lundi 22 décembre 2014

Le sentiment du fer

Les deux épéistes se faisaient face. Leurs lames nues reflétaient les éclats du soleil qui entraient par les grandes fenêtres, droit sur la piste d’escrime. Dans les ombres, un aréopage d’élégantes et de damoiseaux faisaient vrombir éventails, voleter des robes et cliqueter des éperons de bottes tout en poussant quelques murmures appréciatifs. Le spectacle venait à peine de commencer, mais on s’attendait à un grand duel, de ceux qui entraient dans la légende.

La guerrière aux cheveux roux, retenus par un catogan de tulle noir, fronçait légèrement les sourcils sous son masque de calme. Petite et fluette, elle se tenait dans une garde parfaite, pieds d’appuis légèrement en avant, corps parfaitement d’aplomb et prêt à fondre sur sa proie. En face, l’escrimeur semblait plus détendu, il tenait une pose élégante, lame légèrement baissée pour ne pas se fatiguer. Ses cheveux blonds comme la paille tombaient sur ses épaules tandis qu’un petit sourire déformait ses lèvres. La seule pointe d’inquiétude pouvait se lire dans ce rictus qui révélait légèrement des dents taillés comme des crocs. Ses yeux bleus ne regardaient pas la lame de son adversaire, mais plongeait plutôt dans le regard vert de la duelliste. Avant même le premier choc des fers, la bataille prenait place dans les esprits des combattants.

La jeune femme rendait un regard farouche à son adversaire, tandis qu’elle essayait d’apaiser son âme. Son cœur battait à tout rompre, alors que sa respiration se faisait profonde. Lentement, elle entrait dans la transe du duel. Déjà, au bout de sa lame, elle ressentait l’énergie de son partenaire de combat. Le sentiment de fer, cette sensation ténue que seuls les experts pouvaient connaître. Et elle savait que son adversaire le sentait aussi au bout de sa propre lame, tandis qu’un sourire déformait un peu plus ses traits.

La jeune femme se mit à sourire, tandis que son esprit s’unissait avec l’homme qui lui faisait face. Puis elle attaqua brusquement, tandis que ses poumons expulsaient tout l’air qu’ils contenaient dans un hurlement rageur. Elle chargeait ouvertement, se donnait à fond dans son premier coup, qui tomba dans le vent. L’homme n’était déjà plus là, après un pas chassé coulant qui lui permit de se mette hors de portée. Et lui-même répondit à l’assaut brusque avec la même vivacité. Pour les spectateurs qui regardaient le duel, on ne voyait que le mouvement de l’acier brusque, éclairs argentés qui ne s’arrêtaient que pour faire tonner le fer des lames qui s’entrechoquaient. Pour les soldats et militaires présent en masse devant la représentation de l’impératrice, on admirait la perfection des coups, quartes et quintes répondaient à sixte, tandis que les tierces lancées à fonds se tordaient rapidement en flanconades féroces. Chacun des assauts était potentiellement mortel, et tout l’art des deux combattants était porté à son point ultime pour se protéger et attaquer sans tuer son adversaire. On frappait, on tranchait, on piquait. Et les corps se mêlaient dans une danse sauvage. Le sentiment du fer se transformait dans la pure sensation des corps poussés à bout. Chaque muscle, chaque ligament, chaque nerf devaient répondre instantanément à une impulsion du cerveau qui relevait presque de la magie, la pure réaction de deux âmes entrainées à danser avec la mort.


L’impératrice était en nage, son adversaire glissait comme un poisson pris à main nue. Elle poussait à fond, encore et encore. Ses cris déchiraient l’air à chacune de ses attaques, et elle sentait qu’elle avait presque ferré le jeune homme. Soudain, il glissa, ouvrant une opportunité pour la rouquine. Criant son triomphe, elle plongea en tierce, son bras porté à fond, juste ce qu’il fallait pour toucher l’homme qui…n’était plus là. Une glissade, il s’était repris immédiatement, ce n’était qu’une feinte. Le sentiment du fer au bout de son bras, lourd, tandis qu’il enroulait la lame et la forçait à la lâcher dans un coup brusque qui manqua de lui briser le poignet. Enfin la pointe de la rapière qui se colle à sa glotte, tout en rattrapant la lame de la jeune femme. Elle avait perdu, irrémédiablement perdu, mais son adversaire avait le tact et l’honorabilité de ne pas la menacer trop longuement. Il ne lui laissa qu’une piqûre à la gorge, petit point sanglant, puis il ramena son arme vers lui. Puis il lui tendit sa lame, tout sourire. La cruauté de son rictus s’était transformée en chaleur et amour, tandis qu’il clignait de l’œil à l’intention de sa souveraine et élève. Ils se saluèrent alors que des applaudissements polis acclamaient le vainqueur. La foule bruissait de murmures de joies et de dépit, tandis que la monnaie des paris passait de mains en mains. Le jeune homme salua, tout comme l’impératrice. Le duel était fini, et elle avait appris encore une leçon sur le chemin du sentiment du fer…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire