Sid et André étaient descendus à terre avec le youyou du
bord, ces petits bateaux courts et larges, après avoir assuré De Sombre qu’ils
ne commettraient pas d’impairs. C’était le meilleur moyen de rejoindre la côte,
l’Adamante ne pouvant pas remonter assez près au vent sans risquer de se
drosser dans la baie. Leur petite embarcation avançait à grands coups de rames,
les pelles de rames entrant et sortant dans l’eau bleue lagon à grand coup d’un
rythme cadencé. A côté d’eux, des grands tonneaux de bois, vides, flottaient
pour être récupérés par les populations à terre, afin de reconstituer en eau et
en viande salées les réserves du grand vaisseau noir.
La vue qui était époustouflante du plat bord de l’Adamante
se révélait toute autre une fois le pied sur le sol africain. Les bottes
d’André s’enfonçaient dans du sable mêlée de boue, tandis qu’ils remontaient
vers le fort qui n’avait de château que le nom. Les hommes du crus, hommes et
nègres réunis, récupéraient sans hâte les tonneaux vivriers, dans une chaleur
déjà étouffante pour l’heure. Le soleil tapait dur, et André était heureux
d’avoir emprunté un tricorne, même s’il cuisait dans son pantalon noir. Pas une
brise de terre ni de mer, et il était à peine dix heures du matin. La journée
s’annonçait rude, pensait-il, tandis qu’un filet de sueur commençait de
dégouliner dans le dos de sa chemise blanche. Au moment où ils entraient dans
le fort, le jeune homme enleva sa veste, et ouvrit quelques boutons de plus que
la bienséance, mais au regard du front perlé de Sid et le fait qu’elle avait
aussi délié le haut de son habit révélant presque sa féminité lui indiquait
qu’à l’heure qu’il était, il valait mieux se mettre à l’aise plutôt que
respecter une étiquette. Bien que par acquis de conscience il rosissait et évitait
de regarder de trop la jeune femme pour ne pas divulguer un certain émoi.
A vrai dire, il considérait la considérait surtout comme une
bonne amie, même si il la trouvait très jolie, ce qui embêtait un peu le jeune
capitaine. Ils avaient eu pour l’heure une relation maître élève, et André
avait pu vérifier de près la beauté de la jeune femme, son honneur de
gentilhomme ne pouvait pas le laisser divaguer dans de telles pensées obscènes,
et puis, c’était indigne de l’amour pour sa chère Isabelle…Elle était si loin,
mais ce souvenir se ravivait sans cesse dans sa tête, bien que le français
n’était plus capable de dessiner son visage ou de se rappeler la couleur de ses
yeux, il se rappelait les longues boucles brunes, un sourire éclatant, et la
délicatesse du teint de cette cousine si chère à son cœur…
Il en était là de ces réflexions quand Sid lui donne un
petit coup dans les coudes :
« Vous ne m’écoutiez pas André ! »
« Pardon, j’étais troublé, que
disiez-vous ? »
« Je disais que nous sommes entourés de gens
étranges » elle murmurait presque.
En effet, dans la cour lépreuse du fort aux murs lézardés,
des hommes et des femmes, de tout âge et de toutes conditions, regardaient les
marins de l’Adamante avec un mélange entre haine et crainte, les yeux révulsés
par ces sentiments puissants. C’étaient un mélange d’européens et africains,
soldats en tenues blanche défraichies par le soleil et les conditions de vies,
femmes portant des enfants dans des boubous décolorés sur leur sein apparent,
vieillards édentés qui crachaient un mélange verdâte de tabac à chique et de
glaires. Les hommes plus jeunes se tenaient tous à l’ombre, avant leur entrée,
ils jouaient aux cartes, mais toute la vie de ce petit monde s’était arrêtée,
pour lancer des éclairs aux nouveaux venus. André croisa les yeux d’un grand
homme blanc, la quarantaine, cheveux blonds filasse et barbes de trois jours,
engoncés dans un uniforme qui aurait fait honte à un cochon. Son regard fou
cherchait celui du capitaine, puis du pouce il fit un geste univoque en le
passant habilement sous sa gorge, avant de jeter un coup d’œil appuyé à Sid.
André carra sa mâchoire, tandis que dans son dos une sueur
glacée fit tressaillir son échine. Ils n’étaient pas les bienvenus, et il
comprit très vite pourquoi, tandis qu’une file de prisonniers, hommes noirs et
blancs mélangés, avançaient dans la cour, escortés par des marins de
l’Adamante. Et puis, un mouvement dans la foule, quelques invectives, des cris,
un coup de feu. Apeurés, les autochtones s’enfuient dans une débandade, tandis
que là-haut, à la porte de la maison du « gouverneur », De Sombre
sourit.
« Je crois que nous devrions nous en aller. Pesso m’a
dit qu’il y avait un beau site au-dessus de la rivière, une tour qui date de
l’époque Peul, avec une petite crique ombragée. » Proposa André,
saisissant le bras de Sid. L’homme au regard fou les regardait tandis qu’ils
quittaient les lieux.
La tour était un assemblage de briques de torchis branlant,
de forme octogonale, qui se dressait dans le paysage de brousse comme un phare
au milieu de l’Océan. Elle se tenait seule dans cette immensités, surplombant à
quelques dizaines de mètres le fleuve local, un espèce de serpent où l’on
pouvait à peine barboter dans une eau fangeuse, sauf dans le petit coin,
presque à la limite entre l’Atlantique et la côte, que Pesso leur avait
indiqué. Sid et André était seul, ils avaient grimpés vers la tour abandonné,
traçant une route sinueuse dans les hautes herbes jaunes. Le capitaine se
doutait que serpents et autres bestioles dangereuses pouvaient ramper dans ces
fourrés, mais la seule trace de vie qu’ils purent déceler était l’empreinte
d’un grand félin, que Sid pensait être un lion, ou une quelconque panthère
courante dans ces régions. Mais dans un rire, elle rassura le jeune homme en lui
disant que ces grosses bêtes aurait toujours plus peur de l’homme que le couple
ne serait effrayé par ce qu’elle appelait un « gros chat ».
André n’était pas franchement rassuré, mais il préféra
hausser les épaules et réfléchir à l’existence de cette tour solitaire en
descendant vers le fleuve. Pourquoi donc la tour narguait le ciel et les
étoiles comme un vieux Dom Juan se moquait de Dieu dans une dernière
bataille ? Quel titan disparu pouvait venir créer une forteresse de terre
et de sable pour défier les siècles ?
Encore qu’elle ne semblait pas si solide que cela, effritée par les
vents et la nature environnante qui embellissaient l’ocre des briques par des
touches jaunes et verts là où les herbes folles puisaient assez d’eau pour se
parer des couleurs de la vie. A tel point que les deux jeunes gens décidèrent
d’un commun accord de ne pas grimper au sommet, même si des poutres apparentes
de bois imputrescibles semblaient inviter à l’escalade.
Plus sagement, ils descendirent vers la petite crique. Pesso
leur avait expliqué que c’était un havre de paix, sans moustique ni bestioles,
à l’embouchure du fleuve, et qu’une fois à la tour ils ne pourraient pas la
manquer. En effet, en descendants droit vers le fleuve, ils débouchèrent sur
une sorte de petite plage de granit et de sable mélangés, où les gros blocs de
pierre noirs faisaient barrage aux vents et aux sels marins, formant une petite
cuve d’une eau bleu claire plus pure que les lagons des Caraïbes.
André souriait en regardant la petite plage, c’était vraiment
un lieu idyllique, loin de toutes les misères de cette vie. Il commençait à
enlever ses bottes noires après avoir dénoué son baudrier et poser son épée à
terre, pour marcher pieds nus dans le sable humide, quand dans les fourrés
derrière eux, ils entendirent un froissement et le mouvement d’hommes en armes…
Quatre hommes, quatre guerriers autochtones. André avait
bondi sur son sabre, cadeau de Magaly, et le dégainait dans le même mouvement.
Il jeta un coup d’œil à Sid, elle était paralysée, et dégainait avec un temps
de retard son épée. Le capitaine se rapprocha d’elle, pour la défendre, mais
leurs agresseurs avaient bien compris la situation, et s’essayaient à se placer
en coin pour séparer les deux amis, fendant l’air de leurs lourds cimeterres.
André para plusieurs attaques, en position de défense, jetant
un coup d’œil alarmé régulièrement à la jeune femme. Elle s’en sortait bien,
mais elle s’éloignait de plus en plus de lui. Le capitaine était bien trop
pressé par ses deux adversaires, mais il mettait toute sa science du combat
dans la danse de mort pour s’en sortir. Les deux hommes n’étaient pas de grands
combattants, ils se contentaient de coups de tailles, venant du haut ou des
côtés, mais ils étaient forts, agiles et habitués au pays. André était recouvert
de sueur, qui dégoulinait dans ses yeux et poissaient la garde de son épée. Il
gardait toutefois la tête froide, parant et esquivant les coups brutaux, mais
la fatigue et la chaleur aurait raison de lui. Sauf s’il agissait maintenant,
voyant une faille dans les coups tout azimut des deux guerriers, il bondit
entre eux d’un saut de chat. Les deux hommes étaient consternés, le français
venait en effet de perdre délibérément l’allonge de son grand sabre, qui ne
servait à rien au corps-à-corps. Mais ils perdirent trop de temps à réfléchir à
la question, André envoya un violent uppercut de sa main gauche dans le ventre
d’un des hommes, qui expira tout l’air de ses poumons dans un râle. Il para
vivement l’attaque du second, légèrement en retard, croisa le fer, s’approcha,
et d’un coup de tête vicieux le français brisa le nez de son adversaire qui
recula dans un cri et un jet de sang qui poissa le sable blanc de vermeil.
André jeta un coup d’œil à Sid, tout en se retournant vers
l’homme qui se relevait. Ce dernier avait été échaudé par le coup vicieux du jeune
homme, qui attendit patiemment que l’autre lance une série d’attaque. Il parait
une à une toutes les attaques à l’économie, avant d’utiliser une tactique
vieille comme le monde. Il reculait pas à pas vers l’eau, là où se trouvait Sid
qui se battait dans des gerbes d’éclaboussures. André feignit de glisser,
l’autre lança un coup de taille trop court par rapport à la position du
français qui s’était déjà relevé, et tranchait dans un mouvement rapide les
tripes du guerrier noir qui s’effondra dans une mare de sang et de boue.
Tête froide. André regarda le nouvel arrivant, tandis que
l’homme au nez cassé reculait pas à pas. Derrière-lui, Sid reculait dans l’eau
de plus en plus, elle avait tué un adversaire, mais le second ne la lâchait
pas. Voyant l’indécision du nouvel homme, l’homme aux cheveux blond filasse et
au regard fou, André s’avança à grandes enjambées pour presser le blessé. Le
nouveau venu tomba dans le piège, et s’approcha du français. Soulagé, André se
reconcentra, son amie ne risquait plus rien, enfin, c’était une façon de
penser, mais elle s’en sortirait certainement.
Le blessé parait maladroitement de son cimeterre, tandis que
l’homme fou approchait, invectivant André dans son patois guttural, mélange de
français, de portugais et de langue de la région. Leurs deux sabres se
rencontrèrent dans un froissement d’acier retentissant. L’Européen savait se
battre. André sourit glacialement, ses lèvres serrées par un pincement
sinistre. L’autre répondit à son sourire, et d’un geste élégant, invita le français
à entrer dans la danse. Le blessé reculait, trop heureux d’être encore en vie,
et cherchant à filer à l’anglaise dans les taillis. Un sifflement d’une flèche
suivit d’un cri guttural troubla André, Sid venait de revenir, débarrassée de
son tueur, et avait tiré une flèche sur l’homme à terre, avant de l’égorger
d’un mouvement souple.
Le capitaine avait manqué un temps, et l’autre européen
attaqua à fond en tierce et en sixte sans laisser de répit au jeune homme.
André était fatigué, deux hommes éliminés avant, la sueur qui coulait dans ses
yeux comme ses cheveux dénoués qui glissaient régulièrement devant sa vue. Au
moins, l’homme au nez-cassé s’était enfui face à l’intervention de Sid, mais le
français n’était pas en bonne position. Il parait come il pouvait, essayant de
revenir dans la danse de mort à contre-temps. Ses pas se faisaient moins longs,
et il était réduit à une attitude défensive. Face aux attaques à l’italienne de
Regard Fou, André répondait par un savant mélange de garde espagnole, laissant
ses pieds trainer géométriquement dans le sable gorgé de sang et d’humeurs. Il
reculait lentement, ses pieds nus enfoncés dans le sable, tandis que l’autre le
pressait de coups potentiellement mortels. André reculait de plus en plus,
haletant, la bouche ouverte soufflant un air chaud tandis que ses poumons
expiraient l’oxygène vicié de son corps transformé en une fournaise infernale.
Soudain, il butta contre quelque chose, le corps du mort, et André tomba.
L’autre regarda le français, un sourire cruel aux lèvres tout en levant son
sabre il dit :
« Je vais te tuer…O oui…Puis je prendrais du plaisir
avec la petite, avant de rendre sa tête à De Sombre…Peut être qu’elle libérera
mes amis »
L’autre parlait dans sa langue étrange, sabir
incompréhensible, il était fou, ses yeux bleus glaces tournaient dans ses
orbites à toute vitesse. André essayait de récupérer son sabre, trop loin, mais
sous sa main, il sentit quelque chose, la flèche de Sid. Il l’avait brisée en
tombant, et il saisit le bout de bois, long et fins, entre ces doigts. Dans un
suprême effort, et tandis que le sabre s’abattait sur lui, André de releva, et
enfonça la pointe de chêne dans le ventre de l’homme au regard fou. Les yeux de
son adversaire se plongèrent dans les siens, déjà vitreux, tandis que
l’officier enfonçait encore plus son arme improvisée dans les tripes de son
adversaire, les fouillant dans un geste de torsion. Les deux étaient à genoux,
l’homme tombait sur le français, du sang giclant de sa blessure et de sa
bouche, trempant son menton et ses lèvres où bullait l’air dans une mousse
rosâtre. André sentait sur ses doigts, sur ses vêtements, le liquide poisseux
qui imprégnait son être, tandis que l’homme au regard vitreux exhalait son
dernier souffle, haleine fétide et rance qu’il avait cherché à retenir.
De Lestre se dégagea de son adversaire, qui s’écroula sur le
sol. Il passa sa main sur son visage, essuyant la sueur qui coulait dans ses
yeux d’un revers de manche. Sa dextre laissa une marque sanglante sur son
front, son nez et sa bouche. Il était en vie. Le capitaine regardait la scène,
le paradis idyllique de sable blanc et du lagon s’était transformé en une scène
de boucherie. La terre été imprégnée par le liquide vital des hommes morts et
buvait avidement le sang comme si il avait été une pluie bénéfique, tandis que
l’eau se teintait de cramoisi là où l’homme que Sid avait tué s’était enfoncé
sans laisser d’autre traces. André avait la tête qui tournait, une envie
pressante de s’asseoir et dormir tenait son cœur, la même sensation qui l’étreignait tout le
temps après un combat à mort. Il se sentait fatigué, vidé de toute substance.
Mais son devoir était de rester en vie, de redevenir un être vivant malgré la
débauche et la fureur de mort. Il reprit son sabre, couvert de sang, et se
s’avança vers la jeune femme. Elle était en état de choc, paralysée par la
violence crue de la scène. Le jeune homme s’était douté qu’elle n’avait jamais
tué avant ce jour, et qu’elle venait de rencontrer quelque chose qui ne
l’abandonnerait plus, le remord, le chagrin et la pitié. On ne pouvait pas
apprendre à tuer, il le savait bien. C’était à chacun de rencontrer la mort au
bout d’une lame, et de voir ce qu’il ressentait face à la violence et la
cruauté. L’entrainement était une chose, le combat réel, jusqu’à ce qu’un des
deux adversaires passent de vie à trépas était tout autre. Savoir se battre
différait de savoir tuer, être proche de son ennemi dans une danse de mort,
voir ses yeux, son souffle, les mouvements de son corps, puis la lame
s’enfoncer et prendre la vie, tandis que le regard, ce qui était le plus
terrible, se ternissait et que l’âme de l’homme au seuil de la mort s’enfuyait
sans qu’on puisse rien y faire vers le Paradis ou l’Enfer. Oui, le vainqueur
restait en vie, mais à quel prix, André se l’était souvent demandé, et n’avait
jamais trouvé la réponse.
La seule chose qu’il pouvait faire, s’était être auprès de
Sid, lui saisir fermement le bras et la forcer à regarder ailleurs que la scène
de sang et de mort. Croiser son regard, plonger ses yeux dans les yeux, offrir
son âme pour la faire revenir parmi les vivants. Malgré la répugnance et
l’horreur, elle était en vie, elle devait le comprendre, avancer, passer
au-delà de ses sentiments morbides, aller au-delà du choc. On ne s’y habituait
jamais, et les démons poursuivaient n’importe quel guerrier, mais le vrai
combattant, celui qu’André avait découvert dans la jeune femme, lui, il devait
cohabiter avec eux et leur rendre hommage en restant en vie, et se souvenir de
son humanité.
Le jeune homme regardait donc Sid, il lui avait saisi les
deux poignets fermement mais sans lui faire de mal. Avec douceur, il lui fit
poser son arc. Elle était froide comme la glace, ses yeux étaient perdus dans
le néant, et sa bouche tressaillait dans un tic nerveux. Et puis lentement,
elle se mit à trembler, le capitaine était très proche d’elle, il sentait son
souffle sur sa poitrine, la chair de poule saisir sa peau blanche et délicate.
Le capitaine humait l’odeur du sang qui se mêlait à son parfum, un vent frais faisait
tressaillir les mèches brunes de la jeune femme, tandis qu’il approchait son
corps presque à la toucher. Dans un souffle il lui dit :
« Anna…Reviens…C’est fini »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire