La soirée s’annonçait houleuse. Je venais d’arriver au fort,
et immédiatement, j’eus conscience du climat de tension.
Le capitaine Kefir s’approcha de moi, et me demanda pourquoi
je ne venais plus. Je ne répondis pas, mais mon regard était éloquent. Des
affaires me retenaient loin des Sentinelles, et je ne voulais pas les
mêler à tout ceci.
Eyris elle avait compris que je n’allais pas bien, mais
j’esquivai ces questions en la pressant, de mauvaise humeur, par mes propres
interrogations et une certaine insolence. Je n’aurai pas dû lui dire cela, je
le sais maintenant, mais il était tellement tentant de la blesser
intentionnellement, elle qui se disait notre amie, mais qui cachait bien son
jeu…Une semaine avant, j’avais rencontré à l’Ombre du Lion Jon Kasarev, un
tueur patenté qui la recherchait pour je ne sais quelle raison…Et elle n’avait
pas tenu à nous révéler ces petites histoires. Tant pis pour elle, je la
protégerai d’elle-même et de son démon de l’orgueil, que Kasarev vienne, et
Sorokin gouttera son sang, je me le suis promis. Tel maître tel élève…Je
pêcherai comme elle, mais le Serment m’oblige à la sauver de sa propre folie.
Même si j’avoue que l’aide de Mog eut été précieuse dans cette affaire.
Je pense que si nous étions restés seul plus longtemps,
quelque chose aurait été brisé définitivement…Les six soient remercié, rien de
cela n’est arrivé, grâce à son « gardien », et l’arrivée impromptue
de Moréane.
Elle était blessée. Pourquoi blêmis-je ? Arrêtant de
penser à cet instant, je venais de marquer une terrible faute par mes émotions
en m’avançant. Dans mon dos, je sentais le regard du capitaine, et même si
Eyris était aveugle, je pouvais presque percevoir ce qu’elle pensait. Tant pis,
s’il faut boire la coupe jusqu’à la lie, autant essayer d’y prendre un certain
plaisir disait Mog, un soir d’ivresse où il revoyait ses fantômes. Ce n’est pas
que la jeune fille était un de mes cauchemars, au contraire, mais quelque chose
dans l’air me disait que cette soirée changerait nombre de choses, et mon
instinct me trompe rarement.
Quelques murmures, elle essaya de me rassurer. Je n’étais
pas dupe, mais je ne pouvais que sourire et me taire. Et puis, l’arrivée de
Faendyr coupa toute discussion.
Je ne reconnaissais plus mon frère, depuis qu’il couchait
avec cette femme, Abigaël, il avait profondément changé. Et la tournure de
l’assemblée fut une preuve de plus pour déciller mes yeux. Je ne veux pas dire
par là que je ne prends pas son amour au sérieux, mais je crois profondément
qu’il était mieux…Avant, quand Dame Aeris était là pour le tempérer. Peut-être
que je me trompe, et qu’elle l’aime vraiment, sinon, il ne nous aurait pas
demandé d’assurer sa protection. Mais il est devenu plus dur et sombre que
l’obsidienne. Sans compter des tendances paranoïaques.
Faendyr avait commencé la réunion dans le vif du sujet, en
parlant de la trahison de Maelenar. Il avait des preuves, mais il ne nous les
montra pas. Personnellement, je ne pouvais le croire, pourquoi le Vorengard
nous aurait trahis ? Il est de notoriété public qu’il est ami avec Aeris,
et probable qu’il aime Aurèn, mais vendre des informations secrètes ? Je
n’écris pas ceci parce que j’ai certains sentiments pour sa sœur, mais parce
qu’il est aussi un ami cher. Et Faendyr aimerait le faire pendre, sans procès
ni preuves.
Eyris a bien essayé de le raisonner, mais nous avions tous
offert notre parole à notre chef. Tout homme qui trahit notre idéal était un
homme mort, comme tous ceux qui tomberaient aux mains des Dragons. Je ne
pouvais rien dire ni faire…Sauf éviter que Moréane ne fasse une grosse bêtise.
Par les six, avais-je besoin de me retrouver une fois de plus le cul entre deux
chaises ? Surtout dans ces jours où la tête d’Ulrich va enfin
tomber…L’amour et l’amitié sont une seule chose pour moi, et ce soir, je
comprenais que j’allais être déchiré, une fois de plus, entre raisons et
sentiments, devoir fraternel et passions…
Je pensais à tout cela tandis qu’Ariël rapportait les
dernières nouvelles de la bête du marais. Vaines discussions stériles pour
savoir ce que l’on devait faire et explosion des sentiments de certains.
Amaelia en prit une fois de plus pour son grade, et Eyris passait ses nerfs sur
qui passait à portée. C’est à ce moment-là que je surpris les regards des
nouveaux venus, Keegan et Sévèrian, qui scrutaient chacun d’entre nous, et pour
le dernier, laissaient tomber un peu trop ses yeux sur la jeune Vorengard. Je
me sentais mal, inutile pour faire avancer les choses vers une action concrète,
fatigué et usé de nos dissensions, et même si je ne souhaitais pas me l’avouer,
et que je ne le dirais pas pour l’heure à l’intéressée, une bouffée de jalousie
s’insinua en moi…
C’est plus tard que je compris que tout dérapait vraiment,
quand après ces vaines palabres on décida d’un plan d’action. Faendyr nous
laissa, le capitaine et moi-même, répartir les groupes. Et j’ai honte du
marchandage qui a eu lieu alors.
Je respectais Arïel Kefir, le marin doué, le pisteur et
l’excellent capitaine. Mais ce soir-là, c’était de la haine que je ressentais.
Il m’avait mis au pied du mur en proposant de laisser un des deux Vorengards
dans le groupe de Faendyr. J’ai bien essayé de lui expliquer le danger, et qu’il
valait mieux que je les garde sous mon aile, car le vicomte avait confiance en
moi…Mais sa paranoïa semblait aller plus loin que je ne l’imaginais, et Arïel
jouait son jeu. De plus, il avait découvert la seule faiblesse dans ma
cuirasse, et de délectait de mes dilemmes. Je n’avais pas d’autre choix que
céder, laisser un des cousins à la merci de la folie de Faendyr, ou devoir
régler le problème les armes à la main. Il me fallait réfléchir à toute
vitesse, en évitant de trop en révéler pour mes sentiments. Si Arïel avait
compris, tous les autres devaient être au courant…Et surtout cela prouvait que
Faendyr n’avait plus confiance en moi.
Si je choisissais de prendre Moréane dans mon équipe, je
risquai de la perdre définitivement si son cousin faisait une folle action et
qu’elle comprenait que c’était moi qui l’avait intentionnellement sacrifié,
même si c’était pour la protéger elle. Si la jeune femme partait avec Faendyr,
étant donné leur tempérament, une querelle pouvait mal finir, et elle mourrait,
j’en étais certain. Le Destin est cruel. Mais à deux maux, autant risquer le
pire. Faendyr est le plus grand magicien que je connaisse, et il n’allait pas
jeter un pion de l’échiquier par seule rancœur familiale…Du moins, je
l’espérais, et avec lui, j’étais assuré qu’elle aurait une chance de s’en
sortir si la gestalt passait à l’action.
Les pelotons étaient décidés. Une bile amère me remontait
quand même dans la gorge. C’est à ce moment que Faendyr vint me parler. Nous
eûmes une longue discussion et il me contraint, par un jeu habile, à me livrer
à lui, même si j’ose croire que quelque chose a changé en bien.
J’obtins un sursis pour Maelenar, avec un procès en bonne et
due forme. Et quant à sa sœur…Il avait prolongé le Serment des Cendres sur la
jeune fille, jurant de ne pas toucher à sa tête tant que j’avais des
sentiments, même aussi confus qu’ils pouvaient l’être, pour elle. Mais pour
cela, je m’étais jeté dans ses filets, pieds et poings liés, Faendyr pouvait me
poignarder au défaut de mon armure quand il voulait…
Tout cela était de ma faute, et je ne pouvais que
m’incliner, j’avais cédé la raison à mes sentiments, perdant pieds dans cette
longue pente qu’est la vie, et sentant mon âme glisser entre mes doigts comme
du sable fin…
Faendyr me congédia enfin. Je sentais le poids de toutes mes
responsabilités, mes regrets et mes remords ce soir. Il me fallait me
raccrocher à quelque chose. Je m’approchais alors de Moréane, lui demandant une
conversation en privée. A demi-mots, j’expliquais les concessions de Faendyr,
évitant toutefois de déclarer une quelconque flamme. Je n’étais pas fou au
point de me brûler la cervelle tout seul devant les Sentinelles assemblées…Ou
bien était-ce une preuve supplémentaire de ma lâcheté et de mon impossibilité à
définir clairement des choix.
Il nous fallait partir vers nos missions respectives, mais
c’était peut-être la dernière fois que la voyais. Alors, je brisai ma chaîne et
l’offris à la jeune femme. J’omis volontairement de lui dire que c’était le
seul objet qui me restait de feu ma mère, mais elle devait être assez
intelligente pour comprendre que ce médaillon antique n’était pas qu’un simple
cadeau d’amitié.
Je pris assez de temps pour lui passer autour du cou,
profitant une ultime fois de sa candeur et la proximité de l’instant pour
respirer son parfum et songer à tout ce qui aurait pu être et advenir si nos
devoirs réciproques, envers nos frères de sang ou jurés, n’allaient nous
éloigner à jamais…
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