samedi 11 mai 2013

Commérages

La soirée battait son plein. Des Nos était assis aux côtés de Madame de Frontignac et de son aréopage d’épouses de marchands et autres galants qui traînaient dans les parages. Il la laissait galamment conduire la conversation, l’aidant parfois de ses remarques sur des sujets plus pointues ou la remplaçant quand il fallait parler un peu plus de politique. Vraiment, cette jeune veuve était une dame parfaite, et Des Nos se plaisait à sa compagnie, toute en finesse et feinte, tandis qu’elle éventait une gorge parfaite rehaussé par une rivière de diamant d’un geste distrait. Autour d’eux, ce n’était que belles robes de Paris, tout en soie et dentelles, avec un brin de fantaisie dans les couleurs, surtout pour les concubines métissées, tolérées par leur éducation, jalousées pour leur beauté et leur créativité un peu folle qui égayait cependant un peu la monotonie de qui connaissait la Cour.

Versailles, la conversation tournait autour des dernières fêtes données par le Roi, tandis qu’un godelureau trop fardé racontait ses aventures galantes tout en demi-mots et compromis. Des Nos se serait bien passé de ce mondain, et pensait qu’il allait lui lancer dessus Nansac, mais ce dernier avait mystérieusement disparu dans les jardins quand la lune s’était levée au bras de Mademoiselle de Frontignac, une coupe de vin dans son autre main, et devait à l’heure qu’il était lui conter fleurette ou la trousser sous la lumière d’un flambeau, à l’ombre d’une azalée.

C’est tout à ses réflexions qui l’amusaient, lui rappelant combien il avait aimé être jeune, lui désormais austère vieillard qui aimait badiner mais sans plus, qu’il promenait son regard dans l’intérieur de la maison, buvant de temps en temps un verre qu'il n'avait jamais vidé complètement depuis une bonne heure au moins. La pièce d’à côté vibrait de temps en temps des applaudissements feutrés, d’un juron retenu entre les dents et du doux tintement des écus et autres livres tournois qui passaient de main en main, tandis que cartes et boules de billards glissaient sous des yeux enfiévrés, tentant d’estimer les gains à chaque nouveau paris débridés. On jouait, on gagnait, on perdait, mais toujours en grand style, gentilhomme jusqu’au bout des ongles, même si sa fortune provenait du commerce triangulaire ou de l’usure abusive sur les néo-arrivants.

Le grand salon lui, où Des Nos et Madame de Frontignac, en tant que gouverneur pour lui et elle première mondaine de l’île, trônait au milieu d’un large sofa appuyé sur un mur, résonnait des pas feutrés des dames, des conversations à mi-voix et des bruits d’éventails, dont aucun n’égalait la beauté de celui de madame de Frontignac, tout en ivoire et en nacre, qui brassait un air frais comme il le fallait grâce à un astucieux jeu de persiennes et de tentures quasiment translucide tant elle étaient légères et de la meilleure qualité qu’il soit. Associées au parquet, les tapisseries magnifiquement décorées de scène et les tableaux galants, tout droits venus de France tout comme les vins servis ce soir-là, montraient bien la richesse des propriétaires, et dénotait franchement avec la mine grave et austère de Monsieur et la bonhomie de Madame Boisbeuf, mais prouvait quand même qu’il avait assez d’intelligence pour ne pas laisser à son ogresse d’épouse le loisir de transformer cette belle maison coloniale en une hideuse parodie tout de rose vêtue.

Malheureusement, et c’était cela qui avait placé un sourire mystérieux sur ses lèvres depuis son entrée dans cette pièce et empêchait le gouverneur de détourner son regard sauf quand Madame de Frontignac le rappelait à l’ordre, une énorme horloge suisse battait sous un miroir de Lyon. Pour ne pas dire qu’elle était vulgaire, Des Nos avait décidé de la qualifier de parfaitement baroque, et pour un homme qui appréciait tant les courbes nettes et pures de l’art classique c’était relativement gentil d’user de ce terme et non pas d’un autre plus imagé. En effet, le lourd cadre en bois d’ébène qui encerclait un balancier en or pur, travaillé à l’eau forte pour donner une myriade d’entrelacement et autres symboles astrologiques digne d’un cabaliste, était encore plus ouvragé par des milliers de détails taillés au burin. Mais là où ce bon Des Nos était choqué, c’était dans les choix des détails, des scènes galantes et bucoliques, ou bergers et bergères s’embrassaient ou se délassaient dans des positions forts suggestives. Au-dessus, c’était le pompon. Deux angelots en porcelaine encadraient un Eros archer qui venait de décocher un de ses traits dangereux sur un couple d’amant entourant une fontaine d’abondance. Le premier personnage était une femme à demi-nue, maigre mais dont le visage ressemblait presque à celui de Madame Boisbeuf selon la lumière, qui était en train d’offrir un sein rondelet à un tout jeune homme déguisé en héros grec, une massue sous ses pieds indiquant que c’était Hercule, mais l’impressionnant gourdin qui se tenait raide au niveau de son bas-ventre était encore plus explicite pour Des Nos, féru de culture hellène. Il avait en face de lui Omphale et Hercule, caricature abjecte de la maitresse de maison et un de ses forts-jeunes amants, et qui prouvait combien Boisbeuf était stupide, ou fou de sa femme…Mais pour le gouverneur, c’était enfin un moyen de renégocier ses dettes. Il allait écrire quelques lettres à faire passer à Madame par Nansac, et on allait bientôt rire.

Tout à ses machiavéliques pensées, Des Nos fut attiré par un éclat de rire et un froncement de sourcils de Madame de Frontignac.


« Gouverneur, vous semblez troublé. Vous aurions-nous déplu ? »

« Oh non Madame, ce n’est rien que quelques petites pensées par rapport à des ordres. Ne ridez pas ces beaux yeux pour mes maladresses d’homme de guerre . Mais ne vous inquiétez pas, que disiez-vous à propos de cette Madame ***, je me souviens il y a quelques années… »

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