La glace s’insinuait en lui, tandis que son esprit se
détachait de son corps. La Wicca lui avait fait boire un alcool amer, et fumer
des herbes odorantes. La vieille indienne avait dansé autour de lui en
martelant sur un tambourin un air lancinant à deux coups. Boum boum. Répétés.
Boum boum. Encore et encore. Boum boum. Lui, torse nu, recouvert de symboles
géométriques, se laissait porter sur le rythme, ivre d’alcool et de fumée. La
transe, l’ouverture vers quelque chose d’Autre. Ni AutreMonde, ni le Monde des
Hommes. Ailleurs. Un puit noir, sans fond, une plongée dans les ténèbres
primordiales. Ailleurs. Les Abymes, ou au-delà. Ailleurs. Par-delà le bien et
le mal, par-delà ce qu’il avait toujours connu, par-delà l’existence physique.
Ailleurs. Un monde hors du temps et de l’espace. Ailleurs.
Ailleurs
Ce nom revenait sans cesse dans la bouche de la Wicca,
tandis que le corps astral du Fay traversait les plans comme une folle étoile
filante perdue au travers du cosmos.
Ailleurs.
Le réveil fut douloureux. Tous ses muscles maudissaient son
âme d’avoir choisi la proposition de la Wicca. Mais s’il voulait accéder à son
Nom Véritable, c’était l’unique moyen. Il ouvrit difficilement ses paupières
cerclées de noir, pour voir un kaléidoscope fantastique d’un spectre des
couleurs complètement dément. Quintessence de la Lumière. Les rouges étaient
plus profonds que le sang, les roses plus pâles que la peau d’une femme, les violets
plus noirs que les prunes à la plaine saison. Et s’il avait été capable de
trouver des comparaisons pour les autres couleurs, il en aurait été de même
pour toutes les couleurs de cette aurore boréale aux couleurs, plus chatoyantes
que n’importe laquelle sur le Plan des Hommes ou dans l’AutreMonde.
Ailleurs.
Un monde dément et infernal. Un monde-plan ou la magie était
reine. Et où le fay n’était qu’un minuscule grain de poussière mortel. Cela
était effrayant.
Un rire résonna dans l’air. Il se tourna. Rien ni personne.
Un second rire, grinçant, tandis que des plumes volaient au vent. Le même rire
que le Chouca. Une voix dans sa tête, ou issu de la corneille à trois yeux qui
venait de se poser sur ses pectoraux puissants :
« Tu es enfin réveillé mon bel oiseau Sans Nom ?
Allez remets-toi vite. Tu as une tâche à accomplir, et très peu de temps pour
ce faire ».
Il se releva dans cette clairière éclairée par des aurores
boréales démentielles. Il portait son habituel cuir, long et terne, aux clous
d’argents dans le dos représentant un crâne. Le bas de son visage était couvert
par un bandana noir aux courbes blanches, insigne de clan, insigne de sa
fonction. Et dans sa main son pistolet argent. Il était entouré d’arbres
gigantesques, en acier, forêt torturées de branches noueuses et de troncs qui
frôlaient le ciel en leurs cimes invisibles. Il se mit à marcher, accompagné
par une corneille à trois yeux qui lui ouvrait la voie, sur une sente ouverte
par ce qui aurait pu être un énorme sanglier aux poils de bronze, comme en
témoignait des touffes de ce métal or profond qui, taché de sang, collait aux
épines de ces arbres tordus qui parsemaient ce chemin d’acier. Il marchait sous
les bois, tandis que le vent sifflait dans ses oreilles, murmure terrible pour
qui n’avait pas l’âme aussi bien accrochée que celle du Fay. Il marchait, sans
voir ni le temps ni l’espace qu’il franchissait, plongé dans une transe
d’insomnie, tandis que les arbres se refermaient sur lui.
Une autre clairière, un tumulus ancien. Les celtes, les
seuls hommes qui ressemblaient un tant soit peu aux êtres de fééries, parlaient
dans leurs contes de Nemeton, de portes entre le monde des morts et des
vivants. Et Sans Nom était certain d’être arrivé sur ce Seuil quand il se
retrouva nez-à-nez avec un crâne démoniaque planté fermement dans une pique de
bois acier. Une brume grisâtre folâtrait entre ses jambes, arabesques
erratiques qui plongeaient en un rythme lancinant cette scène dans un
crépuscule si terrible qu’il faisait perdre toutes couleurs à ce ciel aurore
boréale.
La corneille à trois yeux croassa.
« Aurais-tu peur Fay Sans Nom ? »
Ce dernier ne répondit rien. Sa main poissait de sueur son
arme. Il se ressaisit, soudain, tenant avec une poigne ferme son arme.
« Je n’ai peur de rien Maîtresse des Corbeaux. »
Alors, il passa le Seuil.
La brume se mouvait autour de lui, exhalant une odeur de
terre de bruyère et de pourriture qui le prenait à la gorge. Il avançait, la
clairière en fait n’était qu’un marigot, et ses bottes étaient plongées
jusqu’au mollet dans une fange froide et épaisse. Chacun de ses pas était un
calvaire, mais il continuait de marcher, dans un bruit de sucions. Il était
entré dans le domaine des morts. De longues piques de bois-acier formaient des
plateformes sur lesquelles des cadavres de guerrier étaient posés. Certains
étaient encore frais, d’autres étaient des squelettes dépouillés par des bêtes
sauvages, d’autres n’étaient plus que de la poussière d’ossement. Des plumes,
des couvertures marquées de symboles géométriques indiens et des
représentations d’animaux-totems, loups, corbeau, ours, indiquait au Fay qu’il
était entré dans le monde du Grand Esprit.
Mais quelque chose ne collait pas. A cet instant, la voix de
la Corneille à trois yeux rit :
« Oui Sans Nom. Le Grand Esprit lutte chaque nuit ici
contre les méchants diables. Tu es son représentant. Le Guerrier Wicca contre
la Bête. Tu vois le grand tumulus qui émerge en face de toi ? Monte
là-haut, et défaits le Monstre voleur de corps et d’âmes. Ou finit comme les
guerriers alentours. Seulement après tu connaitras ton nom guerrier Fay. »
Alors, le Hunter avança. Un pas après l’autre. La terre
était maintenant ferme, bien qu’humide et glissante. Il grimpa lentement le
tumulus où des os et des armes se retrouvaient pêle-mêle. Là-haut, l’odeur de
pourriture se faisait plus pressante. Odeur de sang et de charogne mélangées
aux effluves d’une bête fauve. Un grognement le prévint, tandis qu’il arrivait
au sommet. Arme en main, il s’avança enfin, et ce qu’il vit le terrifia pour la
première fois de sa vie, lui, le Fay, le Hunter, qui ne connaissait pas la
peur.
La Bête était une silhouette humanoïde, immense et énorme à
la fois. Elle était en train de dévorer, à grands coups de son museau de loups,
les chairs et les entrailles d’un guerrier. Cela grognait, cela craquait, cela
déchirait en avalant à grande lampée la chair humaine. Cela portait des grandes
cornes de cerfs, une tête de loup et un corps d’ours noir recouvert de plume de
corbin. Cela se retourna, enfin, quand le pied du Hunter craqua sur un os. Une
bête fauve, mélange des totems des Natives. Elle avait des petits yeux qui
luisaient, rouge rubis ou braise, et la folie se lisait dans ses yeux. Sans Nom
murmura un seul nom, Wendigo. Le seul monstre qui terrifiait autant les enfants
de Faërie que les fils de l’Homme. Car il représentait la part bestiale et
démoniaque en chaque guerrier, celle qui prenait le corps dans une transe de
combat et perdait à jamais l’âme dans une débauche de fauve. Et cela parlait,
aussi, d’une voix grondante, caverneuse, plus puissante que la voix de
n’importe quel père pour un petit enfant, roulement plus terrible que celui des
tambours de guerre, grondement plus terrifiant que le murmure de l’orage au
loin.
« Encore un brave…Moi qui commençais d’avoir
faim »
Et alors le Wendigo, mélange de quatre bêtes car quatre est
le chiffre des démons, se jeta en avant vers le guerrier. La Corneille à Trois
Yeux se mit à pépier un avertissement dont Sans Nom n’avait nul besoin. Son
arme tira un unique coup de feu qui s’enfonça dans les chairs du monstre,
arrachant un morceau de son épaule dans une explosion d’ailes de corbeau et de
sang. Mais elle ne ralentit pas le mois du monde. Au dernier moment, il roula
sous la charge furieuse et aussi vive qu’un éclair de l’ours, manquant se
briser les os en glissant sur la pente humide du Tumulus. Sonné, il se releva,
son bras pendant avait perdu son arme dans sa chute. Et la Bête fonçait déjà
vers lui, toujours aussi vive malgré le sang qui dégorgeait à gros bouillon de
sa blessure. Alors, pour la première fois de sa vie, le Fay se mit à courir.
Bondissant entre les pierres du tumulus dressées vers un
ciel aussi noir que l’encre bois acier qui formait le tronc des arbres, il se
jetait de-ci de-là. Il sentait les effluves de la bête, toujours derrière lui,
très près, son souffle faisant hérisser ses cheveux ébène. Il fuyait, espérant
que l’autre perde de la force, mais c’était peine perdue. Même pire, c’était
son corps qui le trahissait, ses muscles tendus par l’effort le brûlaient à
chaque pas, son crâne battait à tout rompre tandis qu’un sang riche affluait
pour essayer de lui donner une idée et repousser le voile de terreur qui
engluait sa peau d’une mauvaise sueur, ses poumons soufflaient comme le
soufflet d’une forge tandis que sa respiration haletait. Il n’était plus dans
le Temps.
Mais il était un guerrier. Il se savait mort, alors, il
décida de lutter. Perdu pour perdu, autant essayer, une dernière fois, attaque
suicide. Sans Nom se jeta en avant, comme un dératé, arracha une pointe de
lance qui trainait au sol ; acier terni par les effluves acides du
Nemeton. Arme en main, il se retourna, et poussant un cri qui n’avait rien
d’humain, ses traits angéliques déformés, il fit face à la bête fauve qui le
chargeait. Il allait prendre le risque de plier au point de rompre. La charge
arrivait, bien calé contre le rocher, le Fay défiait de son regard la braise
démoniaque de son adversaire qui rugissait. Genoux en terre, la lance pointée,
le Fay ne ferma pas ses yeux sous la charge. Le coup fut rude, tout l’air de
son corps fut expulsé tandis que le fracas du corps contre la pierre explosait
dans ses tympans, l’étourdissant. Une douleur cuisante frappait son torse et
ses bras, là où le Wendigo avait mordu et arraché sa chair à coups de griffes
suppurantes de poison. Mais il avait réussi, en partie. L’esprit embrumé par la
mort qui venait, tandis que chacun des battements de son cœur le tuait,
répandait le venin dans son corps, il voyait la bête se torde de douleur, empalée
profondément par la lance qui entrait par ses tripes et ressortaient par son
dos. La Corneille à Trois Yeux revint à cet instant, jetant un éclair argent
que le Fay saisit fermement en main. Ses doigts se glissèrent tout contre le
chien tandis que le percuteur remontait sous la pression de sa paume. La Bête
le regardait, et dans ses yeux la braise des démons s’était envolée pour
redonner des yeux humains à celui qui autrefois avait été un simple guerrier
indien. Et la tristesse et la compassion prirent pour la première fois Sans Nom
tandis que son ennemi le remerciait de son regard. Une flamme, une unique
flamme, et le crâne de la bête explosa tandis qu’une balle d’argent libérait
l’homme de sa malédiction.
Le Fay se réveilla perclus de douleur. Mais son corps ne
portait aucune marque du combat dans l’autre monde. Il était seulement…Epuisé.
La vieille sorcière indienne le regardait. Et dit soudain :
« Tu m’as bien aidé enfant de la Bordure. »
« Et vous, m’aiderez-vous ? » sa voix était
pâteuse, légèrement faible, à cause des drogues et des traumatismes du voyage
entre les Plans.
« Le Feu a parlé Sans Nom. Tu es un Hunter, un guerrier
de la Chasse Sauvage. Cela est ce que tu es vraiment. Maintenant, la question
de ton nom, petit Fay, je ne pourrais rien y faire. Ton voyage continue, et un
jour tu trouveras enfin ce qui te manque. C’est la seule certitude que tu dois
avoir »
Le Fay ferma les yeux, un instant, lui qui avait tant
espéré, pour se retrouver à cet endroit, sans rien avoir gagné. Pourtant il
n’en voulait pas à l’ancêtre, elle avait raison, la seule morale de cette
fable, c’était que tout venait à point à qui savait attendre. Ne pas céder face
à la facilité ou ne jamais se résigner contre l’adversité. Lutter, encore et
encore, tomber neuf fois et se relever dix. Ne pas lâcher la Bête. Se maîtriser,
assez longtemps pour rester pleinement humain, ou Fay.
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