jeudi 18 décembre 2014

Le traître

Le traître se livre toujours lui-même. C’est ainsi. Il fera forcément une erreur, même la plus infime. Un changement d’attitude, des réunions tard le soir en dehors du travail dans la conurb, ou une odeur rémanente de parfum interpelle toujours, tôt ou tard, quelqu’un de son entourage. Tout commence toujours de la même façon, une étincelle de soupçon dans l’esprit d’une femme qui se sent outragée, un enfant délaissé par son père, ou un collègue un peu jaloux. Quelques mots glissés à un adjoint de police ou dans une lettre scellée, et toute la chaîne remonte jusqu’au sommet de la Sécurité de la Pensée. Machine à broyer infernal dont je suis peut-être la dernière ramification. Tout fonctionne ainsi dans le Triumvirat intergalactique, une longue pyramide d’acteurs jusqu’à l’exécutant final.

Cela commence toujours ainsi. Un soupçon, une critique acerbe, un dossier. Puis l’enquête, longue, tenace. Parfois, un nombre trop grand encore en termes de proportion, on peut se rater, cela arrive aussi. Mais d’autre fois, on tombe sur le gros lot. Un véritable résistant au Triumvirat, qui accepte avec difficulté se tutelle bienveillante sur la galaxie. Un homme au courant de secrets militaires, c’est-à-dire de peu de choses car tout est secret militaire ici-bas, qui essaie de revendre au plus offrant ce qu’il sait, pour s’enfuir avec une jeune femme de vingt ans la cadette de sa légitime et refaire sa vie dans le Moyeu ou ailleurs. Ces deux-là, c’est le côté les plus drôles du métier, ceux qui donneront le plus de fil à retordre, mais la majorité des cas, c’est finalement un petit fonctionnaire qui dévie de la vraie pensée. Trahi par son propre comportement, trahi par ses proches, trahi, parfois, par ses paroles dans son sommeil. C’est toujours ainsi.

La pression monte peu à peu, en même temps que le suspect a peur de tout et de tous. Peur en se levant le matin, tandis que sa femme, encore à moitié endormie, le regarde de ses yeux globuleux. Peur dans les transports, tandis que quelqu’un le bouscule au dernier moment, une sueur glacée saisit le suspect alors que quelque chose de dur s’enfonce dans ses côtes, comme un petit pistolet 9mm parabellum, dotation standard de la grande armée des triumvirs et des agents de la Sécurité. Peur au travail, tandis que ses collègues en col blanc et veste classique gris terne le regarde par-dessus son bocal en échangeant sur le dernier match de rollorball du weekend. Le suspect est terrifié, est-ce là des codes, des signes secrets, quelque chose qui annonce qu'un inconnu va lui tomber dessus à n’importe quel instant ? Rien qu’une porte d’ascenseur qui s’ouvre en plein travail, avec le petit *cling* qui annonce l’ouverture de la cabine, le fait sursauter. Vite, il s’éponge, essaie tant bien que mal de contrôler sa vessie, et de jeter un discret coup d’œil autour de lui. Aucun Agent de la Sécurité n’est là, alors il pousse un bref soupir de soulagement, pour aussitôt repartir dans son cycle paranoïaque.

A vrai dire, l’Agent n’est jamais loin. Il attend, lentement, que le poisson s’asphyxie tout seul dans sa propre mare qu’il vide tout seul. Tout notre travail n’est que le résultat d’une longue et patiente attente. Encore et toujours la même. Il finira bien par se trahir tout seul. C’est ainsi.
Il n’y a qu’à attendre de mettre la main sur un écrit subversif, un atelier clandestin de tracts contre les triumvirs ou la République intergalactique ou encore la fuite éperdue. Ce dernier cas est, entre nous, celui que je préfère.

Le traître croit toujours s’en sortir au dernier moment, comme dans ces holo-vidéos bas de gammes où l’on voit des espions quitter avec une jeune femme fort peu vêtue le château du grand méchant avec forces explosions. La réalité est tout autre. Tout d’abord parce que la fuite n’est jamais permise par la Sécurité de la Pensée, on attrapera toujours le coupable au spatioport ou avant qu’il ne mette fin à ces jours. Quant à la candide et jolie demoiselle prend bien souvent peur quand arrive les Agents. Alors elle balance tout ce qu’elle a sur son amant, du plus général au plus intime, tandis que de grosses larmes coulent avec son maquillage sur son visage défait. Et sans même les menacer ou les brutaliser, elle, son joli minois et son brushing parfait, dans la plupart des cas. Bien entendu, le scélérat lui va se terrer dans un certain mutisme, toujours ou presque. Ceux qui déballent tout dans la foulée de leur arrestation, c’est soit qu’on les a trop cuits et qu’ils ne nous apprendront pas grand-chose,  soit qu’ils essayent déjà de nous berner. Ils font les farauds dans les loges du spatioport, petit algeco de cinq mètres par cinq. Mais cela ne dure souvent pas longtemps. Il suffit de les mettre dans le panier à salade, après leur avoir fait traverser le grand hall menotté, en bras de chemise, sans cravate ni lacets, pour qu’ils fassent moins les fiers. C’est la première action psychologique. Forcez quelqu’un à devoir tenir son pantalon entre ses mains, alors que vous lui avez confisqué ceintures et bretelles, et il se sentira déjà nu. Entourez-le de gros bras mutiques dans un fourgon sombre, et sa confiance en lui commence de se fissurer, insidieusement, alors qu’il ne connait même pas les charges que vous avez contre lui. Quelques heures sans lumières dans une cabane de deux par deux qui sent les excréments et le renfermé, où il ne peut pas s’asseoir à son aise, et certains sont déjà juste frais ce qu’il faut pour dire tout ce qu’ils ont sur le cœur. Mais cela n’est pas suffisant. Non, le vrai traître, lui, il faut le travailler au corps, longtemps, le connaître dans son intimité la plus profonde, être son ami le plus proche, tandis qu’on le fait souffrir avec mille et un raffinements, pour arriver à l’essorer en entier.

C’est toujours la même chose. On extrait le prisonnier de sa cellule individuelle. Je l’imagine sans peine, toujours menotté, se faire trainer dans ces longs couloirs blanc crème. Passer devant de lourdes portes en acier, derrière lesquelles on entend des hurlements terribles. Au sol, malgré les efforts des dames de ménage, des trainées de sang collent encore sur le parquet bien ciré, tandis qu’un néon saute de temps à autre. Soudain, on lui ouvre une porte, et on le fait asseoir sur une chaise, avant de le menotter fermement, aux poignets et aux pieds. Il regarde apeuré autour de lui, le bureau d’école où une pile de papier s'entasse, le carrelage propre lavé à grandes eaux mais toujours marqués d'auréoles brunâtres, la table avec ses instruments en acier chirurgical. Derrière lui, poulies et palans restent encore dans le noir, à côté de la baignoire pleine de glace qui attend tranquillement son heure. Il fait très froid dans cette pièce, et il frissonne, en chemise, en attendant quelque chose.

 Ce quelque chose, c’est moi. Et c’est là que j’interviens. Assis derrière mon bureau, j’ouvre son dossier que je connais déjà par cœur, lui colle une photographie après l’autre devant lui, des notes. Je pose des questions, noms, prénoms, âges, profession, rapport avec la résistant à la République. Il nie, jure sur tout ce qu’il a de plus sacré, mais rien ne vaut la parole des triumvirs. Je fais mine de l’écouter, et puis soudain je claque le dossier. Bruit sec, mat, du papier qui se referme. Signal pour la première gifle qui siffle de la même manière. Une seconde part dans la foulée. Surprise du traître. Je sais que j’ai tout mon temps, mes assistants le savent aussi, et le prisonnier, lui, va bientôt s’en apercevoir. Il s’est habitué à la première gifle, la seconde l’a surprise, dans ses yeux, maintenant, je lis qu’il aimerait savoir quand la troisième va arriver.

Mais je l’ai déjà dit, j’ai tout mon temps. J’allume une cigarette, j’en profite pour regarder ma montre. Dans mon dos, j’entends le tic-tac de la trotteuse de l’horloge tourner, je le sais parce que ma propre tocante est réglée dessus. Et puis les yeux du prisonnier le trahissent, il regarde avec avidité cette horloge qui tourne, comme si le temps avait encore de l’importance, alors que j’ai fait exprès de retirer l’aiguille des heures. Les minutes passent, il se dit que la claque ne va pas arriver tandis que je continue de lui poser des questions, toujours les mêmes, noms prénoms âge, dans un rythme monocorde. Il ne dit rien, il espère. Un petit geste, le ballet est bien réglé, la gifle part, brutale. Et puis une autre, et encore une autre. Mon assistant n’y va pas de main morte, encore et encore. Le plat de la main se transforme en coups de poings, sur le visage, mais pas trop, et sur le torse. Et tout s’arrête, soudain. Généralement, une ou deux arcades ainsi que les lèvres, voire le nez, ont éclaté dans des gerbes de sang, alors que le corps du traître est recouvert d’ecchymoses. Mon assistant va se laver les mains, et je reprends la même litanie de questions, noms prénoms âges. Il nie, bafouille, dit encore que c’est une erreur. De guerre lasse, je passe mes doigts sur mes lunettes. D’une voix presque amicale je lui demande de ne pas me mentir, de tout avouer. Rien n’y fait. Alors il faut passer à quelque chose de plus fort. J’écrase ma cigarette dans le cendrier, un sourire peiné aux lèvres.

Un geste, et mon assistant revient mettre un capuchon sur son visage, après avoir rameuté deux collègues. On le détache. Puis on l'emporte vers la baignoire, tandis que je me lève. Je ne prends pas spécialement plaisir à tout cela, je tiens à le préciser. C’est simplement mon travail, pour le plus grand bien de la République Galactique. La souffrance ne me donne pas de satisfaction sexuelle ou d’autres perversions de ce genre, comme certains autres. Je suis même peiné d’en arriver là, mais parfois, quand on est en guerre, il faut bien ce qu’il faut. Le prisonnier étouffe déjà sous son capuchon, d’un geste j’ordonne qu’on le bascule, avec sa chaise, dans l’eau glacée. Pas longtemps, juste le temps pour lui de sentir la suffocation. Une question, toujours la même, pas de réponse, et une nouvelle baignade. L’eau est presque gelée, quelque chose comme moins vingt-degré, et la première immersion brise une légère couche dure. Je fais spécialement acheminer de la glace depuis les montagnes pour cela. Outre le froid de la pièce qui sape la résistance du traître, le liquide pétrifiant ajoute une couche supplémentaire dans la terreur. Troisième immersion, jamais plus, et je fais ressortir d’un geste notre homme. Couvert de sang et d’eau, il tremble maintenant. J’allume une nouvelle cigarette. Pour la plupart des hommes, c’est le moment où tout devrait se fissure dans leur esprit et où ils vont signer n’importe quel aveu, même s’ils doivent être exécutés dans l’heure ou envoyé au bagne à vie. Qu’importe pour eux. Ils auront droit à une cigarette, un verre de cognac. Sans rancune, ou presque, ils restent des traîtres à mes yeux. Mais sans non plus désir exacerbé de leur faire mal, tout est affaire de juste mesure.


Malheureusement, les vrais de vrais sont plus farauds que ça. Il croit pouvoir tenir longtemps. Dommage pour eux, la montre joue contre leurs propres paris. Tout cela n’est qu’affaires de secondes, de minutes et d’heures. Comme la vie, un jour après l’autre. Une longue attente entre deux séances, un bref espoir toujours déçu, trop vite déçu, par le raclement de la porte de la cellule qu’on ouvre. Et les mêmes séances, encore et encore. J’en viens à les connaître intimement à force. Pour certains, je les connais même mieux que mon frère, c’est pour dire. Je vois toujours dans leur regard, tandis que, dégoulinant, je les fais raccrocher à leur chaise après la baignoire, cet instant d’attente. Ils regardent l’horloge sans heures, où seules les secondes tournent. Et puis, invariablement, leur regard se perd vers la petite fenêtre, presque un soupirail, qui s’ouvre sur les toits gris de la conurb. Par beau temps, je le sais, on voit les montagnes au loin ; et leurs sommets enneigés. Dans leurs yeux, tandis qu’ils pensent au ski, aux parties d’été dans les névés et la glace du Grand Pic, je vois une petite lueur d’espoir. Toujours la même. Celle qui s’est chevillée à l’âme de chaque être de cette galaxie. Ils s’envolent loin, très loin, vers la pureté blanche de la glace des montagnes, des crevasses dans lesquelles ils préféreraient tomber plutôt que rester entre mes mains. Se rouler dans la neige, libre, plutôt que d’être contraint à plonger dans cette eau gelée qui l'attend chaque jours que le Créateur de Tout Chose a fait. Briser cet espoir, le dégoûter de la glace et de la neige, de sa propre liberté, c’est là tout le sel de la lutte contre le traître.  

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire