Charles Des Nos bailla. Minuit venait de sonner à la grande horloge
du bureau, cadre de bois précieux autour d’un grand balancier et du
cadran en ivoire, avec deux aiguilles d’acier noirci à la flamme.
Son
dos vouté, perclus par la fatigue et la longue journée de travail, le
faisait souffrir, tout comme ses articulations sujettes aux rhumatismes
dans la fraicheur nocturne de cette nuit d’hiver, lui rappelant son âge
et ce besoin déjà sénile de dormir longtemps, et de plus en plus tôt.
Cependant,
les yeux du vieillard trahissaient encore la fougue et l’ardeur du
jeune capitaine qui avait conduit son vaisseau contre les anglais ou les
espagnols, toutes voiles dehors, au son des trilles et des mâles
éructations des canons. Le vieil amiral se rappelait l’odeur de la
poudre au petit matin, les hurlements des blessés, la peur, le courage,
et le goût de la victoire sur ses papilles, la petite pointe acidulé qui
prend la gorge, rauque d’avoir tant crié, quand le Destin et la force
des hommes permets de violer allégrement les fastes d’Athéna Niké.
Des
Nos irradiait d’une infernale puissance au cœur de l’aéropage
d’officiers généraux, colonels d’infanteries, contre-amiraux, capitaines
de guerres et seigneurs des mers. Il était l’astre solaire de cette
assemblée nocturne, et chacun de ses mots pesaient dans la balance,
décidant de la vie de milliers d’hommes dans un murmure que tous
écoutaient avec déférence.
Au milieu de tous ses uniformes
chamarrés Des Nos semblait pourtant des plus étrangers dans ce monde
guerrier. Il était entouré de poitrines recouvertes de médailles et
autres décorations martiales, Croix des Chevaliers de Saint-Michel
Archange frappées des ailes angéliques, rubans et croix des Chevaliers
du Saint-Esprit avec leurs colombes virginale placée sur le cœur, croix
Occitane Sang et Argent des catholiques intransigeants de l’ordre de
Notre-Dame-Du-Carmel ou, seulement pour les plus valeureux, la toute
récente croix de Saint-Louis retenus par le cordon de pourpre. Tout cela
était sans compter la ribambelle d’uniformes, blancs pour l’Infanterie,
Bleu et Rouge pour la Royale, et les épaulières cousues d’or et
d’argent tout comme les cols plus ou moins serrés des vareuses.
Des
Nos lui-même était austère, dans un uniforme de serge bleu
réglementaire, ne portant pour tout rutilant bibelot que la Grande Croix
des Commandeurs de l’Ordre de Saint Louis, seule tâche de couleur avec
sa cravate blanche dans cette vêture qui tirait presque sur le noir
sévère d’un ordre catholique ou protestant.
A vrai dire, si l’on
ne connaissait ni son grade ni ses convictions religieuses, on aurait
pu croire que l’amiral était un simple prédicateur ou un confesseur
perdu au sein d’un lupanar de paons bigarrés qui jouaient à faire la
guerre.
C’était là le vrai sujet de leur discussion : la guerre.
Des Nos écoutait à moitié. A l’aube, il avait eu les dernières nouvelles
de France et d’Europe. Le royaume venait de perdre une grande bataille
sur le Danube, et lui-même n’avait pas les moyens de faire grand choses,
si ce n’était protéger les colonies. La consternation de cette longue
guerre où la Nation s’enlisait, tout alimentant le débat déjà vif entre
les corps de l’Armée et la Marine de Sa Majesté. Respectueusement, on
parlait à voix basse, tandis que Des Nos se murait dans un silence
profond pour réunir les plans de batailles qu’il concoctait depuis
plusieurs semaines.
Mais cette atmosphère policée n’empêchait
pas les rancœurs et les attaques venimeuses, entre les vieux généraux et
contre-amiraux qui étaient d’avis de tenir une guerre de défense,
tandis que les bouillonnants capitaines de frégates et autres 74 étaient
d’avis de se lancer dans une bataille rangée contre l’Anglais, jouer
quitte ou double sur un coup de dés pour profiter de l’apathie des
Rouges depuis la mort de leur Roi, et s’emparer une fois de plus d’une
victoire définitive dans les Caraïbes et les Indes Occidentales.
Des
Nos réfléchissait, il était seul de l’autre côté de la Terre, assis
devant des dizaines de cartes et de tableaux, et il savait que quand il
prendrait la parole, sa voix donnerait la mort et la vie pour des
centaines d’hommes et de femmes, soldats et civils, dans ses terres
vierges du Nouveau Monde.
Obéir et servir, le gouverneur avait
toujours répondu à l’appel de son roi, mais la stratégie défensive
n’était pas la solution. Et ce même après la défaite de Tortuga.
Il
savait au fond de son cœur que la partie allait être chaude, surtout
avec la perte de quelques grands vaisseaux, sans compter la disparition
personne ne savait où du Destin. La peste soit de Capétie, fulminait-il,
revoyant le visage aux traits gracieux qui cachaient une bêtise
profonde et une capcité démoniaque à faire le Mal. L’amiral avait essayé
de doubler la France, il allait payer pour cela, Des Nos l’avait promis
à tous ses officiers, mais pour l’heure, c’était lui et ses hommes qui
payaient pour l’incompétence d’un seul.
Le gouverneur jura
intérieurement en passant ses doigts fins et cadavériques sur son nez,
tandis que sa cour d’officier piaillait pour savoir quelle tactique
adopter, entre reprendre Tortuga dans les flammes et le sang, s’attaquer
à Port-Royal et aux Colonies britanniques ou laisser piller les côtes
par quelques rapides vaisseaux tandis que le gros de l’escadre se
séparerait pour défendre un maximum de territoire.
Son mouvement
attira l’attention de ses plus proches collaborateurs sur sa peau jaunie
et parcheminée ainsi que sur les larges cernes qui entouraient ses
yeux, tandis qu’il prenait une longue inspiration qui faillit se
transformer en quinte de toux.
Se ressaisissant, Des Nos frappa un
coup sec sur la table. Il était un vieux Lion, mais il ne laisserait pas
sa place sans combattre.
« Assez ! C’est assez…Nous connaissons les boucs-émissaires, ils paieront en temps et en heure » en disant cela, un sourire mauvais fit reluire ses dents jaunies par le tabac, brillante comme ceux des loups avant la curée « Mais ce qui importe, c’est de savoir ce que nous allons faire pour conduire cette guerre ! »
Des
Nos regardait dans les yeux tous les hommes qui l’entouraient, et plus
particulièrement les deux adversaires les plus rageurs de la soirée, le
général Monceau et le tout récent capitaine de la Liste Saint-Sulpice,
qui rayonnait sous ses nouveaux galons dorés qui éclairaient son visage
comme un sous neuf.
Le général était petit et gras, son uniforme
blanc cassé ayant du mal à cacher un embonpoint déjà avancé, tout comme
la chaude lumière des bougies faisaient briller son crâne chauve comme
une boule de billard dans le salon d’une élégante. Rubicond, le visage
gonflé par de grosses veines saillantes et rougies par l’effort de ne
pas répondre aux insinuations de Saint-Sulpice sur son intelligence, le
général ressemblait à un être porcin, un de ces gras cochons capable de
croquer un enfant aventuré imprudemment dans la soue d’un enclos.
Le
jeune capitaine était tout le contraire de Monceau. Grand et maigre,
longs cheveux blonds noués par un ruban, cadeau d’une conquête, dans un
catogan strictement militaire si ce n’était sa couleur tirant sur le
rose pâle, l’officier de marine représentait l’avatar de plusieurs
générations consanguines d’une vieille noblesse déchue mêlée au sang
rouge et impur de ces fous de négriers nantais qui comptaient régir la
France. Intérieurement, Des Nos exécrait ces deux hommes, mais il avait
besoin d’eau, et c’est donc pour cela qu’il reprit lentement, détachant
tous ses mots sans élever la voix :
« Bien cela étant
dit…Lequel d’entre-vous aurait assez de courage pour mener quelques
attaques impromptus avec les corsaires et la flibuste sur les arrières
de nos ennemis, tandis que le gros de nos forces frapperait ici » en
disant cela, Des Nos avait frappé un point sur la carte, que tous
désormais fixaient attentivement…Au fond de lui, il pensait que le sort
était jeté, son majeur ayant frappé exactement là où il souhaitait qu’il
aille…Comme on dit, « alea jacta est » et mort aux cons !
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