Plus tard. La nuit était tombée sur la ville Lumière, qui
prenait alors tout son sens. Mosaïque de néons publicitaires luttaient contre
les éclairages publiques dans une débauche de couleurs. Les sons de la ville me
perturbaient encore un peu, et mon guide, Satoru Yakima, m’avait amené dans un
endroit préservé.
La rue Sainte-Anne, son quartier général. Il m’avait installé
devant une kirin et un bon plat de nouilles, puis m’avait longuement regardé,
en fumant une cigarette, une Sobranie papier noir. Toujours les mêmes depuis
que je le connaissais. J’avais bossé pour lui, une dizaine d’années auparavant,
un échange rapide entre lui, plaque tournante du trafic vers l’Asie, et nous,
les Marseillais. Avant que je n’entre dans l’armée pour refuser toutes ces
conneries. Il avait à l’époque vingt-cinq ou vingt-six ans, nous entre seize et
dix-sept. Des petits jeunes. Mais on l’avait tiré d’affaire en organisant une
rencontre et un passage clandestin de came turque. Depuis, il m’en devait une.
L’honneur du yakuza comme il disait. Sur Paris, il était mon meilleur ami. Et être
protégé par le boss du quartier chinois, de la rue Sainte-Anne et de Pigalle, c’était
pas rien.
Il ne payait pourtant pas de mine. Il s’entourait toujours
de gorilles de deux mètres, référence selon lui à un grand tsar, ou à Frédéric
II de Prusse, je n’avais jamais vraiment bien su s’il se moquait de moi et de
mes connaissances en histoire acquises durement dans mes années d’études, quand
j’avais essayé de revenir dans une meilleure voie. Lui, il était petit, mince,
un visage tout en méplat et une chevelure noire de jais, à l’impeccable raie qu’on
croirait dessinée au cordeau. Il portait toujours des costumes très bien
coupées, bleu très foncé, un peu comme ses amis de l’Empire du Soleil Rouge.
Lui, il avait préféré décanillé un peu avant que les Chinois avaient gagné la
lutte pour l’Asie Pacifique, à grands coups de bombes à hydrogènes. Des millions
de morts pour quelques îles, et finalement un statut quo total dans la région
autour de la figure de l’Empereur et de ses kombini, qui inondaient le marché
Occidental de mille objets manufacturés à très bas coûts dans des usines. Rares
étaient les Yak’ et les Triades qui étaient restés là-bas, sous la pression
policière, ils s’étaient regroupées dans une vaste diaspora mafieuse, en Europe
ou dans les Etats-Désunis. C’est comme ça que Satoru Yakima était arrivé ici,
par peur des représailles pour un fils de soldat japonais à moitié russe par sa
mère.
C’était pour ça qu’il fumait uniquement des cigarettes de l’ancienne
Fédération de Russie, maintenant un état-satellite de l’Empire Rouge, un tampon
entre eux et nous, l’Euro-Fédération. Pareillement, il ne buvait que deux
alcools, quand il buvait, vodka et saké. Questions de traditions. Satoru était
un petit bonhomme froid,, tous les traits d’un asiatique, la cruauté raffinée
de ce continent, et la froideur de la Sibérie maternelle dans ses yeux bleus
acier.
Pourtant, je n’avais jamais eu peur de lui, et de toutes les
histoires qu’on colportait sur lui. Question d’amitié. Et ce mot n’était pas
vain chez lui, sinon il ne se serait pas déplacé en personne avec sa garde
personnelle pour me récupérer à CDG.
Il m’avait accueilli en frère, me serrant fort contre lui. Dans
sa voiture, grande berline noire et blindée, il avait attendu poliment un
instant avant de me tendre un dossier. Dedans, les informations. Il n’avait
rien dit, me laissant le temps de lire, et digérer, cinq années sans nouvelles
sérieuses de la Terre. Des articles de journaux, la guerre des gangs à
Marseille, la suite d’affaires de jeunesses pour certains. Le nom d’amis en
gros titres, arrêtés, au mieux, enterrés six pieds sous terre, au pire. Batista
avait pris une balle en réponse de l’assassinat d’Al Khaled, le frère d’un des
types que j’avais tué pour venger un autre ami.
Marco Batista, mon presque frère, avec Javier Damanino. Des
gars du Onzième. Toute ma jeunesse après le Déluge, Marseille transformée en
une réplique de Venise, la place Saint-Marc en moins, la pollution et les
débris flottant en plus. L’école, le collège, les premières bêtises, et puis le
lycée. On se prenait pour des durs, même si je bossais à fond de mon côté. Ils
m’appelaient l’intellectuel. J’aurais pu réussir dans cette voie, mais l’argent
était tentant. C’est comme ça que j’avais connu Boss Trapanelli, un Corse,
notre parrain. C’est comme ça que j’avais connu Satoru Yakima, et tous mes
amis. On se voyait comme des brigands et des héros, on était que des petits
tâcherons. Le bac arrivait, je me fis pincer, sévèrement, par Van Eisenberg. Une
conversation musclée avec lui, et me revoilà dans le droit chemin. Six mois de
prison pour mineur plus le baccalauréat en poche, une prépa militaire,
Saint-Maixent. Et puis une première tournée en Turquie, au nom de l’Euro-Fed ou
des casques bleus de l’OTAN, c’était kifkif, blanc bonnet et bonnet blanc. J’allais
avoir vingt-cinq ans, ma barrette de capitaine et une permission en poche pour
revenir voir mes frères. Ils avaient grimpé dans le Milieu, je le savais. Et
les luttes entre l’Est, la ligne de l’Etoile et de l’Estérel, contre le Nord se
faisait plus vif. Les babis des anciennes usines noyées de la vallée de l’Huveaune
contre les bougnoules des quatorzième et quinzième. Al-Khaled et ses frères en
faisaient partie.
Le jour où j’arrivais en permission, Al-Khaled, ou un de ses
sbires, faisait abattre froidement Javier Damanino, laissant sa femme et son
fils de deux mois seuls au monde. Marco Batista, son beau-frère aussi, ne
pouvait pas laisser passer, et moi non plus. L’honneur, l’amitié, la
fraternité. L’ennui, c’est que quelqu’un nous avait balancé, quelques nuits
après quand, éméchés, on est allé se faire un de ces enfoirés. Batista avait
mis deux balles dans leurs têtes, et moi je ne faisais que le couvrir. Et pour
le couvrir, quand il avait réussi à s’enfuir et pas moi, j’avais rien dit. Je n’étais
pas une balance. Eisenberg m’avait collé pour cinq ans de complicité d’assassinats,
et un aller simple pour Pluton, plus la dégradation et l’horreur de perdre tous
liens avec ma seconde famille, l’armée. Mais je n’avais rien dit. Tout ça pour
apprendre que, trois semaines avant mon arrivée, quand le cargo spatial voguait
encore entre Saturne et Jupiter, mon dernier ami Marseillais avait pris trois
balles dans le buffet. L’histoire n’était qu’un réellement commencement, et
cela me faisait sourire, amer.
Yakima toussa discrètement. Il venait d’écraser sa
cigarette. Sa bade mangeait bruyamment, et aucun client n’était entré ce soir.
On n’entrait pas quand Yakima venait dîner, et le patron semblait légèrement
nerveux, bien qu’il savait que le boss, en bon gentleman, le payerait rubis sur
ongle et avec un gros pourboire en prime. Il but un verre de saké, et attaque
tout de go :
« Tu comptes faire quoi ?
-Je ne sais pas, dis-je après un temps de réflexion
-Mais tu n’as pas une petite idée ? une pointe d’effarement,
une question muette, presque malpolie chez lui.
-Je n’ai plus rien. Plus d’avenir, plus de boulot, plus d’amis.
Je crois que je vais retourner sur Marseille, et voir ce qu’il y à faire comme
ménage. Une grande inspiration avait précédé ce déballage.
-Nettoyage et code d’honneur. Tu es comme nous Gaëtan-kun,
tu mériterais d’être Yakuza. Si Marseille ne te plais pas, tu sais que tu peux
toujours venir travailler ici.
Sincérité, il ne plaisantant jamais en parlant business, et
encore moins quand il faisait un compliment.
Ma résolution était prise, j’allais retourner à Marseille,
comprendre pourquoi Batista avait été assassiné, comprendre cette guerre
incompréhensible. Et après on verrait bien. Tout sauf retourner sur Pluton et
laisser Von Eisenberg se faire plaisir.
Pour confirmer son affection, Satoru Yakima tendit un billet
de train, une liasse de monnaie et un petit billet avec l’adresse d’un marchand
d’arme de ses amis et ajouta, posément
-Je ne peux pas te donner grand-chose de plus mon ami. Fais
bonne chasse. Et reste en vie.
-L’Enfer n’a pas eu ma vie Satoru. Je compte bien la garder
longtemps, très longtemps, et prendre celle de mes ennemis
Ma voix était glaciale, aussi froide que ses yeux bleus,
mais pourtant, cet homme dangereux sourit, et je répondis à son sourire, nous
étions alors deux fauves qui nous comprenions parfaitement.
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