dimanche 6 décembre 2015

Nuits Fauves

Une nouvelle nuit, au Bar des Dératés. Après une journée de fou, de dingues et de zinzins. Une masse de fondus du ciboulot, de mabouls plus que siphonnés et de dément chimériquement dangereux m’est tombé dessus. Sourire. Ne rien dire. Remplir sa tâche. Et passer au suivant. Journée de crève. Et elle est pas finie.
Dans le métro, je m’endors à moitié. Odeur de mort. Mélange de parfum bon marché, de piquette à deux sous, et de vomi mal séché. Toujours la même mixture de sueur rance et d’air mal ventilé, de corps à corps moites ensuqués, jeans mal délavés contre maquillages tapageurs, jambes aux élégants bas noirs et barbes mal rasées, jupes et costards contre t-shirt crasse. Odeurs de bouffes, de graillons, de chairs plus ou moins délavées. Un soir normal dans le métro de la Ville Lumière.
J’émerge de mes cauchemars tandis que la rame grince et gémit dans un murmure dissonant d’acier et de freins surchauffés. Comme un automate, je me lève, et bondis la porte à peine ouverte, diable noir éjecté de sa boîte. J’enfile les longs couloirs, sans faire attention aux pubs, aux coups d’épaules et à la course de manteaux aussi sombre que le miens. Sortir de la masse. Sortir du ventre de la terre. Sortir, ce soir, pour oublier la mer.
Moments vaporeux, fatigue des sens, ne pas avoir envie de tourner comme en loin en cage et se retrouver face à ma mémoire. Sortir, pour tuer mes souvenirs.
Dehors, le froid de la nuit, la chaleur artificielle des arcs électriques, le passage furtif de voitures lancées à tout berzingue.  Dans la rue, les filles passent, en groupes rieurs, tandis que les mecs les reluquent, accoudés aux poteaux et barrières d’acier des grands boulevards. Des couples trainent, main dans la main, de tous les âges, de toutes les situations, de toutes les sortes d’amour qui puissent exister. Jeunes et vieux, hommes et femmes, homos et hétéros. Après les nuits d’angoisses, l’envie de (re)vivre, et de profiter.
Somnambule solitaire, j’arrive enfin au Bar des Dératés. Ce soir, un groupe se met en scène. Une histoire de groove. A peine entré, je commande une bière, cherche des yeux quelques connaissances, sourit à l’une, serre une main. Et puis je trouve qui je suis venu voir. Déhanché habile entre les tables qui fourmillent de la foule des grands soirs. Un baiser, veste posée sur le dos d’une chaise, s’asseoir. Converser, de tout, de rien, avec Elle. Ah, Elle. Amour de jeunesse. Amitié indéfectible. Elle, actrice, chanteuse, jeune femme pleins de doutes et d’envies. Elle, tout simplement. Elle, la meilleure des amies. Rencontre de nouvelles personnes. Attente des yeux violines.
Le temps passe, les minutes passent, les plats repassent. Ce soir, c’est une soirée habituelle. A perdre son temps, le dispenser avec beaucoup de classe et d’élégance, car le temps, s’il est de l’argent, est l’un des biens les plus chers d’un pauvre.  
Les yeux violines sont là. Le groove n’est qu’une musique andalouse, guitare, batterie, et rien de plus. Une voix cassée, éraillée, aussi fatiguée que je le suis. Moi, je ne sais pas chanter, mais là c’est vraiment dur d’écouter ça. Yeux mi-clos, je préfère entendre ce que les autres disent, suivre ce qu’ils vivent des oreilles, prendre un malin plaisir à observer les mimiques des uns des autres. Ne rien dire, ne rien faire, un simple petit sourire moqueur aux lèvres, ne pas agir. Seulement prendre des notes, pour plus tard, pour demain, pour un autre jour. Qui sait.
La fille aux yeux violines passe de droite à gauche, salue les cousins, les oncles, les frères. Famille élargie des amis d’un soir ou de toute une vie.  Ce soir, elle n’est pas seule. Une brume de tristesse passe devant mes yeux. C’est la vie après tout. Et puis, tomber amoureux d’un premier regard…Cela arrive tous les jours, ou tous les soirs. Surtout une nuit comme celle-là.
Les yeux violines ne sont pas seuls. A ses côtés, des bas noirs, une robe rouge, et un visage caché sous un chapeau d’homme. Elle la connait, elle me glisse son nom, au détour de la conversation. Sortir, fumer une clope, en apprendre un peu plus. Parler de sujets plus sérieux aussi. Conseil d’amis. Ma cigarette brûle mon palais de sa fumée chaude, tandis qu’on rit de tout et de rien, avant de replonger dans l’ambiance du Bar des Dératés. Quelques murmures par-dessus ce don disharmonieux du vieux chanteur à la voix déplacée. Ou alors, c’est moi qui suis déphasé, dépassé, repassé par une sale journée. Elle me présente à cette Inconnue. Elle me dit que je suis élégant, d’un sourire je la remercie, et puis j’écoute leur blabla de vieilles connaissances. Cinéma, théâtre, l’ancien ami d’Elle se joint à la conversation. Grand, barbe de trois jours, sourire enjôleur du beau gosse sûr de lui. Dois-je plaindre Elle ? Ou m’en amuser ? Je choisi la solution de facilité, une blague, même si j’aurais bien aimé, à l’époque, briser la figure de l’outrecuidant. Maintenant que je le connais, je pense que je ne l’aurais pas fait. Parce que c’est un type bien, à sa manière, et puis, il est écrivain.
On parle de tout, écriture, boulot, culture. Une conversation d’un monde qui m’est si proche, et si éloigné à la fois. Pourtant, je m’y sens mieux que parmi les miens. Etrange affaire ces questions d’appartenance. Comme quoi, l’habit ne fait pas forcément le moine, ou alors c’est que je me trompe moi-même à chercher ma place ailleurs qu’elle ne l’est. Toujours la même question de la légitimité.

Elle pique mon verre. De toute manière, je suis déjà bourré. Ivre d’alcool, de fumée, et de cette jeune fille élégante qui parle de tout sans s’arrêter. Quel nom pourrais-je bien lui donner ? Pour la première fois de l’histoire de mes amours de regards, je ne trouve rien. La page blanche dans ma tête. La fatigue ? L’alcool ? Ma propre incapacité à écrire quelques chose de correct ces derniers temps ? Je ne sais pas. Je ne devine pas. Ou je n’ai pas envie de faire cet effort. Tout comme je n’ai plus envie d’écrire en dehors de ma fantaisie. Alors, dans un demi-sourire moqueur, je me contente d’écouter. De la contempler. Peut-être que demain j’aurais une idée. Qui sait ? Mais là, maintenant, je suis trop fatigué. Elle aussi. Lassée des attentes d’hommes qui n’en valent pas la peine. Heureusement qu’Elle est assez grande pour se défendre. Je la raccompagne, le temps de finir mon verre, et de dire adieu, d’un baisemain, à cette inconnue au sourire ravageur. 
Et puis, avec Elle, bras dessus bras dessous, on s’évapore dans la nuit sans étoiles, comme dans une nuit Fauves. Dans notre démarche hésitante la parole libérée de toutes contraintes s’envole, parler de tout, parler de rien, parler d’amour et d’inconnues à peine rencontrées. En toutes amitiés. 

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