jeudi 14 février 2013

Visites et tractations

Tortuga, ses ruelles sales, pleines de fanges et de porcs qui trainent dans des rigoles de sang et de pisse, ses devantures lépreuses en bois vermoulus, sa population métissés, putains aux visages mal poudrés de son de riz, pirates ivres morts se battant en duel, jungle malfamée d’hommes crasseux qui ne rêvent que de pillages et de riches butins, alors que leur vie se réduit bien souvent à une longueur de chanvre autour du cou après avoir souffert milles morts, dans les prisons royales ou en mer.
Tortuga, la putain des Caraïbes, la plaque tournante de tous les trafics et de tous les rêves brisées. Tortuga, la cité des pirates, récemment libérée du jour français.

L’Ange Noir parcourait les rues de la ville à grandes enjambées, traçant son chemin dans cette foule compacte de corps en sueurs, exhalant toutes les senteurs humaines, du graillon aux excréments en passant par les parfums et tabacs de France ou du Mexique.
Un mois que Des Nos l’avait envoyé là, après une opération de « nettoyage » des nègres marron. Dans les faits, le petit groupe de rebelles s’était séparés bien après la mort d’Albert ***, le petit propriétaire qui trafiquait avec les ennemis de la France, à moins que ce ne soit ceux du gouverneur des Indes.

L’Ange souriait d’une grimace mortelle à ses souvenirs, ce n’était pas ses oignons, il avait juré fidélité à son maître, et ce dernier payait bien les bons éléments…Les autres mourraient rapidement de toute manière.
Le grand noir était donc arrivé quelques semaines plus tôt, le temps de trouver un vaisseau qui pourrait l’amener dans la capitale des pirates. L’Ange était arrivé quelques temps après le départ des derniers français, à son arrivée, la dernière frégate capturée avait été brulée dans un feu de joie, illuminant la nuit par un feu d’artifice exceptionnel quand la poudre de la Sainte Barbe avait brûlée. Ses ordres étaient clairs, rejoindre le contact de Des Nos, et chercher des liens avec ceux qu’on appelait les « seigneurs pirates ».  L’Ange ne connaissait rien au milieu, et les Lwas soient loués, il avait pu s’appuyer sur le propriétaire de la Vénus Bleue.
C’était vers cette taverne que l’Ange se dirigeait à grand pas, après avoir passé le début de soirée à payer quelques coups dans un des bouges du port. Une fois de plus, il avait fait choux blancs, mais il espérait que quelqu’un l’attendrait…

Loin de là, à des centaines de kilomètres, Charles Des Nos contemplait la nuit tomber sur les Caraïbes, un verre de grog à la main. Il se sentait vieux, dans cet air nocturne rafraîchi par l’alizée. Il avait reçu des nouvelles de la guerre en Europe, assez bonne, mais il savait aussi qu’elle se propageait à tout le monde connu. Son devoir était de combattre une fois de plus, mais il savait aussi qu’il n’avait plus grand-chose avec son statut d’amiral, la terreur des mers qu’il était il y a quelques années ayant laissé place à un vieillard qui n’était bon qu’à signer des ordres.
Pourtant, le Gouverneur avait aussi saisi qu’il avait d’énormes pouvoirs dans sa plume qu’il ne pouvait en sortir de la gueule de trente-deux canons de bronze. Il commandait à des flottes entières, plusieurs îles et un pays encore vierge de quelques traits d’encres sur le papier, mais surtout, il pouvait agir dans les Ombres, manipuler les hommes, ne pas hésiter à faire tuer froidement pour que vivent plus longtemps des centaines de français. Tel était sa mission, tel était son fardeau, et Charles Des Nos était bien décidé à aller au bout, tout en supportant dans sa conscience le poids des décisions que son âme avait prises.
Le gouverneur posa son verre sur la rambarde en bois ouvragé de la terrasse de ses appartements, avant de sortir de sous son cou une médaille de Saint-Michel Archange et prier dans la nuit solitaire.

L’Ange était arrivé. La Vénus Bleue de payait pas de mine, une enseigne en bois représentant une sirène aux écailles bleu argent défraichies par les vents et marées, des murs en pierre piquetés par l’usure du temps. L’Ange poussa fort contre la porte en bois, gonflée par l’air humide des tropiques, perdant la fraicheur du soir pour suer immédiatement dans une chaleur de fournaise. Rires, chants, jurons imprégnaient un air vicié par la fermentation de corps humains mêlés dans une orgie de sens. Joueurs de cartes, de dés, filles de petites vertus qui encourageaient de pauvres caves par des baisers et quelques caresses à la descente, tant des bières éventés que de leur portemonnaie, à tout perdre dans l’espoir d’une nuit parfaite, buveurs solitaires, attendant leurs compagnons pour poursuivre la virée nocturne dans quelque coups fourrés.
L’Ange jeta un coup d’œil désabusé à la communauté interlope qu’il n’avait aucune envie de côtoyer, même si une drôlesse essaya de se coller contre le corps robuste du guerrier, il la repoussa après une bonne tape sur les fesses après lui avoir expliqué qu’il n’avait pas d’argent, ce qui eut pour effet de refroidir immédiatement la brune qui alla murmure quelques mots à une de ses compagnes avant de glousser au propos de l’Ange.
Ce dernier s’en moquait, un coup d’œil au tavernier qui haussa légèrement les épaules derrière son comptoir en chêne, avant de retourner jouer de son chiffon en jetant un coup d’œil à la population de sa gargote. Le gros homme, le bedon de la quarantaine serré par un tablier plus jaune que blanc, brillait, rubicond sous la lumière chaude des bougies de suif qui faisaient luire son crâne chauve comme une pierre polie. Mais l’ancien passeur qui servait Des Nos contre bon argent cachait sous ses airs joviaux un œil acéré et réputé pour flairer embrouille et dangers, assez rares quand on connaissait le bon gourdin clouté de fer et le tromblon rempli le plus souvent de mitraille qu’il planquait derrière son trône.
L’Ange monta donc vers sa chambre. Si quelqu’un venait, c’était là qu’il attendrait, pour l’heure, dans le garni ou reposait une mauvaise paillasse ainsi qu’une couverture en grosse toile de jute, il déposa ses bottes fangeuses, avant de s’asseoir dans le clair de lune, face à la porte, à moitié assoupi, attendant le code discret du patron qui le réveillerait de cette longue torpeur à ne rien faire…

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