jeudi 26 juin 2014

Le Chat Huant

La fin de l’été dans les Caraïbes s’annonçait, comme chaque année, porteuse de vents et de pluie. Bien sûr, ce n’était pas les grandes moussons qui frappaient les îles de la Martinique à Saint Kits en passant par la Baie des Naufragés, mais après la période des chaleurs du Carême, la pluie chaude lessivait une terre plus que sèche et pouvait entrainer maintes rigoles et petits ruisseaux à se transformer en torrents de boue. Pour l’heure, dans le calme de la Baie des Naufragés, ou André De Lestre venait d’arriver récemment avec le navire de la capitaine De Sombre, les gros nuages noirs de l’après-midi couvaient dans le ciel, annonçant pour bientôt une crevaison aussi rapide que brutale et qui ne laisserait aucune personne à l’abri pour peux qu’elles trainent dans les rues. Sur la coupée de l’Adamante, le jeune voyageur contemplait, en professionnel, le travail des marins, accessoirement tous des sueurs aussi froids que compétents, qui chahutaient amicalement en préparant le pont à la prochaine rincée. On lovait les bouts et autres cordages, tandis que tout ce qui pouvait être arrimé l’était, il valait mieux être prudent des fois que le vent qui balayait la Baie, à peine fraichi, se transformasse en un soudain ouragan qui balayerait tout ce qui trainerait sur le pont. Amitié et efficacité au travail, professionnalisme et bonne humeur, c’est ce que le jeune capitaine aimait sur ce beau navire à la coque sombre marquée d’une seule ligne albâtre, c’était cette double ambiance de gens rompus à leurs métiers et qui, en connaissance des dangers afférents à leurs charges, savaient aussi profiter des petits instants de la vie. André, à vrai dire, admirait cela, lui qui connaissait la rigueur toute militaire des vaisseaux de guerre où l’on ne cédait guère à la plaisanterie, en dehors des salons biens fermés de la dunette arrière. Mais pour avoir aussi côtoyé des pirates, il aimait l’ordonnance religieuse de ce bâtiment qui était aussi bien tenus que ceux de sa Majesté. C’était nécessaire, il savait bien que nombres de navires pirates avaient échoué, ou, pire encore, avait disparu corps et biens simplement parce que laissé négligemment à un entretien désuet. La liberté était le nouveau fer de lance des croyances du jeune homme, mais cela ne signifiait pas que l’anarchie devait régner sur les navires. Et Magaly de Sombre avait trouvé la subtile alchimie entre un pouvoir arbitraire et un laisser-aller qui faisait de l’Adamante ce navire à la terrible réputation d’élite des mers.

Il en était là de ses réflexions quand on l’invita à descendre à terre. Magaly était partie avec sa douce compagne, Sid, quelques heures auparavant. Désœuvré, le Français avait regardé l’après-midi passer lentement et, quand les marins de l’Adamante furent enfin conviés à profiter des joies et plaisirs de la Baie, il accepta sans aucun remord de descendre voir ce monument de la piraterie. Il avait prêté serment de ne jamais révéler à quiconque ne vivant pas sous le pavillon Noir l’emplacement de l’île forteresse. Serment d’autant plus facile que c’était le dernier qui le déliait, enfin, totalement de ses anciennes allégeances.  En effet, en rentrant des Amériques, André avait ainsi appris qu’il était censé être mort au combat, et que plus personne ne se souciait d’un officier disparu alors que son honneur était entaché. De fait, même s’il n’était pas encore capitaine sur un vaisseau pirate, il savait que sa voie était maintenant libre. La question qui le taraudait était plus de savoir si son amour pour Sid allait se transformer en quelque chose de réels ou bien s’ils allaient rester amants, de loin en loin, de port en port, selon les rencontres fortuites du Destin. En effet, il aimait la jeune femme, mais elle était aussi indépendante que lui, et cherchait à partir elle aussi sur son vaisseau. Certes ils pouvaient partager leurs parts et chasser ensembles pour la plus grande gloire du pavillon aux tibias croisés, mais les deux avaient aussi besoin de leurs libertés que du souffle d’air que leurs poumons exhalaient à chaque instants et, la vie en mer étant ce qu’elle était, il était évident pour tous les deux qu’aucune promesse ne pourrait jamais être tenue. Il fallait donc cueillir le temps présent, et on verrait bien, demain, si l’on survivait, ce qu’il adviendrait.

C’est donc pour cela, de guerre las, tandis que Sid et Magaly ne revenaient pas, qu’il décida d’aller tâter l’humeur de cette ville inconnue. Une fois descendu sur le sol, il prit quelques instants pour reprendre goût à la terre et son équilibre plus incertain que sur un navire. Une fois ceci fait, alors qu’un soleil rouge sang tombait dans l’océan loin à l’Ouest, entre deux nuages aussi noir que gros, il partit à la découverte des bouges de l’île. Comme Tortuga, qu’il avait visité quelques jours sous la férule de feu le gouverneur De Capétie, c’était une vraie ville pirate. Marins querelleurs, mères maquerelles et filles de joies vaquaient à leurs occupations, tandis que des gamins aux pieds nus courraient dans la boue en éclaboussant les robes de ces dames soit pour gagner quelques pièces de cuivre ou encore qu’ils courraient derrière un cerceau. De temps en temps, un poulet piaillait, poursuivi par un ou deux ivrognes qui cherchaient à s’en faire un petit régal, tandis que ses propriétaires légitimes bataillaient pour échapper aux coups des camarades tout aussi aviné du redoutable chasseur qui déchargeait balle après balle dans le tas. De fait, on était pas loin de l’émeute et André préféra, sagement, se glisser dans une ruelle qui suintait l’humidité tant de la pluie que des murs gonflées par les reliquats de pissats qui dégageaient une odeur tout aussi puissant que le sillon d’eau qui coulait vers l’océan. Il croisa un énorme cochon qui grattait de son groin une bouteille vide qu’un nouvel ivrogne édenté, il voyait ses chicots noirs à chacun de ses puissants ronflements qu’il exhalait sans honte, tenait dans sa main. Pour le reste, il était vêtu comme Adam dans le Jardin, en dehors d’un caleçon qui avait dû être blanc il y maintes décades.
Un sourire pointa sur les joues râpeuses du jeune homme. Décidément, rien ne changerait dans ce vaste monde. Habillé de soie noire et d’un pantalon bouffant retenus juste en dessous de ses genoux par de hautes bottes de cuirs souples et craquelées par l’usage, il serra bien les cordons de sa bourse avant d’entrer dans une taverne, au hasard, qui s’appelait Le Chat Huant. Elle était tenue par une française, une femme encore gironde qui approchait la fin de la trentaine et cachait ses rides sous une épaisse couche de fard. Pour un écu, il put se payer un beau cruchon de cabernet d’Anjou auquel il ajouta une cuisse de porc marinée aux airelles, accompagné d’une grosse miche de pain noir. Un repas populaire mais consistant, qui le changeait un peu des habituels biscuits qu’il grignotait sur l’Adamante. Pas qu’il avait un palet délicat, il avait passé près de vingt années à voguer sur les sept mers, mais de temps en temps, il aimait à revenir à une nourriture riche, abondante et surtout fraiche, petit plaisir gustatif qu’il ne boudait guère.


André en était à la moitié de son cruchon, quand il entendit la rixe qui ne manquait jamais de survenir dans ce genre d’endroit. Il était au rez-de-chaussée, un vaste hall parsemé de paille plus ou moins humide. Appuyé au comptoir, il s’était débrouillé pour voir les allers et venues de tous. Il était proche de l’escalier qui montait vers une terrasse en bois, où une rude partie de carte se jouait, quand il entendit la clameur qu’il voulait. Un foutredieu puissant suivi d’un tricheuse. Des insultes en retours, des bruits d’argents, la situation sentait le venin pour la fille qu’il avait vu jouer, sans même cacher son sexe engoncée dans sa robe écarlate, en entrant. Elle était dans la panade, mais ce n’était pas lui qui allait la sauver, elle devait savoir ce qu’elle faisait non ? 

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