lundi 4 février 2013

Saga Africa



Sid et André étaient descendus à terre avec le youyou du bord, ces petits bateaux courts et larges, après avoir assuré De Sombre qu’ils ne commettraient pas d’impairs. C’était le meilleur moyen de rejoindre la côte, l’Adamante ne pouvant pas remonter assez près au vent sans risquer de se drosser dans la baie. Leur petite embarcation avançait à grands coups de rames, les pelles de rames entrant et sortant dans l’eau bleue lagon à grand coup d’un rythme cadencé. A côté d’eux, des grands tonneaux de bois, vides, flottaient pour être récupérés par les populations à terre, afin de reconstituer en eau et en viande salées les réserves du grand vaisseau noir. 

La vue qui était époustouflante du plat bord de l’Adamante se révélait toute autre une fois le pied sur le sol africain. Les bottes d’André s’enfonçaient dans du sable mêlée de boue, tandis qu’ils remontaient vers le fort qui n’avait de château que le nom. Les hommes du crus, hommes et nègres réunis, récupéraient sans hâte les tonneaux vivriers, dans une chaleur déjà étouffante pour l’heure. Le soleil tapait dur, et André était heureux d’avoir emprunté un tricorne, même s’il cuisait dans son pantalon noir. Pas une brise de terre ni de mer, et il était à peine dix heures du matin. La journée s’annonçait rude, pensait-il, tandis qu’un filet de sueur commençait de dégouliner dans le dos de sa chemise blanche. Au moment où ils entraient dans le fort, le jeune homme enleva sa veste, et ouvrit quelques boutons de plus que la bienséance, mais au regard du front perlé de Sid et le fait qu’elle avait aussi délié le haut de son habit révélant presque sa féminité lui indiquait qu’à l’heure qu’il était, il valait mieux se mettre à l’aise plutôt que respecter une étiquette. Bien que par acquis de conscience il rosissait et évitait de regarder de trop la jeune femme pour ne pas divulguer un certain émoi.
A vrai dire, il considérait la considérait surtout comme une bonne amie, même si il la trouvait très jolie, ce qui embêtait un peu le jeune capitaine. Ils avaient eu pour l’heure une relation maître élève, et André avait pu vérifier de près la beauté de la jeune femme, son honneur de gentilhomme ne pouvait pas le laisser divaguer dans de telles pensées obscènes, et puis, c’était indigne de l’amour pour sa chère Isabelle…Elle était si loin, mais ce souvenir se ravivait sans cesse dans sa tête, bien que le français n’était plus capable de dessiner son visage ou de se rappeler la couleur de ses yeux, il se rappelait les longues boucles brunes, un sourire éclatant, et la délicatesse du teint de cette cousine si chère à son cœur…

Il en était là de ces réflexions quand Sid lui donne un petit coup dans les coudes :
« Vous ne m’écoutiez pas André ! »
« Pardon, j’étais troublé, que disiez-vous ? »
« Je disais que nous sommes entourés de gens étranges » elle murmurait presque.
En effet, dans la cour lépreuse du fort aux murs lézardés, des hommes et des femmes, de tout âge et de toutes conditions, regardaient les marins de l’Adamante avec un mélange entre haine et crainte, les yeux révulsés par ces sentiments puissants. C’étaient un mélange d’européens et africains, soldats en tenues blanche défraichies par le soleil et les conditions de vies, femmes portant des enfants dans des boubous décolorés sur leur sein apparent, vieillards édentés qui crachaient un mélange verdâte de tabac à chique et de glaires. Les hommes plus jeunes se tenaient tous à l’ombre, avant leur entrée, ils jouaient aux cartes, mais toute la vie de ce petit monde s’était arrêtée, pour lancer des éclairs aux nouveaux venus. André croisa les yeux d’un grand homme blanc, la quarantaine, cheveux blonds filasse et barbes de trois jours, engoncés dans un uniforme qui aurait fait honte à un cochon. Son regard fou cherchait celui du capitaine, puis du pouce il fit un geste univoque en le passant habilement sous sa gorge, avant de jeter un coup d’œil appuyé à Sid.
André carra sa mâchoire, tandis que dans son dos une sueur glacée fit tressaillir son échine. Ils n’étaient pas les bienvenus, et il comprit très vite pourquoi, tandis qu’une file de prisonniers, hommes noirs et blancs mélangés, avançaient dans la cour, escortés par des marins de l’Adamante. Et puis, un mouvement dans la foule, quelques invectives, des cris, un coup de feu. Apeurés, les autochtones s’enfuient dans une débandade, tandis que là-haut, à la porte de la maison du « gouverneur », De Sombre sourit.
« Je crois que nous devrions nous en aller. Pesso m’a dit qu’il y avait un beau site au-dessus de la rivière, une tour qui date de l’époque Peul, avec une petite crique ombragée. » Proposa André, saisissant le bras de Sid. L’homme au regard fou les regardait tandis qu’ils quittaient les lieux.

La tour était un assemblage de briques de torchis branlant, de forme octogonale, qui se dressait dans le paysage de brousse comme un phare au milieu de l’Océan. Elle se tenait seule dans cette immensités, surplombant à quelques dizaines de mètres le fleuve local, un espèce de serpent où l’on pouvait à peine barboter dans une eau fangeuse, sauf dans le petit coin, presque à la limite entre l’Atlantique et la côte, que Pesso leur avait indiqué. Sid et André était seul, ils avaient grimpés vers la tour abandonné, traçant une route sinueuse dans les hautes herbes jaunes. Le capitaine se doutait que serpents et autres bestioles dangereuses pouvaient ramper dans ces fourrés, mais la seule trace de vie qu’ils purent déceler était l’empreinte d’un grand félin, que Sid pensait être un lion, ou une quelconque panthère courante dans ces régions. Mais dans un rire, elle rassura le jeune homme en lui disant que ces grosses bêtes aurait toujours plus peur de l’homme que le couple ne serait effrayé par ce qu’elle appelait un « gros chat ».
André n’était pas franchement rassuré, mais il préféra hausser les épaules et réfléchir à l’existence de cette tour solitaire en descendant vers le fleuve. Pourquoi donc la tour narguait le ciel et les étoiles comme un vieux Dom Juan se moquait de Dieu dans une dernière bataille ? Quel titan disparu pouvait venir créer une forteresse de terre et de sable pour défier les siècles ?  Encore qu’elle ne semblait pas si solide que cela, effritée par les vents et la nature environnante qui embellissaient l’ocre des briques par des touches jaunes et verts là où les herbes folles puisaient assez d’eau pour se parer des couleurs de la vie. A tel point que les deux jeunes gens décidèrent d’un commun accord de ne pas grimper au sommet, même si des poutres apparentes de bois imputrescibles semblaient inviter à l’escalade.
Plus sagement, ils descendirent vers la petite crique. Pesso leur avait expliqué que c’était un havre de paix, sans moustique ni bestioles, à l’embouchure du fleuve, et qu’une fois à la tour ils ne pourraient pas la manquer. En effet, en descendants droit vers le fleuve, ils débouchèrent sur une sorte de petite plage de granit et de sable mélangés, où les gros blocs de pierre noirs faisaient barrage aux vents et aux sels marins, formant une petite cuve d’une eau bleu claire plus pure que les lagons des Caraïbes.
André souriait en regardant la petite plage, c’était vraiment un lieu idyllique, loin de toutes les misères de cette vie. Il commençait à enlever ses bottes noires après avoir dénoué son baudrier et poser son épée à terre, pour marcher pieds nus dans le sable humide, quand dans les fourrés derrière eux, ils entendirent un froissement et le mouvement d’hommes en armes…


Quatre hommes, quatre guerriers autochtones. André avait bondi sur son sabre, cadeau de Magaly, et le dégainait dans le même mouvement. Il jeta un coup d’œil à Sid, elle était paralysée, et dégainait avec un temps de retard son épée. Le capitaine se rapprocha d’elle, pour la défendre, mais leurs agresseurs avaient bien compris la situation, et s’essayaient à se placer en coin pour séparer les deux amis, fendant l’air de leurs lourds cimeterres.
André para plusieurs attaques, en position de défense, jetant un coup d’œil alarmé régulièrement à la jeune femme. Elle s’en sortait bien, mais elle s’éloignait de plus en plus de lui. Le capitaine était bien trop pressé par ses deux adversaires, mais il mettait toute sa science du combat dans la danse de mort pour s’en sortir. Les deux hommes n’étaient pas de grands combattants, ils se contentaient de coups de tailles, venant du haut ou des côtés, mais ils étaient forts, agiles et habitués au pays. André était recouvert de sueur, qui dégoulinait dans ses yeux et poissaient la garde de son épée. Il gardait toutefois la tête froide, parant et esquivant les coups brutaux, mais la fatigue et la chaleur aurait raison de lui. Sauf s’il agissait maintenant, voyant une faille dans les coups tout azimut des deux guerriers, il bondit entre eux d’un saut de chat. Les deux hommes étaient consternés, le français venait en effet de perdre délibérément l’allonge de son grand sabre, qui ne servait à rien au corps-à-corps. Mais ils perdirent trop de temps à réfléchir à la question, André envoya un violent uppercut de sa main gauche dans le ventre d’un des hommes, qui expira tout l’air de ses poumons dans un râle. Il para vivement l’attaque du second, légèrement en retard, croisa le fer, s’approcha, et d’un coup de tête vicieux le français brisa le nez de son adversaire qui recula dans un cri et un jet de sang qui poissa le sable blanc de vermeil.
André jeta un coup d’œil à Sid, tout en se retournant vers l’homme qui se relevait. Ce dernier avait été échaudé par le coup vicieux du jeune homme, qui attendit patiemment que l’autre lance une série d’attaque. Il parait une à une toutes les attaques à l’économie, avant d’utiliser une tactique vieille comme le monde. Il reculait pas à pas vers l’eau, là où se trouvait Sid qui se battait dans des gerbes d’éclaboussures. André feignit de glisser, l’autre lança un coup de taille trop court par rapport à la position du français qui s’était déjà relevé, et tranchait dans un mouvement rapide les tripes du guerrier noir qui s’effondra dans une mare de sang et de boue.
Tête froide. André regarda le nouvel arrivant, tandis que l’homme au nez cassé reculait pas à pas. Derrière-lui, Sid reculait dans l’eau de plus en plus, elle avait tué un adversaire, mais le second ne la lâchait pas. Voyant l’indécision du nouvel homme, l’homme aux cheveux blond filasse et au regard fou, André s’avança à grandes enjambées pour presser le blessé. Le nouveau venu tomba dans le piège, et s’approcha du français. Soulagé, André se reconcentra, son amie ne risquait plus rien, enfin, c’était une façon de penser, mais elle s’en sortirait certainement.
Le blessé parait maladroitement de son cimeterre, tandis que l’homme fou approchait, invectivant André dans son patois guttural, mélange de français, de portugais et de langue de la région. Leurs deux sabres se rencontrèrent dans un froissement d’acier retentissant. L’Européen savait se battre. André sourit glacialement, ses lèvres serrées par un pincement sinistre. L’autre répondit à son sourire, et d’un geste élégant, invita le français à entrer dans la danse. Le blessé reculait, trop heureux d’être encore en vie, et cherchant à filer à l’anglaise dans les taillis. Un sifflement d’une flèche suivit d’un cri guttural troubla André, Sid venait de revenir, débarrassée de son tueur, et avait tiré une flèche sur l’homme à terre, avant de l’égorger d’un mouvement souple.
Le capitaine avait manqué un temps, et l’autre européen attaqua à fond en tierce et en sixte sans laisser de répit au jeune homme. André était fatigué, deux hommes éliminés avant, la sueur qui coulait dans ses yeux comme ses cheveux dénoués qui glissaient régulièrement devant sa vue. Au moins, l’homme au nez-cassé s’était enfui face à l’intervention de Sid, mais le français n’était pas en bonne position. Il parait come il pouvait, essayant de revenir dans la danse de mort à contre-temps. Ses pas se faisaient moins longs, et il était réduit à une attitude défensive. Face aux attaques à l’italienne de Regard Fou, André répondait par un savant mélange de garde espagnole, laissant ses pieds trainer géométriquement dans le sable gorgé de sang et d’humeurs. Il reculait lentement, ses pieds nus enfoncés dans le sable, tandis que l’autre le pressait de coups potentiellement mortels. André reculait de plus en plus, haletant, la bouche ouverte soufflant un air chaud tandis que ses poumons expiraient l’oxygène vicié de son corps transformé en une fournaise infernale. Soudain, il butta contre quelque chose, le corps du mort, et André tomba. L’autre regarda le français, un sourire cruel aux lèvres tout en levant son sabre il dit :
« Je vais te tuer…O oui…Puis je prendrais du plaisir avec la petite, avant de rendre sa tête à De Sombre…Peut être qu’elle libérera mes amis »
L’autre parlait dans sa langue étrange, sabir incompréhensible, il était fou, ses yeux bleus glaces tournaient dans ses orbites à toute vitesse. André essayait de récupérer son sabre, trop loin, mais sous sa main, il sentit quelque chose, la flèche de Sid. Il l’avait brisée en tombant, et il saisit le bout de bois, long et fins, entre ces doigts. Dans un suprême effort, et tandis que le sabre s’abattait sur lui, André de releva, et enfonça la pointe de chêne dans le ventre de l’homme au regard fou. Les yeux de son adversaire se plongèrent dans les siens, déjà vitreux, tandis que l’officier enfonçait encore plus son arme improvisée dans les tripes de son adversaire, les fouillant dans un geste de torsion. Les deux étaient à genoux, l’homme tombait sur le français, du sang giclant de sa blessure et de sa bouche, trempant son menton et ses lèvres où bullait l’air dans une mousse rosâtre. André sentait sur ses doigts, sur ses vêtements, le liquide poisseux qui imprégnait son être, tandis que l’homme au regard vitreux exhalait son dernier souffle, haleine fétide et rance qu’il avait cherché à retenir.
De Lestre se dégagea de son adversaire, qui s’écroula sur le sol. Il passa sa main sur son visage, essuyant la sueur qui coulait dans ses yeux d’un revers de manche. Sa dextre laissa une marque sanglante sur son front, son nez et sa bouche. Il était en vie. Le capitaine regardait la scène, le paradis idyllique de sable blanc et du lagon s’était transformé en une scène de boucherie. La terre été imprégnée par le liquide vital des hommes morts et buvait avidement le sang comme si il avait été une pluie bénéfique, tandis que l’eau se teintait de cramoisi là où l’homme que Sid avait tué s’était enfoncé sans laisser d’autre traces. André avait la tête qui tournait, une envie pressante de s’asseoir et dormir tenait son cœur,  la même sensation qui l’étreignait tout le temps après un combat à mort. Il se sentait fatigué, vidé de toute substance. Mais son devoir était de rester en vie, de redevenir un être vivant malgré la débauche et la fureur de mort. Il reprit son sabre, couvert de sang, et se s’avança vers la jeune femme. Elle était en état de choc, paralysée par la violence crue de la scène. Le jeune homme s’était douté qu’elle n’avait jamais tué avant ce jour, et qu’elle venait de rencontrer quelque chose qui ne l’abandonnerait plus, le remord, le chagrin et la pitié. On ne pouvait pas apprendre à tuer, il le savait bien. C’était à chacun de rencontrer la mort au bout d’une lame, et de voir ce qu’il ressentait face à la violence et la cruauté. L’entrainement était une chose, le combat réel, jusqu’à ce qu’un des deux adversaires passent de vie à trépas était tout autre. Savoir se battre différait de savoir tuer, être proche de son ennemi dans une danse de mort, voir ses yeux, son souffle, les mouvements de son corps, puis la lame s’enfoncer et prendre la vie, tandis que le regard, ce qui était le plus terrible, se ternissait et que l’âme de l’homme au seuil de la mort s’enfuyait sans qu’on puisse rien y faire vers le Paradis ou l’Enfer. Oui, le vainqueur restait en vie, mais à quel prix, André se l’était souvent demandé, et n’avait jamais trouvé la réponse.
La seule chose qu’il pouvait faire, s’était être auprès de Sid, lui saisir fermement le bras et la forcer à regarder ailleurs que la scène de sang et de mort. Croiser son regard, plonger ses yeux dans les yeux, offrir son âme pour la faire revenir parmi les vivants. Malgré la répugnance et l’horreur, elle était en vie, elle devait le comprendre, avancer, passer au-delà de ses sentiments morbides, aller au-delà du choc. On ne s’y habituait jamais, et les démons poursuivaient n’importe quel guerrier, mais le vrai combattant, celui qu’André avait découvert dans la jeune femme, lui, il devait cohabiter avec eux et leur rendre hommage en restant en vie, et se souvenir de son humanité.
Le jeune homme regardait donc Sid, il lui avait saisi les deux poignets fermement mais sans lui faire de mal. Avec douceur, il lui fit poser son arc. Elle était froide comme la glace, ses yeux étaient perdus dans le néant, et sa bouche tressaillait dans un tic nerveux. Et puis lentement, elle se mit à trembler, le capitaine était très proche d’elle, il sentait son souffle sur sa poitrine, la chair de poule saisir sa peau blanche et délicate. Le capitaine humait l’odeur du sang qui se mêlait à son parfum, un vent frais faisait tressaillir les mèches brunes de la jeune femme, tandis qu’il approchait son corps presque à la toucher. Dans un souffle il lui dit :

« Anna…Reviens…C’est fini »

 

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