mardi 9 décembre 2014

Sans titre (premier chapitre)

Cette sensation de noyade, toujours la même, même quand on est habitué. On inspire un grand coup, à s’en faire péter les poumons, et on expire aussitôt, pour recommencer. Comme si notre corps était le soufflet des forges de Vulcain. L’image est pas de moi, c’est mon prof de latin qui l’avait raconté, un jour, mais j’imaginais bien que cette métaphore correspondait à un réveil de cryogénie.

J’inspirais et j’expirais, profondément, tandis que mon corps glacé reprenait doucement vie. Paupières encore glacées, je sentais sur ma peau réchauffée par les grandes lampes UV un liquide qui dégoulinait, froid, très froid. La glace d’un mois dans un caisson cryogénique. Lentement, en papillonnant, mes yeux brisèrent la couche de glace. Mauvaise idée, les lumières éclairaient aussi bien qu’une lampe torche en pleine poire, c’était un peu comme si j’avais trouvé malin de regarder le soleil en face dans l’espace, et je me maudissais pour cela.
En même temps, je sentais enfin l’air chaud sur ma peau qui picotait, tandis qu’un bouchon de blanc sautait et libérait mes oreilles ainsi que mes sinus. Je pouvais enfin respirer par le nez, et ça c’était désagréable, comme si un millier de pic à glace s’amusaient à tomber en rythme sur tous mes nerfs.

A moitié dans les vapes, je voyais et j’entendais vaguement le médecin tourner tout autour. Je ne pouvais pas répondre, pas encore. Il fallait un peu de temps pour sortir totalement d’une hibernation prolongée. Même si on s’y était préparé. La voix venait de loin, écho caverneux ou sifflement strident, tandis que mes tympans essayaient de se remettre en marche.

« Biiiiieeeeen. C’est TREEEES biiiEEEENNNN…Le sujet voit toutes ses fonctions vitales relancées et opérationnelles. »

Le bac cryo se releva lentement, tandis qu’on mettait de côté les grosses lampes chauffeuses. Du côté du médecin, c’était plus sombre, légèrement glauque, mais c’était en partie du au voile noir qui passait alors devant mes yeux. Quelques secondes plus tard j’y voyais mieux. Chambre stérilisée classique, vert et blanc, quelques néons là-haut.

Le médecin, un vieux quinqua un peu bedonnant, tournait autour de moi. Son crâne chauve luisait de sueur, malgré le froid qui transissait mon corps. Quelques tests réflexes, deux trois manipulations, un hochement de tête entendu. Malgré la dure sensation d’être glacé jusqu’à la moelle et plus vraiment humain, il fallait croire que tout allait bien.
Il me regarda, son assistante, une plantureuse infirmière qui avait un peu plus de trente ans, me tendit un peignoir pour couvrir ma nudité. Puis elle m’aida à me relever et à faire quelques pas. Comme un enfant, il fallait retrouver le rythme. Inspirer, expirer, lancer son pied. Et prier pour ne pas glisser.

Quelques minutes passèrent. Le médecin me dit enfin, d’une voix aigre qui sentait l’ail, tandis qu’il tournait les pages d’un dossier qui devait être le mien :

« Vous êtes en forme Monsieur Negri. Pas étonnant après un entrainement des forces spéciales. J’ai servi un peu à la Légion. Des rudes types, un peu dans votre genre »

Je hochais la tête, je n’avais rien à dire. Je n’étais pas une balance après tout. Ce qui me gênait plus c’était l’infirmière. Après cinq années sur Pluton, sans femmes, mon corps me jouait un sale tour. En plus elle avait de beaux appâts, même si après tant de temps n’importe laquelle ferait l’affaire. Je me grattais le visage, sentant sous mes doigts la vieille cicatrice, trois griffures profondes faites par un chien de guerre en Turquie. Le docteur me baratinait toujours, alors que moi, je n’avais qu’une envie, me réchauffer, manger un repas chaud, et pioncer. Expurger les rêves de la cryogénie et cinq années perdues dans la pire prison de la Galaxie.

« Le temps de signer tous les papiers de mon côté, je vous laisse avec mon assistante et un miroir. Des fois que vous voudriez voir les résultats. »

Mon petit geste n’était pas passé inaperçu. L’assistante poussa au même moment, geste bien rodé, un grand miroir en pied. Ce que j’y vis m’effraya entièrement. J’avais pris quinze ans en seulement cinq années. Des poches tombaient sous mes yeux, énormes valises noires, mes cheveux étaient devenus complètement argents, et pour le reste j’avais une mine affreuse, complètement pâlot voire malade. Dans mon malheur, je pouvais me dire au moins que cinq années de galères m’avaient gardé une forme olympienne. Corps musclé, sec, presque maigre. Le genre de corps qui a grandi trop vite, tout en hauteur et sans une bonne alimentation à côté.

Le docteur revint. Signer les papiers et écouter ses dernières recommandations ne fût l’affaire que de quelques instants. Récupérer mes propres frusques et me changer quelques minutes. Réfléchir à tout cela, dans le hall de cryogénisation de Charles de Gaulle était une autre affaire.
Cinq années dans la pire prison de la galaxie, pour un double meurtre, c’est pas cher payé. Mais à Pluton, la plupart des peines étaient incompressibles, et on mourrait très facilement dans cette pourriture. Guerres de gangs, trafics en tous genres et matons peu regardant faisaient de cette planète un véritable enfer. Rien que d’y penser ça me donnait des frissons. Et je savais que j’allais encore longtemps cauchemarder.

Je sortis enfin du box. La partie transorbital de la station Charles De Gaulle était très calme. Milieu d’après-midi terrien standard. Quelques personnes attendaient la prochaine navette annoncée, un petit groupe de dirigeants de Kombi’ riaient en racontant des blagues grasses tandis que des parents se réunissaient pour voir arriver leurs proches. Un petit groupe attira mon attention, des gens asiatiques en costumes noirs à revers, au fond, au milieu desquels je vis une figure que je connaissais bien. J’allais m’approcher d’eux quand une seconde bande m’interpella en m’entourant. Cela sentait très fort le poulet. Pas de costumes, mais plutôt grosses rangers cloutées, jeans et cuirs noirs. Au milieu, leur patron, un homme baraqué, cheveux gris coupés ras, à la militaire, yeux noirs petits et vicieux, mentons et mâchoires carrés de requin. Le commissaire de la Police EuroFédérale Kurt Van Eisenberg, patron de l’antigang de la Région France. Je m’avançais calmement, après cinq années en cabane, je n’avais pas spécialement envie de replonger.

« Je peux faire quelque chose pour vous commissaire ? 

-Commandant Negri. Commandant. Sa voix était un baryton profond, teinté d’un accent teuton à couper au couteau. Il mâchonnait un cigare éteint, à cause de sa femme qui lui interdisait de fumer disaient certains, à moins que quelqu’un ait osé lui dire qu’on ne fumait pas un espace public.

-Toutes mes félicitations, dis-je de ma voix la plus mielleuse, bien teintée d’ironie.

-Te fous pas de ma gueule Gaëtan. Je sais quelle racaille tu es. Malgré ton passif dans l’armée, t’es toujours le même marlou du Panier. Surtout depuis que tu as flingué deux flics.

Je ne bronchais pas, inutile de chercher à répondre quelque chose, il savait que j’étais innocent et que j’étais tombé pour quelqu’un. Mais le lui dire risquait de me faire passer ma première nuit de liberté au poste, pour outrage à magistrat. Finalement, après qu’un ange soit passé, je répondis enfin

-Bien commandant, ne jouons pas à notre petit jeu habituel. Ne me dites pas que vous avez fait tout le chemin depuis Strasbourg juste pour me voir ?

-Nein. Te prévenir kinderlein. Juste te dire que je t’avais à l’œil. Des fois que tu aies envie de venger Batista.

Là, j’accusais le coup, car ses hyènes, je veux dire ses gardes du corps, ricanèrent méchamment, comme s’ils avaient prévu l’embuscade depuis le début. Voire l’avaient joué avant. Qu’est-ce que Batista venait faire là ? L’incompréhension qui se lisait sur mon visage, ou le tic que j’ai eu quand il prononça le mot de vengeance faisait bicher ce vieux salaud de Van Eisenberg.

-Ach oui tu n’es pas au courant…Il a pris trois bastos dans le ventre en essayant abattant Al-Khaled. Tiens je te laisse les photos et le rapport de police. Tu vois gamin, t’as eu de la chance d’aller sur Mars. Je savais bien que tu te débrouillerais là-bas, juste pour me donner quelques plaisirs après. Allez, je te laisse potasser tout ça. On t’a à l’œil, et n’oublie pas, tu dois passer une fois par semaine au commissariat hein ? Allez, abschied Negri. Et fais-moi plaisir, prends bien ton temps pour te faire alpaguer la prochaine fois.


En racontant son histoire, il me tendit une enveloppe de papier kraft que je pris sans l’ouvrir. Puis, dans un second rire de ses hyènes en cuir, il se détourna et partit à grandes enjambées, me laissant un peu comme un rond de flan. Ma propre mâchoire était serrée au point que j’en faisais trembler mes molaires. Batista était mort, Al-Khaled aussi…Que c’était-il donc bien passé quand j’étais sur Pluton ? 

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