’une lame, d’un espar fendant leur os comme la hache du bucheron un bois, ou d’un trait puissant d’un scorpion transperçant de part en part leurs armures et arrachant du même coup leur âme à leurs corps endoloris. Les autres, mourants à demi noyés, imploraient les dieux, leurs mères et leurs ennemis de les épargner, ne pas les laisser subjuguer par l’onde qui s’infiltraient dans leurs gorges époumonées, attirés par elle dans ses tréfonds du fait du poids de leurs armures. En ghordien ou en kaerd, tous les morts en sursis imploraient la délicatesse de la mort, tandis que des flammes sanguinolentes rongeaient les chairs et enflammaient le bois. La poix surchauffée tombaient à la mer, holocauste dément que la mer n’arrivait pas à éteindre, reflet fidèle de l’âme échaudée de guerriers qui se battaient jusqu’à la mort sur des bateaux transformés en torches de pin grillés. Arromonth, percé de dizaines de coups, se tenait à la lisse de la dunette du navire amiral ennemi. Sa barbe était poisseuse de son sang, tandis que son armure brisée et tailladée par maintes frappes répandait son cruor par des centaines de blessures. Il avait perdu son casque depuis bien longtemps dans sa charge folle au milieu des nefs de guerre des ennemis de son peuple, et ses cheveux poivres et sels se répandaient en dehors de son camail aux mailles arrachées. Il était presque arrivé à bout de l’amiral ennemi. Il avait mené une charge démente, épique, mais vaine, jusqu’à arriver sur la dunette du navire de guerre ennemi. Il avait presque repoussé ses adversaires et défait leur chef de guerre. Oui, il avait prouvé sa valeur de général et de chevalier d’Ordanie. Son épée tenait à peine dans son gant de fer aux doigts brisés par un coup d’étoile du matin vicieux, mais il tenait encore, à moitié affalé contre la coupée du vaisseau amiral ennemi. Le sang qui teintait sa bâtarde témoignait de son talent une lame en main, et les corps qui l’entouraient n’étaient pas que Vrëen. Il s’était battu, et se battrait encore, jusqu’au bout, jusqu’à son dernier souffle. Il allait repousser cette engeance démoniaque. Leur faire payer le massacre de sa flotte et de ses chevaliers, bannerets et franc-tenanciers qui teintaient la baie de Riveclaire et ses ruelles étroites de leur sang. Il se relevait, quand un dernier coup, venu de nulle part, dans son dos, brisa sa nuque et trancha sa jugulaire. Dans son dernier souffle, il vit un énorme guerrier ordhaleron lever sa hache, et la faire tomber, une fois de plus, droit vers les derniers lambeaux de son cou.

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Un hurlement de joie. L’amiral de la flotte de l’empereur Zeran regardait la tête du seigneur de guerre Vrëen monter à la pointe d’une pique de guerre, et son corps pendu à la grande vergue, au milieu de ses chevaliers, bannerets et francs-tenanciers qui finiraient au même endroit, en guise d’avertissement. Les Ordhalerons ne faisaient pas de quartier. Maintenant, le carnage pouvait continuer. Oui, c’était une belle journée pour faire la guerre à leurs ennemis héréditaire.

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Sur la plaine, le combat continuait avec la même ardeur tandis que deux géants casqués et armés de fer et d’acier se dressaient comme s’ils étaient les héros d’une légende. Magie de la bataille, ou hasard du combat, un cercle presque parfait de terre labourée laissait quelque place pour un duel de titan lancés dans une danse mortelle. Hache de guerre contre lance, bouclier et armure dorée face à la maille du chevalier de Neya. Lieutenant de la Légion Rouge contre paladin maître d’arme de Kaerdum. Se jaugeant, les deux mâles se tournaient autour, fauves prêts à bondir au moindre frémissement perceptibles de leurs seuls sens. Tous deux étaient maîtres dans leurs arts guerriers, tous deux avaient combattu sur tous les champs de bataille du monde, tous deux connaissaient intimement la Mort et la Victoire, déesses frivoles aux caprices aussi changeants que les rafales de vent du Nord. Dans un hurlement de colère mal maîtrisé, le lieutenant lança sa première attaque. Charge lourde d’un corps caparaçonné par son armure légère qui envoya immédiatement un coup vicieux de sa hache de guerre. « Mord les Vrëens » fendit l’air dans un sifflement rageur, aussi vivante dans la main de son compagnon qu’une femme qu’il aurait pu caresser. Assoiffé du sang de son ennemi Ba’hel frappa sans retenu, pour aussitôt être contré par le bouclier d’acier du seigneur chevalier. Dans l’instant ce dernier répliqua de sa lance, qui manqua écharper l’œil du lieutenant, si ce dernier n’avait pas dérapé sur la terre grasse de sang. Le premier échange de coups se poursuivit, à la vitesse de la fureur des deux hérauts qui répondaient frappes pour frappes. L’acier tintait tandis que les mailles cliquetaient. Les coups sourds de bûcherons se faisaient contrer par l’élégante maîtrise de la pique, et le bouclier se faisait marteler comme au jour de sa fabrication par la hache de guerre. Le Lys tira le premier sang, d’une vicieuse attaque sur la jambe blessée du champion ennemi. Les mailles de l’armure de ce dernier se teintèrent de rouge tandis que sa grosse pogne bouchait lestement le trou sanguinolent pour vérifier qu’il n’allait pas se vider comme un goret. La lance repartit, mais le gantelet du démoniaque ordhaleron l’attrapa, au risque de se trancher ses doigts aux mitaines de fer. Se lançant en avant, le Lieutenant frappa d’un coup de boule le crâne de son adversaire, fendant presque son casque tellement il était énervé. Sous le heaume doré, la tête de Dragan du lys vrombissait d’une douleur sourde, tandis que son nez maints fois cassé répandait son sang au risque de l’étouffer. Comme deux bêtes blessés, les deux guerriers ne se tournaient plus autour, ils ne faisaient même plus preuve de finesse, de parades gracieuses ou même de techniques virevoltantes. Deux rocs d’acier, ils se jetaient à corps perdus dans un combat pour prouver à Rëa entière qui était le meilleur seigneur de la guerre. Plus de feintes, plus d’esquives, plus de demi-mesures, on se rendait coup pour coup dans le tonnerre fracassant de l’acier plié. Mais qui jamais ne romprait.


Les deux sangliers bardés de fer se jetaient en avant, une fois de plus sur la brèche de leur duel. La lance du chevalier ne ressemblait plus à rien. La hache de l’ordhaleron était presque émoussée. Leurs armures étaient amochées et leur sang carmin se répandait en grosse flaque sous leurs solerets, au milieu des mailles brisés de leurs tuniques défoncées. Les ahanements féroces du début n’étaient plus que le son de forges de poumons endommagés. Ba’hel souffrait, et craignait d’avoir trouvé son maître. Mais par orgueil, il ne pouvait pas abandonner. Une fois de plus, il se jeta en avant. L’attaque ne finit jamais. Leurs corps entremêlés grinçaient tandis qu’ils luttaient maintenant à mort. A coups de poings, d’étranglement, de vicieux doigts dans les yeux. Plus de pitié aucune. Plus d’inimitié non plus. Ils se battaient seulement pour leur rage de vivre. Et puis, le miracle, pour l’Ordhaleron. Issu de son corps, un filet de noirceur émergea de son âme. Ce sentiment confus d’être supporté par les fantômes de son passé. Les filaments délétères d’ombre pure lièrent les deux corps puissamment musclés des guerriers dans cette étreinte. Et puis le corps de Dragan du lys se teinta lui d’une lumière blanche. Onyx contre Argent. Minéral contre astral. Nuit contre jour. Deux magies différentes, innées, arcanes non maitrisés de deux seigneurs de la guerre. Dernier tour du Destin. Tandis que Ba’hel, à moitié étouffé, proche de la mort, s’effondrait sur le champ d’horreur, épuisé par cette bataille. Dragan, lui, repoussé dans l’explosion de leurs magies opposées, se retrouva étendu sur la lande…A moitié mort, ou presque. Sans savoir qui avait pu gagner.

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