mercredi 10 décembre 2014

Sans titre (deuxième chapitre)

Plus tard. La nuit était tombée sur la ville Lumière, qui prenait alors tout son sens. Mosaïque de néons publicitaires luttaient contre les éclairages publiques dans une débauche de couleurs. Les sons de la ville me perturbaient encore un peu, et mon guide, Satoru Yakima, m’avait amené dans un endroit préservé.

La rue Sainte-Anne, son quartier général. Il m’avait installé devant une kirin et un bon plat de nouilles, puis m’avait longuement regardé, en fumant une cigarette, une Sobranie papier noir. Toujours les mêmes depuis que je le connaissais. J’avais bossé pour lui, une dizaine d’années auparavant, un échange rapide entre lui, plaque tournante du trafic vers l’Asie, et nous, les Marseillais. Avant que je n’entre dans l’armée pour refuser toutes ces conneries. Il avait à l’époque vingt-cinq ou vingt-six ans, nous entre seize et dix-sept. Des petits jeunes. Mais on l’avait tiré d’affaire en organisant une rencontre et un passage clandestin de came turque. Depuis, il m’en devait une. L’honneur du yakuza comme il disait. Sur Paris, il était mon meilleur ami. Et être protégé par le boss du quartier chinois, de la rue Sainte-Anne et de Pigalle, c’était pas rien.

Il ne payait pourtant pas de mine. Il s’entourait toujours de gorilles de deux mètres, référence selon lui à un grand tsar, ou à Frédéric II de Prusse, je n’avais jamais vraiment bien su s’il se moquait de moi et de mes connaissances en histoire acquises durement dans mes années d’études, quand j’avais essayé de revenir dans une meilleure voie. Lui, il était petit, mince, un visage tout en méplat et une chevelure noire de jais, à l’impeccable raie qu’on croirait dessinée au cordeau. Il portait toujours des costumes très bien coupées, bleu très foncé, un peu comme ses amis de l’Empire du Soleil Rouge. Lui, il avait préféré décanillé un peu avant que les Chinois avaient gagné la lutte pour l’Asie Pacifique, à grands coups de bombes à hydrogènes. Des millions de morts pour quelques îles, et finalement un statut quo total dans la région autour de la figure de l’Empereur et de ses kombini, qui inondaient le marché Occidental de mille objets manufacturés à très bas coûts dans des usines. Rares étaient les Yak’ et les Triades qui étaient restés là-bas, sous la pression policière, ils s’étaient regroupées dans une vaste diaspora mafieuse, en Europe ou dans les Etats-Désunis. C’est comme ça que Satoru Yakima était arrivé ici, par peur des représailles pour un fils de soldat japonais à moitié russe par sa mère.

C’était pour ça qu’il fumait uniquement des cigarettes de l’ancienne Fédération de Russie, maintenant un état-satellite de l’Empire Rouge, un tampon entre eux et nous, l’Euro-Fédération. Pareillement, il ne buvait que deux alcools, quand il buvait, vodka et saké. Questions de traditions. Satoru était un petit bonhomme froid,, tous les traits d’un asiatique, la cruauté raffinée de ce continent, et la froideur de la Sibérie maternelle dans ses yeux bleus acier.

Pourtant, je n’avais jamais eu peur de lui, et de toutes les histoires qu’on colportait sur lui. Question d’amitié. Et ce mot n’était pas vain chez lui, sinon il ne se serait pas déplacé en personne avec sa garde personnelle pour me récupérer à CDG.

Il m’avait accueilli en frère, me serrant fort contre lui. Dans sa voiture, grande berline noire et blindée, il avait attendu poliment un instant avant de me tendre un dossier. Dedans, les informations. Il n’avait rien dit, me laissant le temps de lire, et digérer, cinq années sans nouvelles sérieuses de la Terre. Des articles de journaux, la guerre des gangs à Marseille, la suite d’affaires de jeunesses pour certains. Le nom d’amis en gros titres, arrêtés, au mieux, enterrés six pieds sous terre, au pire. Batista avait pris une balle en réponse de l’assassinat d’Al Khaled, le frère d’un des types que j’avais tué pour venger un autre ami.

Marco Batista, mon presque frère, avec Javier Damanino. Des gars du Onzième. Toute ma jeunesse après le Déluge, Marseille transformée en une réplique de Venise, la place Saint-Marc en moins, la pollution et les débris flottant en plus. L’école, le collège, les premières bêtises, et puis le lycée. On se prenait pour des durs, même si je bossais à fond de mon côté. Ils m’appelaient l’intellectuel. J’aurais pu réussir dans cette voie, mais l’argent était tentant. C’est comme ça que j’avais connu Boss Trapanelli, un Corse, notre parrain. C’est comme ça que j’avais connu Satoru Yakima, et tous mes amis. On se voyait comme des brigands et des héros, on était que des petits tâcherons. Le bac arrivait, je me fis pincer, sévèrement, par Van Eisenberg. Une conversation musclée avec lui, et me revoilà dans le droit chemin. Six mois de prison pour mineur plus le baccalauréat en poche, une prépa militaire, Saint-Maixent. Et puis une première tournée en Turquie, au nom de l’Euro-Fed ou des casques bleus de l’OTAN, c’était kifkif, blanc bonnet et bonnet blanc. J’allais avoir vingt-cinq ans, ma barrette de capitaine et une permission en poche pour revenir voir mes frères. Ils avaient grimpé dans le Milieu, je le savais. Et les luttes entre l’Est, la ligne de l’Etoile et de l’Estérel, contre le Nord se faisait plus vif. Les babis des anciennes usines noyées de la vallée de l’Huveaune contre les bougnoules des quatorzième et quinzième. Al-Khaled et ses frères en faisaient partie.

Le jour où j’arrivais en permission, Al-Khaled, ou un de ses sbires, faisait abattre froidement Javier Damanino, laissant sa femme et son fils de deux mois seuls au monde. Marco Batista, son beau-frère aussi, ne pouvait pas laisser passer, et moi non plus. L’honneur, l’amitié, la fraternité. L’ennui, c’est que quelqu’un nous avait balancé, quelques nuits après quand, éméchés, on est allé se faire un de ces enfoirés. Batista avait mis deux balles dans leurs têtes, et moi je ne faisais que le couvrir. Et pour le couvrir, quand il avait réussi à s’enfuir et pas moi, j’avais rien dit. Je n’étais pas une balance. Eisenberg m’avait collé pour cinq ans de complicité d’assassinats, et un aller simple pour Pluton, plus la dégradation et l’horreur de perdre tous liens avec ma seconde famille, l’armée. Mais je n’avais rien dit. Tout ça pour apprendre que, trois semaines avant mon arrivée, quand le cargo spatial voguait encore entre Saturne et Jupiter, mon dernier ami Marseillais avait pris trois balles dans le buffet. L’histoire n’était qu’un réellement commencement, et cela me faisait sourire, amer.

Yakima toussa discrètement. Il venait d’écraser sa cigarette. Sa bade mangeait bruyamment, et aucun client n’était entré ce soir. On n’entrait pas quand Yakima venait dîner, et le patron semblait légèrement nerveux, bien qu’il savait que le boss, en bon gentleman, le payerait rubis sur ongle et avec un gros pourboire en prime. Il but un verre de saké, et attaque tout de go :

« Tu comptes faire quoi ? 

-Je ne sais pas, dis-je après un temps de réflexion

-Mais tu n’as pas une petite idée ? une pointe d’effarement, une question muette, presque malpolie chez lui.

-Je n’ai plus rien. Plus d’avenir, plus de boulot, plus d’amis. Je crois que je vais retourner sur Marseille, et voir ce qu’il y à faire comme ménage. Une grande inspiration avait précédé ce déballage.

-Nettoyage et code d’honneur. Tu es comme nous Gaëtan-kun, tu mériterais d’être Yakuza. Si Marseille ne te plais pas, tu sais que tu peux toujours venir travailler ici.

Sincérité, il ne plaisantant jamais en parlant business, et encore moins quand il faisait un compliment.
Ma résolution était prise, j’allais retourner à Marseille, comprendre pourquoi Batista avait été assassiné, comprendre cette guerre incompréhensible. Et après on verrait bien. Tout sauf retourner sur Pluton et laisser Von Eisenberg se faire plaisir.
Pour confirmer son affection, Satoru Yakima tendit un billet de train, une liasse de monnaie et un petit billet avec l’adresse d’un marchand d’arme de ses amis et ajouta, posément

-Je ne peux pas te donner grand-chose de plus mon ami. Fais bonne chasse. Et reste en vie.

-L’Enfer n’a pas eu ma vie Satoru. Je compte bien la garder longtemps, très longtemps, et prendre celle de mes ennemis


Ma voix était glaciale, aussi froide que ses yeux bleus, mais pourtant, cet homme dangereux sourit, et je répondis à son sourire, nous étions alors deux fauves qui nous comprenions parfaitement.

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