Je fumais dans ma cabine, à peine plus grande qu’un garni d’étudiant
du Quartier Latin, si loin, et pourtant, j’avais encre en mémoire mon tout
petit logis, rue des écoles, dans une mansarde. Si loin, ce temps de l’innocence.
La fumée de mes cigarettes, des anglaises, emplissait l’air fermé d’un nuage
gris bleu, dans lequel mon regard, tout aussi délavé, se perdait. Je ne pensais
à rien, et à tout à la fois, la vie, la mort, l’amour. Bientôt, j’allais
rentrer chez moi, mais cette idée ne faisait que m’angoisser, prendre mes
tripes d’une boule aussi froide que la ice
cream de ces maudits américains. Etrange idée, tandis que, à moitié nu dans
ma chemise ouverte, je regardais le lourd panka qui brassait un air devenu de
plus en plus lourd, alors qu’on passait au Sud du cap Saint-Jacques. L’odeur de
la terre, ma terre, les parfums capiteux, doux amer, et humide, si humide, de l’Indochine.
La jungle, les pitons, le vert exotique et tropical mêlé à une terre noire, à
qui je ne pouvais pas échapper, à qui je ne voulais pas échapper.
On toqua à ma porte, un boy en tenue, il m’annonçait que
nous arrivions. Si proche. Saïgon était là, dehors. Alors, doucement, je me
relevais, la tête embrumé par la fumée et le whisky, bu sans glace, avec lequel
je combattais depuis des heures, simplement pour me redonner du courage.
Quelques pas, un haut le corps, je crachais mes excès par tous les pores puis,
un peu pâle, je sortis enfin de la cabine, vareuse ouverte sur une chemise
tâchée. Je m’en foutais bien, à cette heure-ci, de choquer les belles dames en
blanc de la haute société qui venait reposer leurs valises de colonisateurs,
après la guerre, après la défaite et la honte.
Visage have, traits émaciés et déjà jaunes, barbe de trois
jours, je ne ressemblais certainement pas à l’officier que j’étais censé être,
malgré les épaulettes et la ficelle. Quelques pas. Dehors, sur la coupée, l’air
était aussi lourd que dans ma chambre où le panka de bois claquait
régulièrement, toutes les trois secondes, en brassant son air fétide qui était
à peine plus frais que là, dehors. L’Océan, la limite entre celui qu’on
appelait Indien et la mer de Chine pour être précis, était aussi noir que la
bile que je venais de vomir. Les vagues roulaient, tandis que de gros nuages,
tout aussi noirs, commençaient de s’amasser dans la baie de Saïgon. Bientôt,
une grande averse allait tomber, un de ces orages qu’on attendait tout le jour,
dans la lourdeur de la chaleur, et puis, quand il éclaterait, il laverait toutes
les mauvaises idées, aussi surement que la pluie chasserait des rues la boue
noirâtre et les ordures, les odeurs de graillon et de pissat et, dans un brin
de fraicheur, offrirait enfin les parfums de mon Indochine, fleurs sauvages,
soupe phô et l’odeur suave et épicée des corps des petites congaïs du Collège
de jeunes filles indigènes.
Dans mon dos, un commentaire acide, d’une mère à sa fille,
la prévenant de ne pas côtoyer les soudards et les lansquenets. Puis de passer
très vite, en fronçant son nez. Etrange idée que de ressembler à ces guerriers
de l’Allemagne de la Renaissance, et pourtant vaincue tout récemment, alors que
je ne portais ni vers de gris ni même l’armure noircie des diables noirs. Mélange
d’époques, mélanges d’années, mélange du temps. Pourtant, une seule chose se
trouvait dans cette idée, la seule motivation des hommes, du moins dans cette
Europe qui se réveillait après le grand cauchemar, n’a toujours était que faire
l’amour, faire la guerre, et vire, peut-être.
Quelqu’un s’accouda à mes côtés, sur le bastingage, on me
proposa une cigarette que j’acceptai. C’était un vieux de la vieille, un
colonial qui rentrait au pays, grosse bedaine, chemise blanche et chapeau de
paille. Il portait le short sur des jambes courtes et trapues, aussi velues que
celles des singes dans la jungle. Dans son regard, aussi noir que mes yeux
étaient bleu gris, je voyais la même fièvre. Lui aussi revenait au pays, ce
pays qui le hantait, qu’il aimait tout en le haïssant au plus profond de lui.
Lui, l’Européen, qui cherchait à oublier la guerre, l’amour ou la mort, et qui,
pourtant, ici sentait déjà le goût du paradis perdu, tandis que les sombres
nuages de la violence commençaient de pointer, annonçant dans le vent de
mauvais augure, aussi chaud et humide que la mousson, une immense tempête qui
arracherait toutes nos certitudes. Rares étaient les gens, sur ce bastingage, à
ressentir la même chose. Aux côté du vieux colon, cheveux blonds cendrés et
gominés, un jeune journaliste fumait toute aussi durement que nous, et semblait
encore plus ivre. Un homme qui découvrait pour la première fois l’Indochine,
envoyé par sa rédaction pour couvrir les évènements. Et pourtant, dès le
premier regard, il avait été aussi mordu que nous. Je pouvais déjà l’imaginer,
essayant de se perdre dans l’opium et les femmes, oublier sa blonde restée au
pays. Peut-être même qu’il ne rentrerait jamais, qu’il se fasse trouer le bide
par la mafia des quartiers chauds d’Haiphong ou de Saîgon, ou qu’il parte, dans
une case perdue au fond de la jungle, à écrire dans sa solitude, avec pour
seule compagnie les moustiques, l’alcool et la maladie. S’il était chanceux, il
trouverait une petite fleur de printemps, au sourire aussi blanc que ses longs
cheveux noirs étaient laqués, qui harponnerait son cœur et son âme pour l’accrocher
définitivement à cette terre que nous nous bornions à appeler Indochine.
Nous fumions donc, tandis que le cap Saint-Jacques passait,
doucement, sous le sifflet du grand bâtiment. Déjà, sur la mer pas encore
démontée, les ravitailleurs nous saluaient, tandis que les odeurs de la ville
se mêlaient, aussi, au parfum du sel et des embruns. Petites jonques ou
barques, caboteurs à moteur, pour les plus riches, tout un ensemble de petit
sampans. C’était l’Asie qui nous saluait de leurs mains et de leurs sourires et
qui cachait, insidieuse, un poison qui nous ferrait pour toujours, alors qu’elle
n’avait en tête qu’une unique chose, nous chasser, nous, les corps étrangers,
ou au moins nous avaler tout rond, et recracher des loques d’Européens, ou des
bâtards blancs dans un monde jaune. Terre phagocyte et cannibale où nous n’étions
rien, si ce n’est la possibilité de créer une nouvelle race atypique dans un
monde qu’on voulait croire neuf.
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