La corneille croassa trois fois. Comme au théâtre, la scène
se mit alors en place. L’haleine humide de la rivière se retira tel le rideau
sur la scène, tandis qu’un pâle soleil gris s’essayait timidement au coup de
projecteur. Le champ, encore baigné d’une rosée glacée, se découpait
maintenant, prairie verte et grasse d’une fin d’hiver. Dessus, une grande
limousine blindé noire aux vitres teintées, qui relevait presque du tank, et
des aéroglisseurs gris acier. Autour, des hommes graves, à l’allure austère de
militaire en civil. Pantalons de nankin avec de hautes bottes de cavaliers,
vestes coupées noires et hauts de formes ne cachaient pas l’allure martiale de ces
hommes qui entouraient deux de leurs pairs. Ces derniers ne portaient plus la
veste, en bras de chemise, ils s’échauffaient lentement, à grand coups de
moulinets de sabres qui éclataient de temps à autre d’un éclair lumineux lorsqu’ils
captaient le soleil. Husman DeKaer jetait des œillades à son adversaire. Le
début de la trentaine, élégant, grand et presque dégingandé si ce n’était cette
musculature acquise sur les champs d’entrainement bien plus que dans les
boutiques corporelles. Un visage fin et racé, presque féminin, en dehors de
cette horrible blessure à l’œil, balafre sauvage qui formait un amas de tissus
cicatriciels là où le globe avait été emporté. L’homme souriait à la cantonade,
comme s’il allait à un bal plutôt qu’à
la mort. Husman grogna quelque chose, tandis que son opposant buvait rapidement
un coup de gnôle. Cela serait rapide, et violent. Mais Husman savait qu’il
pouvait tuer en un rien de temps le grand guignol qui avait osé les défier, lui
et son régiment. Dev DeVrynn n’avait plus longtemps à vivre, surtout qu’il
semblait manifestement presque ivre. Husman grogna, bougon, tandis que Dev
discutait avec son témoin en riant :
« Si monsieur DeVrynn est prêt à la gaudriole,
peut-être qu’il serait temps de commencer de tirer quelques blagues du chant de
nos épées ? »
Husman parlait avec une intonation aristocratique composée,
presque étrange sur cette masse de muscle qui ressemblait plus à un taureau qu’un
humain. Quand on était un DeKaer, on avait les moyens de se payer ce qui était
le mieux. Et la passion d’Husman était de renforcer son corps de tout ce qui
était le plus cher. Muscles synthétiques, tatouages guerriers et même, objet du
duel, une augmentation de ses capacités sexuelles. DeKaer était très fier de ce
genre de prouesses, et le trait d’humour de DeVrynn l’avait mouché, au point
que seul le duel pouvait conduire à réparation. Husman était sûr de sa force,
pourtant, une rapide recherche sur son adversaire l’avait quelque peu déconcerté.
DeVrynn s’était battu sur tous les champs de bataille des Guerres Impériales.
Il avait une réputation de libertin, pourtant aucune mention de duels n’avait
été portée à la connaissance d’Husman. De même, s’il avait un poste d’état-major,
on le voyait plus souvent envoyé dans des missions diplomatiques qu’à l’Ecole
de Guerre. DeVrynn était un réel mystère, le genre d’homme qui arrive sur un
terrain d’entrainement et cherche les ennuis par pur plaisir. A moins qu’il n’avait
des ordres. L’intéressé répondit aussitôt que Husman l’avait agressé :
« Mais bien sûr Husman. Il est l’heure de danser. A
moins que vous ne préfériez jouer de la flûte ? On vous dit aussi habile
dans cet art que celui d’user de ce qui vous sert de pipeau… »
Husman rugit en portant une première attaque, tandis que le
rire de son adversaire se figeait dans un affreux rictus. Mort et sang. Le duel
débutait hors de toutes règles. Comme deux coqs dans l’arène, les deux hommes
se donnaient à fond. Les épées réglementaire, lames d’acier de quatre-vingt-dix
centimètres, protégés les mains par une coque torsadée en métal. Husman usait
de sa stratégie habituelle, tranchant et ahanant à chaque coup, le colosse frappait
avec toute sa force de brute acquise dans les boutiques corporelles d’Anésidora.
Lui non plus n’était pas manchot, élevé par les meilleurs duellistes de la
Galaxie. Mais Dev DeVrynn ne semblait pas à son coup d'essai. Repoussé un temps, il
avait fermement campé ses bottes sur le sol meuble des bords de la rivière.
Comme s’il avait décidé, après une glissade, qu’il ne reculerait plus d’un
pouce.
Lame contre lame, le combat était plus une lutte de force qu’un
véritable duel. Du moins c’est qu’un spectateur non averti pouvait en déduire.
Si DeVrynn ne bougeait plus, c’était simplement qu’il s’était mis dans la
posture favorite des Panthera, ses maîtres. Chose que Husman, à son grand
désarroi, venait à peine de se rendre compte. DeVrynn accompagnait chacun des coups
de son adversaire, les absorbant d’un très léger mouvement circulaire de la
pointe de son épée. De même, en fait d’immobilité, il glissait lentement, dans
de complexes calculs géométriques d’une danse au tempo inconnu.
Son sourie était aussi figé que son œil borgne, pire même,
il avait étiré ses lèvres dans un rictus qui dévoilait des dents aussi blanches
que des crocs. Il laissait à Husman l’ouverture, mais chacune des furieuses
attaques de son adversaire était dans l’instant parée, et soumise à une riposte
de plus en plus violente. Tierce, quarte ou sixième, toutes les positions de l’escrime
classique y passaient. Et Husman, suant à grosse gouttes, trouvait pour la
première fois un adversaire à sa mesure.
L’homme dégingandé aux folâtres cheveux auburn était un épéiste de première importance. Et
les sbires de DeKaer s’étaient largement fourvoyés dans leurs rapports. DeVrynn
n’était pas qu’un alcoolique et un coureur de jupons. C’était avant tout un
soldat qui maniait toutes les finesses de son art.
Husman se fatiguait, et le sourire de son adversaire s’agrandit.
Maintenant, il passait à l’attaque, alors que l’autre suait à grosses gouttes
et soufflait bruyamment. Les mouvements de DeVrynn se faisaient plus vifs, plus
techniques, et Husman avait du mal à contrer les attaques qui venaient de
toutes parts. Le duel tournait, à n’en pas douter sa défaveur. Alors, le gros guerrier ouvrit
largement sa garde, tentant DeVrynn pour une attaque gratuite. Ce dernier
plongea aussitôt dans la faille. Glissant presque sur la boue du terrain détrempé. Husman faillit pousser un glapissement de
plaisir, il tenait son adversaire. Il allait saisir son bras et passer sa
propre épée au travers du corps de l’homme quand ce dernier, plus proche qu’il
ne le pensait, sorti de sa manche une dague qu’il enfonça aussitôt dans le
creux du cou d’Husman. Ce dernier, surpris, cracha aussitôt un flot de sang.
Alors que sa vie s’épandait par l’horrible blessure, il vit le sourire de
DeVrynn. Sourire carmin, sourire de mort. Husman s’effondra au sol, pris de
tremblement. DeVrynn accompganit avec douceur le mourant. Déjà gris et prêt à revenir à l'Harmonie, Husman n'avait plus fière allure. Dev lui glissa ces quelques mots :
« L’Impératrice vous salue Husman DeKaer. Pour vos amis
d’Aigreffroi. Et vos exploits de Sann’Thoriin. Puisse l’Harmonie vous accueillir
en son sein. »
Alors Husman comprit enfin, dans les derniers instants de sa
vie. Tout avait été calculé, depuis le début. Elle connaissait le complot, et
DeVrynn, l’officier d’état-major, n’était que l’exécuteur. Husman avait failli
réussir à assassiner Eyris sans se faire prendre. Il avait pensé brûler tous
les ponts entre lui et les Séparatistes. Il s’était fourvoyé. Et il le payait
de sa vie. Dans son dernier souffle, il ne pouvait plus qu’espérer rentrer dans
l’Harmonie, car elle seule pouvait pardonner face à la colère d’Eyris.
Dans l'air pâle de l'aube, DeVrynn se releva enfin, tandis qu'un voile tombait sur le visage de son adversaire et les témoins accouraient à grands pas bottés qui soulevaient des gerbes de boue. Sans se retourner, il alla récupérer sa cape. Vêtu de noir, l'exécuteur de l'impératrice quitta le champ d'horreur. Une nouvelle mission l’appellerait bientôt.
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