Le traître se livre toujours lui-même. C’est ainsi. Il fera
forcément une erreur, même la plus infime. Un changement d’attitude, des
réunions tard le soir en dehors du travail dans la conurb, ou une odeur
rémanente de parfum interpelle toujours, tôt ou tard, quelqu’un de son
entourage. Tout commence toujours de la même façon, une étincelle de soupçon
dans l’esprit d’une femme qui se sent outragée, un enfant délaissé par son
père, ou un collègue un peu jaloux. Quelques mots glissés à un adjoint de police
ou dans une lettre scellée, et toute la chaîne remonte jusqu’au sommet de la Sécurité
de la Pensée. Machine à broyer infernal dont je suis peut-être la dernière
ramification. Tout fonctionne ainsi dans le Triumvirat intergalactique, une
longue pyramide d’acteurs jusqu’à l’exécutant final.
Cela commence toujours ainsi. Un soupçon, une critique
acerbe, un dossier. Puis l’enquête, longue, tenace. Parfois, un nombre trop
grand encore en termes de proportion, on peut se rater, cela arrive aussi. Mais
d’autre fois, on tombe sur le gros lot. Un véritable résistant au Triumvirat,
qui accepte avec difficulté se tutelle bienveillante sur la galaxie. Un homme
au courant de secrets militaires, c’est-à-dire de peu de choses car tout est
secret militaire ici-bas, qui essaie de revendre au plus offrant ce qu’il sait,
pour s’enfuir avec une jeune femme de vingt ans la cadette de sa légitime et
refaire sa vie dans le Moyeu ou ailleurs. Ces deux-là, c’est le côté les plus
drôles du métier, ceux qui donneront le plus de fil à retordre, mais la
majorité des cas, c’est finalement un petit fonctionnaire qui dévie de la vraie
pensée. Trahi par son propre comportement, trahi par ses proches, trahi,
parfois, par ses paroles dans son sommeil. C’est toujours ainsi.
La pression monte peu à peu, en même temps que le suspect a
peur de tout et de tous. Peur en se levant le matin, tandis que sa femme,
encore à moitié endormie, le regarde de ses yeux globuleux. Peur dans les transports,
tandis que quelqu’un le bouscule au dernier moment, une sueur glacée saisit le
suspect alors que quelque chose de dur s’enfonce dans ses côtes, comme un petit
pistolet 9mm parabellum, dotation standard de la grande armée des triumvirs et
des agents de la Sécurité. Peur au travail, tandis que ses collègues en col
blanc et veste classique gris terne le regarde par-dessus son bocal en
échangeant sur le dernier match de rollorball du weekend. Le suspect est
terrifié, est-ce là des codes, des signes secrets, quelque chose qui annonce
qu'un inconnu va lui tomber dessus à n’importe quel instant ? Rien qu’une
porte d’ascenseur qui s’ouvre en plein travail, avec le petit *cling* qui
annonce l’ouverture de la cabine, le fait sursauter. Vite, il s’éponge, essaie
tant bien que mal de contrôler sa vessie, et de jeter un discret coup d’œil
autour de lui. Aucun Agent de la Sécurité n’est là, alors il pousse un bref
soupir de soulagement, pour aussitôt repartir dans son cycle paranoïaque.
A vrai dire, l’Agent n’est jamais loin. Il attend,
lentement, que le poisson s’asphyxie tout seul dans sa propre mare qu’il vide
tout seul. Tout notre travail n’est que le résultat d’une longue et patiente
attente. Encore et toujours la même. Il finira bien par se trahir tout seul. C’est
ainsi.
Il n’y a qu’à attendre de mettre la main sur un écrit
subversif, un atelier clandestin de tracts contre les triumvirs ou la
République intergalactique ou encore la fuite éperdue. Ce dernier cas est,
entre nous, celui que je préfère.
Le traître croit toujours s’en sortir au dernier moment,
comme dans ces holo-vidéos bas de gammes où l’on voit des espions quitter avec
une jeune femme fort peu vêtue le château du grand méchant avec forces
explosions. La réalité est tout autre. Tout d’abord parce que la fuite n’est
jamais permise par la Sécurité de la Pensée, on attrapera toujours le coupable
au spatioport ou avant qu’il ne mette fin à ces jours. Quant à la candide et
jolie demoiselle prend bien souvent peur quand arrive les Agents. Alors elle balance
tout ce qu’elle a sur son amant, du plus général au plus intime, tandis que de
grosses larmes coulent avec son maquillage sur son visage défait. Et sans même
les menacer ou les brutaliser, elle, son joli minois et son brushing parfait,
dans la plupart des cas. Bien entendu, le scélérat lui va se terrer dans un
certain mutisme, toujours ou presque. Ceux qui déballent tout dans la foulée de
leur arrestation, c’est soit qu’on les a trop cuits et qu’ils ne nous
apprendront pas grand-chose, soit qu’ils
essayent déjà de nous berner. Ils font les farauds dans les loges du
spatioport, petit algeco de cinq mètres par cinq. Mais cela ne dure souvent pas
longtemps. Il suffit de les mettre dans le panier à salade, après leur avoir
fait traverser le grand hall menotté, en bras de chemise, sans cravate ni
lacets, pour qu’ils fassent moins les fiers. C’est la première action
psychologique. Forcez quelqu’un à devoir tenir son pantalon entre ses mains,
alors que vous lui avez confisqué ceintures et bretelles, et il se sentira déjà
nu. Entourez-le de gros bras mutiques dans un fourgon sombre, et sa confiance
en lui commence de se fissurer, insidieusement, alors qu’il ne connait même pas
les charges que vous avez contre lui. Quelques heures sans lumières dans une
cabane de deux par deux qui sent les excréments et le renfermé, où il ne peut
pas s’asseoir à son aise, et certains sont déjà juste frais ce qu’il faut pour
dire tout ce qu’ils ont sur le cœur. Mais cela n’est pas suffisant. Non, le
vrai traître, lui, il faut le travailler au corps, longtemps, le connaître dans
son intimité la plus profonde, être son ami le plus proche, tandis qu’on le
fait souffrir avec mille et un raffinements, pour arriver à l’essorer en
entier.
C’est toujours la même chose. On extrait le prisonnier de sa
cellule individuelle. Je l’imagine sans peine, toujours menotté, se faire
trainer dans ces longs couloirs blanc crème. Passer devant de lourdes portes en
acier, derrière lesquelles on entend des hurlements terribles. Au sol, malgré
les efforts des dames de ménage, des trainées de sang collent encore sur le
parquet bien ciré, tandis qu’un néon saute de temps à autre. Soudain, on lui
ouvre une porte, et on le fait asseoir sur une chaise, avant de le menotter
fermement, aux poignets et aux pieds. Il regarde apeuré autour de lui, le
bureau d’école où une pile de papier s'entasse, le carrelage propre lavé à grandes
eaux mais toujours marqués d'auréoles brunâtres, la table avec ses
instruments en acier chirurgical. Derrière lui, poulies et palans restent
encore dans le noir, à côté de la baignoire pleine de glace qui attend
tranquillement son heure. Il fait très froid dans cette pièce, et il frissonne,
en chemise, en attendant quelque chose.
Ce quelque chose,
c’est moi. Et c’est là que j’interviens. Assis derrière mon bureau, j’ouvre son
dossier que je connais déjà par cœur, lui colle une photographie après l’autre
devant lui, des notes. Je pose des questions, noms, prénoms, âges, profession,
rapport avec la résistant à la République. Il nie, jure sur tout ce qu’il a de
plus sacré, mais rien ne vaut la parole des triumvirs. Je fais mine de
l’écouter, et puis soudain je claque le dossier. Bruit sec, mat, du papier qui
se referme. Signal pour la première gifle qui siffle de la même manière. Une
seconde part dans la foulée. Surprise du traître. Je sais que j’ai tout mon
temps, mes assistants le savent aussi, et le prisonnier, lui, va bientôt s’en
apercevoir. Il s’est habitué à la première gifle, la seconde l’a surprise, dans
ses yeux, maintenant, je lis qu’il aimerait savoir quand la troisième va
arriver.
Mais je l’ai déjà dit, j’ai tout mon temps. J’allume une
cigarette, j’en profite pour regarder ma montre. Dans mon dos, j’entends le
tic-tac de la trotteuse de l’horloge tourner, je le sais parce que ma propre
tocante est réglée dessus. Et puis les yeux du prisonnier le trahissent, il
regarde avec avidité cette horloge qui tourne, comme si le temps avait encore
de l’importance, alors que j’ai fait exprès de retirer l’aiguille des heures.
Les minutes passent, il se dit que la claque ne va pas arriver tandis que je
continue de lui poser des questions, toujours les mêmes, noms prénoms âge, dans
un rythme monocorde. Il ne dit rien, il espère. Un petit geste, le ballet est
bien réglé, la gifle part, brutale. Et puis une autre, et encore une autre. Mon
assistant n’y va pas de main morte, encore et encore. Le plat de la main se
transforme en coups de poings, sur le visage, mais pas trop, et sur le torse.
Et tout s’arrête, soudain. Généralement, une ou deux arcades ainsi que les
lèvres, voire le nez, ont éclaté dans des gerbes de sang, alors que le corps du
traître est recouvert d’ecchymoses. Mon assistant va se laver les mains, et je
reprends la même litanie de questions, noms prénoms âges. Il nie, bafouille,
dit encore que c’est une erreur. De guerre lasse, je passe mes doigts sur mes
lunettes. D’une voix presque amicale je lui demande de ne pas me mentir, de
tout avouer. Rien n’y fait. Alors il faut passer à quelque chose de plus fort. J’écrase
ma cigarette dans le cendrier, un sourire peiné aux lèvres.
Un geste, et mon assistant revient mettre un capuchon sur
son visage, après avoir rameuté deux collègues. On le détache. Puis on l'emporte vers la baignoire, tandis que je me lève. Je ne prends pas spécialement
plaisir à tout cela, je tiens à le préciser. C’est simplement mon travail, pour
le plus grand bien de la République Galactique. La souffrance ne me donne pas
de satisfaction sexuelle ou d’autres perversions de ce genre, comme certains
autres. Je suis même peiné d’en arriver là, mais parfois, quand on est en
guerre, il faut bien ce qu’il faut. Le prisonnier étouffe déjà sous son
capuchon, d’un geste j’ordonne qu’on le bascule, avec sa chaise, dans l’eau
glacée. Pas longtemps, juste le temps pour lui de sentir la suffocation. Une
question, toujours la même, pas de réponse, et une nouvelle baignade. L’eau est
presque gelée, quelque chose comme moins vingt-degré, et la première immersion
brise une légère couche dure. Je fais spécialement acheminer de la glace depuis
les montagnes pour cela. Outre le froid de la pièce qui sape la résistance du
traître, le liquide pétrifiant ajoute une couche supplémentaire dans la
terreur. Troisième immersion, jamais plus, et je fais ressortir d’un geste
notre homme. Couvert de sang et d’eau, il tremble maintenant. J’allume une
nouvelle cigarette. Pour la plupart des hommes, c’est le moment où tout devrait
se fissure dans leur esprit et où ils vont signer n’importe quel aveu, même
s’ils doivent être exécutés dans l’heure ou envoyé au bagne à vie. Qu’importe
pour eux. Ils auront droit à une cigarette, un verre de cognac. Sans rancune,
ou presque, ils restent des traîtres à mes yeux. Mais sans non plus désir
exacerbé de leur faire mal, tout est affaire de juste mesure.
Malheureusement, les vrais de vrais sont plus farauds que
ça. Il croit pouvoir tenir longtemps. Dommage pour eux, la montre joue contre
leurs propres paris. Tout cela n’est qu’affaires de secondes, de minutes et
d’heures. Comme la vie, un jour après l’autre. Une longue attente entre deux
séances, un bref espoir toujours déçu, trop vite déçu, par le raclement de la
porte de la cellule qu’on ouvre. Et les mêmes séances, encore et encore. J’en
viens à les connaître intimement à force. Pour certains, je les connais même
mieux que mon frère, c’est pour dire. Je vois toujours dans leur regard, tandis
que, dégoulinant, je les fais raccrocher à leur chaise après la baignoire, cet
instant d’attente. Ils regardent l’horloge sans heures, où seules les secondes
tournent. Et puis, invariablement, leur regard se perd vers la petite fenêtre,
presque un soupirail, qui s’ouvre sur les toits gris de la conurb. Par beau
temps, je le sais, on voit les montagnes au loin ; et leurs sommets
enneigés. Dans leurs yeux, tandis qu’ils pensent au ski, aux parties d’été dans
les névés et la glace du Grand Pic, je vois une petite lueur d’espoir. Toujours
la même. Celle qui s’est chevillée à l’âme de chaque être de cette galaxie. Ils
s’envolent loin, très loin, vers la pureté blanche de la glace des montagnes,
des crevasses dans lesquelles ils préféreraient tomber plutôt que rester entre
mes mains. Se rouler dans la neige, libre, plutôt que d’être contraint à
plonger dans cette eau gelée qui l'attend chaque jours que le Créateur de
Tout Chose a fait. Briser cet espoir, le dégoûter de la glace et de la neige,
de sa propre liberté, c’est là tout le sel de la lutte contre le traître.
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