dimanche 17 février 2013

Plans de guerre

Charles Des Nos bailla. Minuit venait de sonner à la grande horloge du bureau, cadre de bois précieux autour d’un grand balancier et du cadran en ivoire, avec deux aiguilles d’acier noirci à la flamme.

Son dos vouté, perclus par la fatigue et la longue journée de travail, le faisait souffrir, tout comme ses articulations sujettes aux rhumatismes dans la fraicheur nocturne de cette nuit d’hiver, lui rappelant son âge et ce besoin déjà sénile de dormir longtemps, et de plus en plus tôt.

Cependant, les yeux du vieillard trahissaient encore la fougue et l’ardeur du jeune capitaine qui avait conduit son vaisseau contre les anglais ou les espagnols, toutes voiles dehors, au son des trilles et des mâles éructations des canons. Le vieil amiral se rappelait l’odeur de la poudre au petit matin, les hurlements des blessés, la peur, le courage, et le goût de la victoire sur ses papilles, la petite pointe acidulé qui prend la gorge, rauque d’avoir tant crié, quand le Destin et la force des hommes permets de violer allégrement les fastes d’Athéna Niké.

Des Nos irradiait d’une infernale puissance au cœur de l’aéropage d’officiers généraux, colonels d’infanteries, contre-amiraux, capitaines de guerres et seigneurs des mers. Il était l’astre solaire de cette assemblée nocturne, et chacun de ses mots pesaient dans la balance, décidant de la vie de milliers d’hommes dans un murmure que tous écoutaient avec déférence.

Au milieu de tous ses uniformes chamarrés Des Nos semblait pourtant des plus étrangers dans ce monde guerrier. Il était entouré de poitrines recouvertes de médailles et autres décorations martiales, Croix des Chevaliers de Saint-Michel Archange frappées des ailes angéliques, rubans et croix des Chevaliers du Saint-Esprit avec leurs colombes virginale placée sur le cœur, croix Occitane Sang et Argent des catholiques intransigeants de l’ordre de Notre-Dame-Du-Carmel ou, seulement pour les plus valeureux, la toute récente croix de Saint-Louis retenus par le cordon de pourpre. Tout cela était sans compter la ribambelle d’uniformes, blancs pour l’Infanterie, Bleu et Rouge pour la Royale, et les épaulières cousues d’or et d’argent tout comme les cols plus ou moins serrés des vareuses.

Des Nos lui-même était austère, dans un uniforme de serge bleu réglementaire, ne portant pour tout rutilant bibelot que la Grande Croix des Commandeurs de l’Ordre de Saint Louis, seule tâche de couleur avec sa cravate blanche dans cette vêture qui tirait presque sur le noir sévère d’un ordre catholique ou protestant.

A vrai dire, si l’on ne connaissait ni son grade ni ses convictions religieuses, on aurait pu croire que l’amiral était un simple prédicateur ou un confesseur perdu au sein d’un lupanar de paons bigarrés qui jouaient à faire la guerre.

C’était là le vrai sujet de leur discussion : la guerre. Des Nos écoutait à moitié. A l’aube, il avait eu les dernières nouvelles de France et d’Europe. Le royaume venait de perdre une grande bataille sur le Danube, et lui-même n’avait pas les moyens de faire grand choses, si ce n’était protéger les colonies. La consternation de cette longue guerre où la Nation s’enlisait, tout alimentant le débat déjà vif entre les corps de l’Armée et la Marine de Sa Majesté. Respectueusement, on parlait à voix basse, tandis que Des Nos se murait dans un silence profond pour réunir les plans de batailles qu’il concoctait depuis plusieurs semaines.

Mais cette atmosphère policée n’empêchait pas les rancœurs et les attaques venimeuses, entre les vieux généraux et contre-amiraux qui étaient d’avis de tenir une guerre de défense, tandis que les bouillonnants capitaines de frégates et autres 74 étaient d’avis de se lancer dans une bataille rangée contre l’Anglais, jouer quitte ou double sur un coup de dés pour profiter de l’apathie des Rouges depuis la mort de leur Roi, et s’emparer une fois de plus d’une victoire définitive dans les Caraïbes et les Indes Occidentales.

Des Nos réfléchissait, il était seul de l’autre côté de la Terre, assis devant des dizaines de cartes et de tableaux, et il savait que quand il prendrait la parole, sa voix donnerait la mort et la vie pour des centaines d’hommes et de femmes, soldats et civils, dans ses terres vierges du Nouveau Monde.

Obéir et servir, le gouverneur avait toujours répondu à l’appel de son roi, mais la stratégie défensive n’était pas la solution. Et ce même après la défaite de Tortuga.
Il savait au fond de son cœur que la partie allait être chaude, surtout avec la perte de quelques grands vaisseaux, sans compter la disparition personne ne savait où du Destin. La peste soit de Capétie, fulminait-il, revoyant le visage aux traits gracieux qui cachaient une bêtise profonde et une capcité démoniaque à faire le Mal. L’amiral avait essayé de doubler la France, il allait payer pour cela, Des Nos l’avait promis à tous ses officiers, mais pour l’heure, c’était lui et ses hommes qui payaient pour l’incompétence d’un seul.

Le gouverneur jura intérieurement en passant ses doigts fins et cadavériques sur son nez, tandis que sa cour d’officier piaillait pour savoir quelle tactique adopter, entre reprendre Tortuga dans les flammes et le sang, s’attaquer à Port-Royal et aux Colonies britanniques ou laisser piller les côtes par quelques rapides vaisseaux tandis que le gros de l’escadre se séparerait pour défendre un maximum de territoire.
Son mouvement attira l’attention de ses plus proches collaborateurs sur sa peau jaunie et parcheminée ainsi que sur les larges cernes qui entouraient ses yeux, tandis qu’il prenait une longue inspiration qui faillit se transformer en quinte de toux.
Se ressaisissant, Des Nos frappa un coup sec sur la table. Il était un vieux Lion, mais il ne laisserait pas sa place sans combattre.


« Assez ! C’est assez…Nous connaissons les boucs-émissaires, ils paieront en temps et en heure »
en disant cela, un sourire mauvais fit reluire ses dents jaunies par le tabac, brillante comme ceux des loups avant la curée « Mais ce qui importe, c’est de savoir ce que nous allons faire pour conduire cette guerre ! »

Des Nos regardait dans les yeux tous les hommes qui l’entouraient, et plus particulièrement les deux adversaires les plus rageurs de la soirée, le général Monceau et le tout récent capitaine de la Liste Saint-Sulpice, qui rayonnait sous ses nouveaux galons dorés qui éclairaient son visage comme un sous neuf.

Le général était petit et gras, son uniforme blanc cassé ayant du mal à cacher un embonpoint déjà avancé, tout comme la chaude lumière des bougies faisaient briller son crâne chauve comme une boule de billard dans le salon d’une élégante. Rubicond, le visage gonflé par de grosses veines saillantes et rougies par l’effort de ne pas répondre aux insinuations de Saint-Sulpice sur son intelligence, le général ressemblait à un être porcin, un de ces gras cochons capable de croquer un enfant aventuré imprudemment dans la soue d’un enclos.

Le jeune capitaine était tout le contraire de Monceau. Grand et maigre, longs cheveux blonds noués par un ruban, cadeau d’une conquête, dans un catogan strictement militaire si ce n’était sa couleur tirant sur le rose pâle, l’officier de marine représentait l’avatar de plusieurs générations consanguines d’une vieille noblesse déchue mêlée au sang rouge et impur de ces fous de négriers nantais qui comptaient régir la France. Intérieurement, Des Nos exécrait ces deux hommes, mais il avait besoin d’eau, et c’est donc pour cela qu’il reprit lentement, détachant tous ses mots sans élever la voix :


« Bien cela étant dit…Lequel d’entre-vous aurait assez de courage pour mener quelques attaques impromptus avec les corsaires et la flibuste sur les arrières de nos ennemis, tandis que le gros de nos forces frapperait ici » en disant cela, Des Nos avait frappé un point sur la carte, que tous désormais fixaient attentivement…Au fond de lui, il pensait que le sort était jeté, son majeur ayant frappé exactement là où il souhaitait qu’il aille…Comme on dit, « alea jacta est » et mort aux cons !

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