La catin l’avait conduit dans une ruelle qui sentait la pisse et la crasse et où aucune lumière n'égayait les ombres. Il l’avait suivie, de loin, complètement ivre, et l’odeur poignante faillit le faire dégobiller tout ce qu’il avait ingurgité ce soir.
Mais cette nuit été particulière, cette nuit, il commémorait la mort de son visage, et, dix ans jour pour jour après, celle de sa femme.
Bellamy était parti au crépuscule. Bombata avait essayé de le dissuader, mais un coup d’œil à Gebedia et un geste rapide l’avait fait renoncer. Tous deux connaissaient les démons de leur capitaine et ami, et pour l’heure, ils savaient qu’il allait avoir besoin de cuver son vin et se vider les tripes chez une gaupe des bas quartiers. S’ils avaient tenté de le suivre, ils savaient aussi qu’un coup d’épée d’El Diablo rond comme une barrique ne faisait pas la différence entre amis et ennemis, ou plutôt, il ne voulait pas faire la différence.
C’est donc inquiets qu’ils avaient vu le capitaine à l’austère habit noire, pourpoint de cuir, chausse et bottes de la même couleur, son crâne et son visage dissimulé à l’ombre d’un chapeau à large bord tout aussi sombre, s’enfoncer dans les ruelles de Salvador.
La femme de mauvaise vie n’était pas jolie, trop fardée, les dents du bonheur en or massif. Elle sentait la crasse et la sueur, à force de se faire labourer le ventre comme un champ à l’automne. Elle avait des cheveux roux, qui convenaient parfaitement à son client, malgré leur aspect filasse et les légères décolorations dues aux ans. Ses seins, trop lourd et presque pendant hors d’un bustier trop court pour elle, était deux boules dans lesquels Bellamy ivre mort n’avait pu que lorgner. Malgré les ravages du temps et une fraîcheur décidément éventée, il avait trouvé la femme parfaite pour se vider une bonne fois pour toutes ses tripes.
Cette idée fit sourire le protestant, qui naguère n’y aurait jamais pensé. Même, il se sentait vil de tromper Doña Elvire, mais il était un homme, et des besoins pressants parfois le conduisaient à sortir de son austère réclusion.
Elle l’avait conduit dans la fange des ruelles, au plus profond du quartier des pêcheurs, entre deux maisons glauques, sans fenêtres. La ruelle devait à peine faire un mètre cinquante de large à son début, et elle l’avait coincé entre deux casiers à pêche. Sans vergogne, elle s’était couchée sur un tas de filet puis avait retroussé ses jupons qui avaient été blancs, autrefois. Bellamy avait déposé sabre et pistolet au sol, ainsi que son chapeau et sa veste. En chemise, il avait défait la boucle de son ceinturon pour sortir son vit. La passe d’arme était brutale et rapide, sans amour ni sentiments. Bestial, il avait monté la gaupe comme il aurait voulu arracher de sa peau un chancre. C’était une pure nécessité.
Son instinct et ses yeux, toujours en mouvement, le prévinrent que quelque chose se passait à ses côtés, dans l'ombre. Il était ivre, mais pas complètement fini. Il détourna le regard de la chienne en chaleur qui jappait, même pas en rythme, sous ses assauts virils. Pour tomber nez-à-nez avec une jeune fille aux cheveux roux tout aussi filasse, qui saisissaient ses armes et son chapeau. La dame qu’il montait serra soudain ses cuisses autour des siennes, dégainant de ses robes un stylet dont il ne savait comment elle avait pu le cacher, tandis qu’il se dégageait sans douceur. Cette reculade sauva la vie de Bellamy, qui récolta un bon coup de dague sur son avant-bras. De son autre main, il gifla la prostituée qui tomba, groggy. Tandis qu’il finissait de se dégager, la petite voleuse aux cheveux roux, robe jaune, s’enfuit en courant avec une partie de l’attirail du capitaine. Ses chausses basses, il n’avait aucune chance de la rattraper…
Il se retourna vers la mère, du moins, il le supputait. Elles avaient les mêmes yeux, brillants dans la nuit, les mêmes cheveux, et l’autre devait être de vingt ans la cadette de celle qui gisait encore entre deux casiers. Bellamy la regarda, se disant qu’il était peut être allé un peu fort dans son coup. La gaupe avait en effet buté contre une des caisses, et son cou laiteux formait maintenant une drôle d'angle désarticulée où ses dents brillaient dans un terrible rictus. Bellamy, en chemise et en chausse, son ceinturon d’arme et sa bourse enfuie, se demandait comment il allait récupérer son bien. Avec sa gueule, l’autre le verrait arriver à cent lieux.
C’est tout à ses réflexions qu’un éclair de douleur lui rappela le coup de dague, son bras était poissé de sang, et c’est tout en le bandant qu’il eut un second coup de foudre dans son crâne pervers. Avec des filets et sa dague, il pouvait surement faire quelque chose pour attirer un chaland, où le maquereau qui n’allait pas tarder à surgir…Mais pour l’heure, une fois pensée, dans l’odeur moite du cadavre et des reliquats d’excréments humains, Bellamy préféra commencer par se vider les tripes, ou plutôt, son estomac lui rappela que les excès n’étaient pas bons à la santé.
Sa gaupe faisait des gestes étranges, un sein à l’air, un bras invitant au stupre et à la luxure mécaniquement. Ce petit manège durait depuis un bon moment. Elle avait dû encore boire, ou prendre un coup de trop d’un opiacé quelconque. A moins qu’elle n’ait encore essayé avec sa démone de fille de les doubler, lui et son maître, le Grand Coëstre, en vandalisant un docker. Cela ne le gênait pas, mais il se doutait que les deux menaient un double jeu. Et s’il arrivait à la prendre sur le fait…Elle recula dans les ombres de la ruelle, sans client. Vraiment, son attitude était étrange. Sur ses gardes, le maquereau dégaina un petit couteau de marin, et s’avança vers les ombres.
« Et la Rousse. Tu fais-quoi encore ? »
La Rousse bougeait de manières désarticulées, reculant pas à pas dans les ombres. Elle était si étrange, qu’il en devint furieux. Elle avait dû mâcher de l’opium frelaté. Une bonne gifle remettrait ses idées en place. Cela fut son erreur.
Bellamy avait accroché les robes et les bras de la prostituée rousse avec des fils, et s’en servait comme une marionnette. Un des hommes de la pègre allait surement remarquer ce manège, et viendrait en discuter avec elle. Le plan fonctionnait comme sur des roulettes. Il propulsa d’un coup la femme dans les bras de l’homme qui s’empêtra dans ses jupes. Il essaya de reculer, comprenant l’horrible vérité, quand il vit l’homme lugubre lui sauter dessus. Un coup de poing violet envoya l’homme à terre…
Le maquereau se réveilla. Il avait froid. Il était bien serré dans u filet, nu. L’homme qui l’avait agressé c’était emparé de ses vêtements et le regardait froidement.
« Ta petite amie m’a piqué mes affaires. Dis-moi où je peux la trouver, et je te laisse en paix. »
« Va te faire foutre Sale Gueule »
« Mauvaise réponse !»
Bellamy saisit la main de son prisonnier, et d’un coup de style il lui trancha un doigt.
L’autre avait parlé. La fille en jaune vivait dans une galetas lugubre un peu plus loin. Il avait quand même fallu que Bellamy lui coupe deux trois doigts pour que l’autre accouche. Miséricordieux, le capitaine lui avait planté sa dague en plein cœur.
Bellamy avait pris les effets du mort, une mauvaise épée, un tricorne, et s’était fait un masque du châle de la prostituée. Maintenant, il lui fallait récupérer ses effets. Le quartier était sordide, mais il avait deviné que la fillette allait sortir par la porte arrière. C’était une supposition, mais il préféra commencer par enfoncer ce bois vermoulu dont il fit sauter les gonds d’un coup de pied bien appliqué.
La jeune fille se leva, terrifiée et chercha à s'enfuir, mais en trois bonds de chat il était sur elle.
Bellamy venait de rentrer à la maison. Gebedia le questionna du regard sur sa mise défaite. Le capitaine haussa les épaules. Il n’était pas l’heure de raconter cette aventure. La gamine avait été prévenante, elle lui avait rendu tous ses effets. Pour la peine, il lui avait laissé un peu d’argent contre son corps et une bouteille de rhum. Il avait fini son affaire, les tripes vidées par les deux bouts, ses sens dominés pour quelques semaines, il s’était purifié dans le sang…C’était somme toute une bonne soirée d’anniversaire non ?
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