vendredi 26 décembre 2014

L'Hôtel des Fays

« Tu triches. »

La sentence est dite de manière polie mais implacable, d’une voix dure qui ne s’est pas élevée d’un ton trop haut, calme et placide. Comme si tout cela était une simple évidence. Pourtant, Georges se sentait mal derrière son comptoir. Le nain au crâne dégarni et à l’embonpoint proéminent était en train de préparer de servir un client quand le Fay avait parlé. Avec une rapidité qui fit frémir ses rouflaquettes et les bajoues de son cou, le tenancier de l’Hôtel de Féérie darda ses petits yeux gris sur la table de poker, tout prêt du comptoir. Deux Fays en face à face se jaugeaient, l’un venait d’abattre son jeu, tandis que l’autre venait de parler. Le présumé tricheur était grand et mince, ressemblait presque à un adolescent dans sa chemise hawaïenne si ce n’était ses oreilles légèrement pointues et son regard de chat. Pour bien le connaître, Georges savait que Lucky était un drôle de pitre, nerveux de la gâchette s’il le fallait mais plutôt du genre à se la couler douce et éviter les ennuis. Rigolard et bon vivant, toujours le mot pour rire à la bouche, tel était ce jeune homme à l’âge incertain qui était un des piliers de comptoirs de l’Hôtel à chacun de ses passages en ville. L’opposé du second Fay. Ce dernier était grand et mince, il ne parlait jamais pour ne rien dire, et n’élevait même pas la voix quand il commandait un verre. Vêtu de noir, il était arrivé en fin d’après-midi sur une grosse Harley rouge qui rugissait. Patibulaire, ce Fay là était du genre pince sans rire, emmitouflé dans un long cache-poussière serti de clous d’argents. Il avait signé le registre pour une nuit, se faisant appeler « Sans Nom ». Georges s’en moquait bien qu’il s’appelle ainsi ou Pierrafeu, tant qu’il payait. Mais une bagarre dans son établissement, ce n’était jamais bon. Arrêtant de servir sa pression, il poussa un soupir tandis que son petit doigt allait se glisser sur le commutateur qui le reliait au bureau du sheriff.

« Prouve le. » rigola Lucky, un sourire en coin à la commissure des lèvres, là où une gitane sans filtre se consumait tout en lenteur.

« Tu viens de poser un carré d’as. Or dans ma main j’ai le même pique que toi. La question est de savoir qui triche. Toi ? Ou moi ? »

En énonçant cela, Sans Nom abattit sa main. Georges ne put s’empêcher de siffler quand il vit la quinte flush royale à pique. Il y avait bien un as de trop dans les cinquante-deux cartes du jeu. Lucky souriait toujours, sa main gauche jouait avec un des jetons, tandis que l’autre remontait avec une lenteur calculée le long de sa cuisse, vers le revolver à la crosse noire qui émergeait de son ceinturon. De l’autre côté, Sans Nom lui avait ses deux mains sur la table, mais il poussait de sa botte contre la table pour reculer sa chaise avec la même nonchalance. Dans le bar, tous s’étaient arrêtés, et une vaporeuse fumée de cigarettes dansait lentement au rythme des souffles coupés.

« Qui sait qui de nous deux peut triche hein ? On devrait peut-être jouer la main à pierre feuille ciseau ?

­–On pourrait. A moins que tu ne préfères la roulette Fay ?


Les deux Fays se souriaient maintenant, le genre de sourire que seuls eux pouvaient faire, et qui faisait se hérisser le poil roux du tenancier quand il le voyait. C’était le sourire carnassier de deux bêtes fauves qui se défiaient. Et le jeu allait en laisser un sur le carreau. Sûr de sûr. Aussi sûr que Georges était un nain, renié par l’humanité et toléré par les Fays. Sûr de sûr. Son doigt était maintenant bien appuyé sur le bouton, prêt à donner l’alarme. Mais les deux pistoleros ne lui en donnèrent pas l’occasion. D’un coup, d’un seul, aussi vif que des chats, ils poussèrent violemment leurs chaises qui tombèrent alors qu’eux bondissaient sur leurs pieds bottés. Dans le même mouvement, Lucky dégainait le six coup où sa main reposait. Mais l’autre était encore plus vif et rapide. Dans le même temps qu’il bondissait, sa poigne élégante avait saisi la crosse ivoire de ses revolvers stylisés. Et au même moment, tous deux se braquaient, leurs longs bras tendus à l’extrême, alors que la gueule de leurs deux armes à feu se plaçait dans la mire de leurs propres têtes. Le chiens étaient armés, et les doigts caressaient avec la même tendresse qu’un homme pouvait avoir pour une amante les gâchettes. Sans que l’on sache pourquoi, Lucky éclata d’un rire haut perché, gloussement ravageur qui fit tirer quelques ricanements jaune de l’assistance. Son adversaire lui aussi se mit à grogner à la manière d’un dogue avant de se rire lui aussi franchement. Son rogue qui se transforma en une cascade d’eau claire tandis que les deux Fays mêlaient leurs éclats dans un chant mélodieux…

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