lundi 9 juin 2014

Le cap Saint Jacques

Je fumais dans ma cabine, à peine plus grande qu’un garni d’étudiant du Quartier Latin, si loin, et pourtant, j’avais encre en mémoire mon tout petit logis, rue des écoles, dans une mansarde. Si loin, ce temps de l’innocence. La fumée de mes cigarettes, des anglaises, emplissait l’air fermé d’un nuage gris bleu, dans lequel mon regard, tout aussi délavé, se perdait. Je ne pensais à rien, et à tout à la fois, la vie, la mort, l’amour. Bientôt, j’allais rentrer chez moi, mais cette idée ne faisait que m’angoisser, prendre mes tripes d’une boule aussi froide que la ice cream de ces maudits américains. Etrange idée, tandis que, à moitié nu dans ma chemise ouverte, je regardais le lourd panka qui brassait un air devenu de plus en plus lourd, alors qu’on passait au Sud du cap Saint-Jacques. L’odeur de la terre, ma terre, les parfums capiteux, doux amer, et humide, si humide, de l’Indochine. La jungle, les pitons, le vert exotique et tropical mêlé à une terre noire, à qui je ne pouvais pas échapper, à qui je ne voulais pas échapper.

On toqua à ma porte, un boy en tenue, il m’annonçait que nous arrivions. Si proche. Saïgon était là, dehors. Alors, doucement, je me relevais, la tête embrumé par la fumée et le whisky, bu sans glace, avec lequel je combattais depuis des heures, simplement pour me redonner du courage. Quelques pas, un haut le corps, je crachais mes excès par tous les pores puis, un peu pâle, je sortis enfin de la cabine, vareuse ouverte sur une chemise tâchée. Je m’en foutais bien, à cette heure-ci, de choquer les belles dames en blanc de la haute société qui venait reposer leurs valises de colonisateurs, après la guerre, après la défaite et la honte.
Visage have, traits émaciés et déjà jaunes, barbe de trois jours, je ne ressemblais certainement pas à l’officier que j’étais censé être, malgré les épaulettes et la ficelle. Quelques pas. Dehors, sur la coupée, l’air était aussi lourd que dans ma chambre où le panka de bois claquait régulièrement, toutes les trois secondes, en brassant son air fétide qui était à peine plus frais que là, dehors. L’Océan, la limite entre celui qu’on appelait Indien et la mer de Chine pour être précis, était aussi noir que la bile que je venais de vomir. Les vagues roulaient, tandis que de gros nuages, tout aussi noirs, commençaient de s’amasser dans la baie de Saïgon. Bientôt, une grande averse allait tomber, un de ces orages qu’on attendait tout le jour, dans la lourdeur de la chaleur, et puis, quand il éclaterait, il laverait toutes les mauvaises idées, aussi surement que la pluie chasserait des rues la boue noirâtre et les ordures, les odeurs de graillon et de pissat et, dans un brin de fraicheur, offrirait enfin les parfums de mon Indochine, fleurs sauvages, soupe phô et l’odeur suave et épicée des corps des petites congaïs du Collège de jeunes filles indigènes.

Dans mon dos, un commentaire acide, d’une mère à sa fille, la prévenant de ne pas côtoyer les soudards et les lansquenets. Puis de passer très vite, en fronçant son nez. Etrange idée que de ressembler à ces guerriers de l’Allemagne de la Renaissance, et pourtant vaincue tout récemment, alors que je ne portais ni vers de gris ni même l’armure noircie des diables noirs. Mélange d’époques, mélanges d’années, mélange du temps. Pourtant, une seule chose se trouvait dans cette idée, la seule motivation des hommes, du moins dans cette Europe qui se réveillait après le grand cauchemar, n’a toujours était que faire l’amour, faire la guerre, et vire, peut-être.

Quelqu’un s’accouda à mes côtés, sur le bastingage, on me proposa une cigarette que j’acceptai. C’était un vieux de la vieille, un colonial qui rentrait au pays, grosse bedaine, chemise blanche et chapeau de paille. Il portait le short sur des jambes courtes et trapues, aussi velues que celles des singes dans la jungle. Dans son regard, aussi noir que mes yeux étaient bleu gris, je voyais la même fièvre. Lui aussi revenait au pays, ce pays qui le hantait, qu’il aimait tout en le haïssant au plus profond de lui. Lui, l’Européen, qui cherchait à oublier la guerre, l’amour ou la mort, et qui, pourtant, ici sentait déjà le goût du paradis perdu, tandis que les sombres nuages de la violence commençaient de pointer, annonçant dans le vent de mauvais augure, aussi chaud et humide que la mousson, une immense tempête qui arracherait toutes nos certitudes. Rares étaient les gens, sur ce bastingage, à ressentir la même chose. Aux côté du vieux colon, cheveux blonds cendrés et gominés, un jeune journaliste fumait toute aussi durement que nous, et semblait encore plus ivre. Un homme qui découvrait pour la première fois l’Indochine, envoyé par sa rédaction pour couvrir les évènements. Et pourtant, dès le premier regard, il avait été aussi mordu que nous. Je pouvais déjà l’imaginer, essayant de se perdre dans l’opium et les femmes, oublier sa blonde restée au pays. Peut-être même qu’il ne rentrerait jamais, qu’il se fasse trouer le bide par la mafia des quartiers chauds d’Haiphong ou de Saîgon, ou qu’il parte, dans une case perdue au fond de la jungle, à écrire dans sa solitude, avec pour seule compagnie les moustiques, l’alcool et la maladie. S’il était chanceux, il trouverait une petite fleur de printemps, au sourire aussi blanc que ses longs cheveux noirs étaient laqués, qui harponnerait son cœur et son âme pour l’accrocher définitivement à cette terre que nous nous bornions à appeler Indochine.


Nous fumions donc, tandis que le cap Saint-Jacques passait, doucement, sous le sifflet du grand bâtiment. Déjà, sur la mer pas encore démontée, les ravitailleurs nous saluaient, tandis que les odeurs de la ville se mêlaient, aussi, au parfum du sel et des embruns. Petites jonques ou barques, caboteurs à moteur, pour les plus riches, tout un ensemble de petit sampans. C’était l’Asie qui nous saluait de leurs mains et de leurs sourires et qui cachait, insidieuse, un poison qui nous ferrait pour toujours, alors qu’elle n’avait en tête qu’une unique chose, nous chasser, nous, les corps étrangers, ou au moins nous avaler tout rond, et recracher des loques d’Européens, ou des bâtards blancs dans un monde jaune. Terre phagocyte et cannibale où nous n’étions rien, si ce n’est la possibilité de créer une nouvelle race atypique dans un monde qu’on voulait croire neuf.

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