Tortuga, la capitale de la piraterie, était en fête. Les Français
avaient été chassés il y a peu par le Capitaine Jack Sparrow et ses
hommes, et depuis, la grande foire qu’était la vie pirate reprenait
peu-à-peu ses droits, dans un festival de rhum, de hurlements et de
bagarres.
Rien de mieux pour le Capitaine Bellamy et ses affidés,
le vieux Gebedia et Bombata, que de se cacher quelques temps hors de
portée de toute représailles desdits Français, ou encore de ces
Espagnols de malheur.
Ces derniers avaient coulé son sloop, le
Sans-Soucis, « emprunté » à des français pas loin de Bahia. Enfin
plutôt, ils l’avaient acculé dans les eaux des Bahamas et une tempête
avait drossé le petit vaisseau sur la côte. Bellamy, chanceux comme à
son habitude, s’en était sorti avec une grosse bosse, ses deux amis les
plus proches et un youyou à moitié détruit par les vagues, le reste de
l’équipage ayant rejoint les Royaumes de Pluton, pour s’enfuir.
Le
reste de leur voyage ne mérite pas d’être conté, mais Bellamy devait
encore à Dame fortune de croiser un trafiquant de ses amis, ancien
membre de la bande d’Hornigold, qui l’avait conduit à Tortuga.
Il
était arrivé juste à temps pour voir les derniers résistants français
pendus, mais pas assez tôt pour faire quelques profits, et c’est donc de
mauvaise humeur qu’il écumait maintenant un petit galetas surchauffé
par le soleil d’été, se faisant discret des fois que des espions soient à
leurs trousses.
Le soir tombait, et le capitaine n’en pouvait
plus. Saisissant son baudrier, il le passa sur une chemise blanche au
col ouvert, avant de passer sa veste noire ainsi qu’un pistolet à son
ceinturon. Une fois son chapeau sur son crâne pour parfaire sa mise, il
donna un coup de pied à Bombata qui ronflait, bienheureux, sur le sol.
« On sort, trop de temps qu’on traîne ici. On va prendre le pouls de la ville, et chercher un engagement quelconque. »
Le
noir et le vieillard grommelèrent, Gebedia finit de récurer son
pistolet et arma un nouveau silex, avant de suivre leur capitaine dans
les ruelles.
A la nuit tombée, Tortuga oublie la crasse des
journées trop chaudes. Le vent de l’alizée soufflait dans les rues
gorgées de soleil, faisant peu à peu retomber la chaleur. C’était
l’heure où les habitants sortaient, c’était leur des putains et des
maquereaux, c’était l’heure d’aller à la Taverne du Chien Hurlant.
Ce
débit de boisson forte tenait son nom de son enseigne, un énorme chien à
trois-tête qui ouvrait grand sa gueule. Il était tenu par un homme
d’une quarantaine d’année, au crâne chauve et au ventre rebondi toujours
enserré sous un tablier de cuir taché de sang et d’autres humeurs qu’il
ne valait mieux pas connaître. A l’heure où Bellamy entra, il était au
centre de son carré personnel, entouré de broches et autres feux
infernaux, en train de débiter de larges parts de porcs à la hache avant
de les faire cuire tendrement sur un lit de braise.
Il allait
sans dire que l’atmosphère était torride. Des accortes serveuses
passaient de table en table avec des boissons que les hommes éclusaient
aussitôt, entre deux coups d’œil aux accueillants girons de ses
demoiselles. Une ou deux entraineuses, tamponnant avec des mouchoirs de
soies noircis par l’usage des visages trop fardés qui dégoulinaient de
sueurs aux tempes et à la racine des cheveux, encourageaient des joueurs
de dés et autres cartes qui tapaient le carton à une vitesse folle.
Partout, ce n’était que juron, sacredieu et autres hurlement de joie ou
de désespoir, tandis que des bourses replètes se dégonflaient et des
bijoux passaient de cou en cou.
Bellamy avait traversé la salle dans
un murmure, habituel à son arrivée, et c’était calé avec ses hommes
autour d’une pinte d’une bière chaude et éventée et d’une portion de
poulet boucané, épicé et pimenté comme il l’aimait, jetant un coup d’œil
de professionnel à la salle.
Les hommes avaient repris leurs
conversations, une maquerelle encourageait deux de ses jeunettes à
aborder deux gentilshommes, ou qui paraissaient comme tel, venus
s’encanailler autour d’une table de Piquet. Un tricheur professionnel
les appâtait en perdant lentement, mais Bellamy avait déjà remarqué que
sous les dentelles de ses manches, des cartes sortaient comme par magie.
Dans un autre recoin sombre, trois lurons étaient en train de
se partager le butin d’une rapine, vol ou cambriolage, Bellamy n’en
savait rien. Mais ces trois gaillards étaient bien armés pour de simples
montes en l’air. Surement des détrousseurs professionnels.
Des
dockers passaient se rincer le gosier avant de retourner à leurs
nombreuses marmailles, tandis qu’une foule interlope de trafiquants,
marins et autres gibiers de potences venaient trainer dans les parages.
La chaleur des rôtis rendait l’atmosphère moite, tandis que les nouveaux
venus électrisaient l’air de la senteur si particulière de la liberté à
Tortuga, violence, sueur, crasse. L’odeur des pirates ivres de mers et
passionnés de terres.
La soirée battait son plein, des pirates
entraient et sortaient, quelques coups avaient été échangés, mais rien
de bien méchant, ni sang ni morts…Pour l’heure.
Bellamy contemplait
dans son coin cette foule, quand l’orage éclata. L’étincelle était
venue, il s’en était douté, de la table de piquet. Les gentilshommes
avaient découvert leur tricheur, à moins qu’ils ne fussent là pour lui
depuis le début. L’un deux avait saisi la main du tricheur, l’attirant
vers lui et révélant les cartes qui volaient dans l’air, tandis que le
second, une dague à la main, tranchait la glotte tendue dans un flot
d’hémoglobine qui aspergea les filles de mauvaises vie et la table. Une
d’entre elle hurla, et ce fut l’hallali. Les gentilshommes essayaient de
s’enfuir, mais le défunt tricheur avait bien monté sa combine, des amis
à lui venaient de sortir dague et coutelas. Les trois détrousseurs
devaient couvrir les gentilshommes, car ils dégainèrent des pistolets
qui crachèrent à tout va dans la mêlée confuse, abattant la maquerelle
dont le crâne explosa sur ses cadettes qui furent aspergées de matière
grise et d’humeurs sanguinolentes.
Bellamy, qui connaissait les
règles, s’était placé dans le recoin sombre, proche de la porte, et il
s’était levé pour s’en aller avant que tout ne parte en vrille. Ce
n’était pas son combat. Sauf qu’un des gentilshommes crut bon de prendre
son mouvement pour une aide à ses ennemis, et essaya de le poinçonner
d’un coup d’épée. Gebedia veillait, une balle transperça son cœur, avant
que Bombata ne fracasse son crâne de son tomahawk. Un des détrousseurs
arrivait sur eux, mais cette fois-ci Bellamy était prêt. Pistolet en
main, il l’attira vers lui son adversaire par la manche, avant de tirer à
brûle pourpoint dans son ventre, ce qui l’envoya à terre.
Ce n’était plus l’heure à un duel à l’épée, colichemarde brandie et autres beaux mouvements.
C’était
une mêlée confuse, à la crosse de pistolet, à la dague, parfois même
aux dents pour ses demoiselles. Tenant la porte, Bellamy et ses hommes
s’étaient assurés une retraite aisée et l’avantage que personne ne
puisse les prendre en traitre. Dos au mur, il reculait de la salle,
tailladant tout ennemi à portée.
C’était une messe sanglante où
l’on ne comptait plus les horions en guise d’eucharistie. On frappait,
on daguait, on hurlait. Les plus faibles s’écroulaient entre les tables
ou sous les chaises, là où les combattants piétinaient les morts et les
blessés. Ces derniers essayaient de s’enfuir en rampant, quand certains
se faisaient harponnés à terre comme des thons dans une madrague. Le sol
était poisseux de sang, les oreilles pleines de bruits et de fracas,
tandis que le patron faisait feu sur tout ce qui bougeait un peu trop
avec un énorme tromblon.
Soudain, la bataille cessa. Faute de
combattant, ou parce que les premiers s’étaient enfuis. Bellamy et ses
hommes, chanceux comme à leur habitude, se tenaient toujours en
triangle. Dague et pistolet en main, bas de manche poissé de sang. Au
sol, blessés et mourants gémissaient dans un drôle de cacophonie, tandis
qu’une des filles pleurait à chaude larme sur le cadavre de la
maquerelle tout en lui faisant les poches.
Le patron allait dire
quelque chose, hachette à la main, quand on entendit le raclement d'une
jambe de bois crisser sur le parquet et la sciure de l'entrée…
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