mercredi 3 décembre 2014

La Wicca, deuxième partie

La glace s’insinuait en lui, tandis que son esprit se détachait de son corps. La Wicca lui avait fait boire un alcool amer, et fumer des herbes odorantes. La vieille indienne avait dansé autour de lui en martelant sur un tambourin un air lancinant à deux coups. Boum boum. Répétés. Boum boum. Encore et encore. Boum boum. Lui, torse nu, recouvert de symboles géométriques, se laissait porter sur le rythme, ivre d’alcool et de fumée. La transe, l’ouverture vers quelque chose d’Autre. Ni AutreMonde, ni le Monde des Hommes. Ailleurs. Un puit noir, sans fond, une plongée dans les ténèbres primordiales. Ailleurs. Les Abymes, ou au-delà. Ailleurs. Par-delà le bien et le mal, par-delà ce qu’il avait toujours connu, par-delà l’existence physique. Ailleurs. Un monde hors du temps et de l’espace. Ailleurs.

Ailleurs

Ce nom revenait sans cesse dans la bouche de la Wicca, tandis que le corps astral du Fay traversait les plans comme une folle étoile filante perdue au travers du cosmos.

Ailleurs.

Le réveil fut douloureux. Tous ses muscles maudissaient son âme d’avoir choisi la proposition de la Wicca. Mais s’il voulait accéder à son Nom Véritable, c’était l’unique moyen. Il ouvrit difficilement ses paupières cerclées de noir, pour voir un kaléidoscope fantastique d’un spectre des couleurs complètement dément. Quintessence de la Lumière. Les rouges étaient plus profonds que le sang, les roses plus pâles que la peau d’une femme, les violets plus noirs que les prunes à la plaine saison. Et s’il avait été capable de trouver des comparaisons pour les autres couleurs, il en aurait été de même pour toutes les couleurs de cette aurore boréale aux couleurs, plus chatoyantes que n’importe laquelle sur le Plan des Hommes ou dans l’AutreMonde.

Ailleurs.

Un monde dément et infernal. Un monde-plan ou la magie était reine. Et où le fay n’était qu’un minuscule grain de poussière mortel. Cela était effrayant.

Un rire résonna dans l’air. Il se tourna. Rien ni personne. Un second rire, grinçant, tandis que des plumes volaient au vent. Le même rire que le Chouca. Une voix dans sa tête, ou issu de la corneille à trois yeux qui venait de se poser sur ses pectoraux puissants :

« Tu es enfin réveillé mon bel oiseau Sans Nom ? Allez remets-toi vite. Tu as une tâche à accomplir, et très peu de temps pour ce faire ».

Il se releva dans cette clairière éclairée par des aurores boréales démentielles. Il portait son habituel cuir, long et terne, aux clous d’argents dans le dos représentant un crâne. Le bas de son visage était couvert par un bandana noir aux courbes blanches, insigne de clan, insigne de sa fonction. Et dans sa main son pistolet argent. Il était entouré d’arbres gigantesques, en acier, forêt torturées de branches noueuses et de troncs qui frôlaient le ciel en leurs cimes invisibles. Il se mit à marcher, accompagné par une corneille à trois yeux qui lui ouvrait la voie, sur une sente ouverte par ce qui aurait pu être un énorme sanglier aux poils de bronze, comme en témoignait des touffes de ce métal or profond qui, taché de sang, collait aux épines de ces arbres tordus qui parsemaient ce chemin d’acier. Il marchait sous les bois, tandis que le vent sifflait dans ses oreilles, murmure terrible pour qui n’avait pas l’âme aussi bien accrochée que celle du Fay. Il marchait, sans voir ni le temps ni l’espace qu’il franchissait, plongé dans une transe d’insomnie, tandis que les arbres se refermaient sur lui.

Une autre clairière, un tumulus ancien. Les celtes, les seuls hommes qui ressemblaient un tant soit peu aux êtres de fééries, parlaient dans leurs contes de Nemeton, de portes entre le monde des morts et des vivants. Et Sans Nom était certain d’être arrivé sur ce Seuil quand il se retrouva nez-à-nez avec un crâne démoniaque planté fermement dans une pique de bois acier. Une brume grisâtre folâtrait entre ses jambes, arabesques erratiques qui plongeaient en un rythme lancinant cette scène dans un crépuscule si terrible qu’il faisait perdre toutes couleurs à ce ciel aurore boréale.

La corneille à trois yeux croassa.

« Aurais-tu peur Fay Sans Nom ? »

Ce dernier ne répondit rien. Sa main poissait de sueur son arme. Il se ressaisit, soudain, tenant avec une poigne ferme son arme.

« Je n’ai peur de rien Maîtresse des Corbeaux. »

Alors, il passa le Seuil.

La brume se mouvait autour de lui, exhalant une odeur de terre de bruyère et de pourriture qui le prenait à la gorge. Il avançait, la clairière en fait n’était qu’un marigot, et ses bottes étaient plongées jusqu’au mollet dans une fange froide et épaisse. Chacun de ses pas était un calvaire, mais il continuait de marcher, dans un bruit de sucions. Il était entré dans le domaine des morts. De longues piques de bois-acier formaient des plateformes sur lesquelles des cadavres de guerrier étaient posés. Certains étaient encore frais, d’autres étaient des squelettes dépouillés par des bêtes sauvages, d’autres n’étaient plus que de la poussière d’ossement. Des plumes, des couvertures marquées de symboles géométriques indiens et des représentations d’animaux-totems, loups, corbeau, ours, indiquait au Fay qu’il était entré dans le monde du Grand Esprit.

Mais quelque chose ne collait pas. A cet instant, la voix de la Corneille à trois yeux rit :

« Oui Sans Nom. Le Grand Esprit lutte chaque nuit ici contre les méchants diables. Tu es son représentant. Le Guerrier Wicca contre la Bête. Tu vois le grand tumulus qui émerge en face de toi ? Monte là-haut, et défaits le Monstre voleur de corps et d’âmes. Ou finit comme les guerriers alentours. Seulement après tu connaitras ton nom guerrier Fay. »

Alors, le Hunter avança. Un pas après l’autre. La terre était maintenant ferme, bien qu’humide et glissante. Il grimpa lentement le tumulus où des os et des armes se retrouvaient pêle-mêle. Là-haut, l’odeur de pourriture se faisait plus pressante. Odeur de sang et de charogne mélangées aux effluves d’une bête fauve. Un grognement le prévint, tandis qu’il arrivait au sommet. Arme en main, il s’avança enfin, et ce qu’il vit le terrifia pour la première fois de sa vie, lui, le Fay, le Hunter, qui ne connaissait pas la peur.

La Bête était une silhouette humanoïde, immense et énorme à la fois. Elle était en train de dévorer, à grands coups de son museau de loups, les chairs et les entrailles d’un guerrier. Cela grognait, cela craquait, cela déchirait en avalant à grande lampée la chair humaine. Cela portait des grandes cornes de cerfs, une tête de loup et un corps d’ours noir recouvert de plume de corbin. Cela se retourna, enfin, quand le pied du Hunter craqua sur un os. Une bête fauve, mélange des totems des Natives. Elle avait des petits yeux qui luisaient, rouge rubis ou braise, et la folie se lisait dans ses yeux. Sans Nom murmura un seul nom, Wendigo. Le seul monstre qui terrifiait autant les enfants de Faërie que les fils de l’Homme. Car il représentait la part bestiale et démoniaque en chaque guerrier, celle qui prenait le corps dans une transe de combat et perdait à jamais l’âme dans une débauche de fauve. Et cela parlait, aussi, d’une voix grondante, caverneuse, plus puissante que la voix de n’importe quel père pour un petit enfant, roulement plus terrible que celui des tambours de guerre, grondement plus terrifiant que le murmure de l’orage au loin.

« Encore un brave…Moi qui commençais d’avoir faim »

Et alors le Wendigo, mélange de quatre bêtes car quatre est le chiffre des démons, se jeta en avant vers le guerrier. La Corneille à Trois Yeux se mit à pépier un avertissement dont Sans Nom n’avait nul besoin. Son arme tira un unique coup de feu qui s’enfonça dans les chairs du monstre, arrachant un morceau de son épaule dans une explosion d’ailes de corbeau et de sang. Mais elle ne ralentit pas le mois du monde. Au dernier moment, il roula sous la charge furieuse et aussi vive qu’un éclair de l’ours, manquant se briser les os en glissant sur la pente humide du Tumulus. Sonné, il se releva, son bras pendant avait perdu son arme dans sa chute. Et la Bête fonçait déjà vers lui, toujours aussi vive malgré le sang qui dégorgeait à gros bouillon de sa blessure. Alors, pour la première fois de sa vie, le Fay se mit à courir.

Bondissant entre les pierres du tumulus dressées vers un ciel aussi noir que l’encre bois acier qui formait le tronc des arbres, il se jetait de-ci de-là. Il sentait les effluves de la bête, toujours derrière lui, très près, son souffle faisant hérisser ses cheveux ébène. Il fuyait, espérant que l’autre perde de la force, mais c’était peine perdue. Même pire, c’était son corps qui le trahissait, ses muscles tendus par l’effort le brûlaient à chaque pas, son crâne battait à tout rompre tandis qu’un sang riche affluait pour essayer de lui donner une idée et repousser le voile de terreur qui engluait sa peau d’une mauvaise sueur, ses poumons soufflaient comme le soufflet d’une forge tandis que sa respiration haletait. Il n’était plus dans le Temps.

Mais il était un guerrier. Il se savait mort, alors, il décida de lutter. Perdu pour perdu, autant essayer, une dernière fois, attaque suicide. Sans Nom se jeta en avant, comme un dératé, arracha une pointe de lance qui trainait au sol ; acier terni par les effluves acides du Nemeton. Arme en main, il se retourna, et poussant un cri qui n’avait rien d’humain, ses traits angéliques déformés, il fit face à la bête fauve qui le chargeait. Il allait prendre le risque de plier au point de rompre. La charge arrivait, bien calé contre le rocher, le Fay défiait de son regard la braise démoniaque de son adversaire qui rugissait. Genoux en terre, la lance pointée, le Fay ne ferma pas ses yeux sous la charge. Le coup fut rude, tout l’air de son corps fut expulsé tandis que le fracas du corps contre la pierre explosait dans ses tympans, l’étourdissant. Une douleur cuisante frappait son torse et ses bras, là où le Wendigo avait mordu et arraché sa chair à coups de griffes suppurantes de poison. Mais il avait réussi, en partie. L’esprit embrumé par la mort qui venait, tandis que chacun des battements de son cœur le tuait, répandait le venin dans son corps, il voyait la bête se torde de douleur, empalée profondément par la lance qui entrait par ses tripes et ressortaient par son dos. La Corneille à Trois Yeux revint à cet instant, jetant un éclair argent que le Fay saisit fermement en main. Ses doigts se glissèrent tout contre le chien tandis que le percuteur remontait sous la pression de sa paume. La Bête le regardait, et dans ses yeux la braise des démons s’était envolée pour redonner des yeux humains à celui qui autrefois avait été un simple guerrier indien. Et la tristesse et la compassion prirent pour la première fois Sans Nom tandis que son ennemi le remerciait de son regard. Une flamme, une unique flamme, et le crâne de la bête explosa tandis qu’une balle d’argent libérait l’homme de sa malédiction.

Le Fay se réveilla perclus de douleur. Mais son corps ne portait aucune marque du combat dans l’autre monde. Il était seulement…Epuisé. La vieille sorcière indienne le regardait. Et dit soudain :

« Tu m’as bien aidé enfant de la Bordure. »

« Et vous, m’aiderez-vous ? » sa voix était pâteuse, légèrement faible, à cause des drogues et des traumatismes du voyage entre les Plans.

« Le Feu a parlé Sans Nom. Tu es un Hunter, un guerrier de la Chasse Sauvage. Cela est ce que tu es vraiment. Maintenant, la question de ton nom, petit Fay, je ne pourrais rien y faire. Ton voyage continue, et un jour tu trouveras enfin ce qui te manque. C’est la seule certitude que tu dois avoir »


Le Fay ferma les yeux, un instant, lui qui avait tant espéré, pour se retrouver à cet endroit, sans rien avoir gagné. Pourtant il n’en voulait pas à l’ancêtre, elle avait raison, la seule morale de cette fable, c’était que tout venait à point à qui savait attendre. Ne pas céder face à la facilité ou ne jamais se résigner contre l’adversité. Lutter, encore et encore, tomber neuf fois et se relever dix. Ne pas lâcher la Bête. Se maîtriser, assez longtemps pour rester pleinement humain, ou Fay. 

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