lundi 26 janvier 2015

Les lumières du Sud

Le bout du tunnel. J’arrivais enfin au bout de cette enquête. Pour l’heure de la confrontation finale. Je l’attendais, depuis tant de temps. Mais est-ce que je ne savais pas déjà comment tout finirait ? Depuis le début ? Mon intuition me disait que tout finirait ici. Et j’étais à l’heure.

Dans mes rêves les plus fous, mon premier serial killer, je le coinçais sur une plage isolée. Un mano a mano viril. Un contre un. Duel épique. La lumière rase de l’après-midi dans le Sud. Le soleil qui plombait la scène de son auguste regard. Les gouttes de sueurs qui dégoulinent dans les yeux, tandis que la proie et le chasseur se fixent. Nos regards qui se mélangent, gênés par nos propres fluides corporels et la réverbération de l’astre étincelant. Le goût du sel qui s’évapore, se liquéfie, glisse jusqu’à atteindre mes lèvres sèches. Le corps bien droit. River mes prunelles à celle de mon tueur. Celui que j’ai traqué jusqu’au bout. Jusqu’à en arriver-là, dans cette impasse que tous les films représentent comme glorieuse. Bien entendu, la scène se jouerait plus vite, mais plus tard, je retrouverai dans mes souvenirs le moindre petit instant. La moindre parcelle de ma lutte contre le Mal, ce mal enfoui aussi dans mon corps. Cet autre chose que le Bien, mais qui reste tout aussi chevillé à mon corps que des centaines de préceptes. Le manichéisme n’existe que dans les paroles, et le geste, lui nous transcende par-delà Ténèbres et Lumières.

Cela, c’était mon rêve. La réalité est tout autre. Mais qui peut imaginer que son pire ennemi serait son père ?

Aujourd’hui, au plus fort de l’été, je suis bien loin de tout ça. Le soleil se cache sous un voile épais de nuage qui descend depuis les Alpilles. Noir, obscur, confus. Il annonce l’orage. La pluie, chaude, violente et purificatrice de la fin d’été. Celle qui chasse le mauvais air trop moite et les maladies. Qui assainit l’oxygène et revitalise la terre sous le souffle du mistral. Les ténèbres qui font naître la lumière.

J’avance jusqu’au perron. Mes chaussures craquent sur cette terre desséchée, les mauvaises herbes jaunasses qui folâtrent sur le chemin, et les dizaines de grillons qui vrombissent à qui mieux mieux.  Arme au poing, je pousse enfin la porte. Cette porte verte, à la peinture striée de lézarde qui révèle la patine du temps. Le seuil de la maison de mon père.

Il fait frais à l’intérieur, et humide, et sombre. J’entends déjà le ronronnement du moteur de la climatisation, aussi nécessaire que l’obscurité pour protéger les meubles et tableaux anciens. Mes mocassins ne font pas un bruit sur les tomettes rouges qui, dans ce clair-obscur, se parent de reflets marrons. Sanguinolentes.

Je grimpe l’escalier, braquant mon MR-73 vers le haut. Une lucarne distille cette lumière si particulière qui baigne ma Provence natale avant l’orage. Reflet qui tire entre le noir et le blanc, vers le gris pur. Juste milieu qui rappelle l’éclat des vagues sous le soleil de la méditerranée. Au mur, des tableaux de grands-maîtres, austères ou vifs. Dans cet entrechat lumineux je ne distingue que des contours flous, aussi mouvants que les souvenirs de mon enfance.

Le palier est là. J’avance, lentement, prudemment. Je sens la chair de poule me prendre, hérisser les poils de mes bras. Les brisures des stores vénitiens caressent ma peau bichromie. Photographie en noir et blanc vivante. La porte du bureau de mon père est ouverte. Le parquet craque doucement sous mes pas, exhale un parfum de cire. Il s’accorde si bien à celui plus renfermé des tentures. Si Proust avait sa Madeleine, moi, j’ai les odeurs de ma jeunesse. Le thym, le romarin et la lavande, mais aussi le goût du soleil sur la peau, et la caresse du sel sur les lèvres. Encore un pas, un tout petit pas. Dernière respiration. Je pousse à peine la porte, et me voilà devant mon maître.

Mon père m’attend, assis dans son fauteuil. Une lampe est allumée sur son grand bureau en acajou. Comme pour chasser les ténèbres qui habitent cette pièce. Comme pour chasser les ténèbres qui habitent son corps et son âme. Mon tueur, c’est lui, ce vieil homme qui ressemble à un autoportrait de Van Gogh. Une oreille en plus. Cheveux courts coupés ras, roux, comme les miens. Une barbe encore fournie, striée de quelques fils argent qui agrémentent ce menton volontaire. Et ses yeux verts qu’il m’a légués. Nos nez diffèrent, lui ressemble à un aigle, auguste, austère, italien. Le mien est plus mince, plus droit, presque mutin si j’avais été une femme. C’est le seul point qui nous sépare, avec l’âge. Mêmes lèvres minces qui fument le même tabac turc, même stature dégingandée, mince et efflanquée. Il me regarde derrière ses lunettes en écailles, un sourire mystérieux aux lèvres. Le même qu’il avait quand je cherchais les énigmes qui me conduiraient à mes cadeaux d’anniversaire. Le même qu’il avait quand je ramenais un excellent bulletin. Le même qu’il avait quand il était fier de moi. Un sourire lumineux. Comment avait-il pu tomber dans de tels bas-fonds, bas instincts de mort qui le poussaient à tuer des femmes innocentes ? Je le toisais, et lui me souriait toujours.

–Tu es venu, enfin.

Il attaque tout de go. Une cigarette finit de se consumer dans son cendrier. Elle répandait une douce odeur de chanvre. Dans sa main, une arme à feu ancienne. Je savais qu’elle marchait très bien. C’était avec elle que j’avais appris à tirer.

–Je suis venu pour t’arrêter. Et te livrer à la Justice.

–Tu es venu pour voir ton Père. Ton créateur. Celui qui t’a conduit de bout en bout, de tes premiers vagissements jusqu’à ce point exact.

–Voir le monstre qui a tué sept femmes. Dont sa propre femme.

Son sourire s’agrandit, béat et extatique comme celui d’une madone.

–Le monstre qui t’a fait mon enfant. Toi. La mort de ta mère n’était qu’un pas de plus.

–TAIS TOI !

–Non je ne me tairais pas. Tu es mon fils. La chair de ma chair. Et tu es venu ici pour écouter. Ta dernière leçon. Tu sais que j’ai raison. Que je t’ai fait. Les histoires que je t’ai racontées t’ont ouvert au monde, aux symboles par-delà Bien et Mal. L’art a forgé ta vision, t’as permis de trouver le moindre petit détail autour de ces affaires. Le dessin la biologie, et les messages codés que je te cachais. Mon fils. Tout cela, ce n’est qu’un nouveau cadeau d’anniversaire. Un nouveau jeu de piste qui t’a amené jusqu’au tueur.

Je n’avais rien à dire. Il souriait toujours, et moi, je balbutiais presque, horrifié par sa folie, me retrouvant petit garçon qui ne savait pas quoi répondre face aux grandes personnes.

–Oui…Tu commences de comprendre n’est-ce pas ? Tu es mon chef d’œuvre. La pièce maîtresse de ma collection. Je suis devenu meilleur que tous les peintres qui m’entourent. Maître de la Lumière et des Ténèbres ? Tu parles…Ils ne savaient rien du clair-obscur. Ils ne savaient rien de ce qui faisait la vie, la vrai. Le juste et le faux, la gauche ou la droite, le bien et le mal ? Ce n’est rien que des inventions pour se rassurer. Pour ne pas se rendre compte de la vacuité de notre existence. Une prison dorée que nous construisons autour de nous, car nous avons peur de nous rendre compte de notre Liberté. La vrai couleur qui englobe toutes les couleurs, ce n’est ni le blanc, pur, virginal, lumineux, ni le noir, sombre, mystérieux, diabolique. C’est le gris. L’entre-deux parfait. La Vérité immanente de Dieu sur Terre. Et toi mon fils, tu es le gris. Je ne suis que le Démiurge qui a créé l’arme ultime qui ne croit à aucune de ses fadaises, qui se trouve par-delà-bien et mal. Au-delà de toutes choses. Le limier parfait. La bête fauve qui traquera sa proie, moi, jusqu’ici. Jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle n’est rien sans moi. Voilà ton histoire mon fils. Et maintenant, il faut l’achever. Le dernier coup sur l’échiquier. Le dernier instant de la lutte pour aboutir à la victoire de l’un, et la défaite de l’autre.

Il disait cela tout en caressant son arme. Je ne savais quoi répondre. Il m’avait ramené à mon enfance. Il continuait alors :

–Et puisqu’il faut en finir, je vais détruire ce que moi, Démiurge, j’ai réalisé de plus beau. Parce qu’il faut détruire ce qui existe pour tout recommencer. Adieu mon fils.


Il leva son arme un peu plus. Dans la maison, autour de ses tableaux de maîtres flammands, italiens et espagnols, au milieu de ses grâces et ses madones, entre le clair-obscur et la lumière angélique des raphaélite, un éclair zébra l’atmosphère. Point lumineux unique. Qui figea cette scène pour un instant d’éternité.  

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