L’escouade débouche d’un chemin creux à un champ, au bout,
une petite ferme, dessus, on voit flotter au vent un grand drap blanc tâché par
une crois rouge. Un hôpital militaire avancé. Là-haut, les jabbos passent à
toutes vitesse, certains battent des ailes, nous regardent traverser ce champ,
pourtant, ils ne se retournent pas. Comme s’ils respectaient le petit bout de
tissu tâché. A moins qu’ils ne réservent leur cargaison de morts pour nos tanks
et nos colonnes, toujours plus de chairs et de métal qui finiront ici, ou à la
casse. Direct à la case cimetière, pour les plus chanceux, plutôt que de perdre
une jambe, un bras, ou tomber entre les mains de l’Ennemi, intérieur ou
extérieur, qu’est-ce qu’on en a encore à foutre ? La vie ici n’est que
souffrance, déjà trois jours qu’on avale qu’un bout de pain, une petite boule
de mie pas plus grosse qu’une bille de gosse, et du cidre, ou de l’eau polluée
quand on tombe sur une rivière à peu près saine. De toute manière, soif et
faim, on connait, mais dans la chaleur de juin, c’est une autre galère, déjà
nos visages sont émaciés et je ne parierai pas à deviner qui chopera la
dysenterie en premier.
Dans le champ, près de la grande ferme, des infirmières
courent de patients en patients. Un médecin, aussi crevé que nous, court de l’un
à l’autre avec elles, un signe, un geste, et ils séparent ceux qui passeront
sur le billard, ceux pour qui il a encore un peu d’espoir, et les autres, ceux
pour qui c’est fini. Ça sent la mort, le sang et la pourriture. Quelqu’un
dégobille, Schmidt, notre benjamin. Nous, les vétérans, on lui dit rien, on est
aussi gris que lui et pourtant on a vu pire, avant, très loin à l’Est. On
marche en évitant les morts ou les presque vivants, certains crient, d’autres
sanglotent, certains ne disent plus rien, fixant le soleil de juin comme s’ils
cherchaient, à travers leurs peau tendues, à réchauffer leurs os. D’autres,
encore, ont déjà leurs yeux fermés et des aides les débarrassent de leurs
civières, pour faire de la place. On marche, en silence, personne oserait
parler dans cette antichambre de l’enfer. Même pas Kellmann qui en a le souffle
coupé ne dit plus rien. On marche, nous les vivants, entre les morts en sursis
et les cadavres, symbole sinistre de ce que nous serons, bientôt, quand un
jabbo nous mitraillera ou qu’on se fusillera à bout portant avec les tommies le
long d’un chemin creux. Je jette un coup d’œil à Hansenaü, vareuse ouverte sur
ses pectoraux à peine dessiné, ses petits yeux chafouins sont fermés. Putain,
même lui se sent mal, alors que notre éclaireur est une raclure d’habitude.
Vraiment, le temps se gâte pour le Reich de mille ans. On glisse entre nos
camarades, certains essayent de nous glisser des mots, d’autres demandent des
cigarettes. On a rien pour nous, mais on partage, qui un morceau de chocolat,
qui une sardine encore graisseuse et roulée dans notre poche depuis des jours,
en cas de coup de dur. Même les cigarettes on aimerait bien, mais ça fait
longtemps qu’on a plus de tabac, sauf de l’ersatz qu’on garde précieusement
roulé dans les poches à revers de nos poitrines.
Quelqu’un hurle quelque chose, une voix de femme, stridente.
On entend une course tandis qu’une fille, ni laide ni belle, ses cheveux
engoncés dans un fichu blanc n’aident pas, courent en retroussant ses jupons.
Elle court vers Ramkin, le père de la section, notre papa à tous, vingt-sept
ans et pourtant déjà des cheveux blanchis par l’angoisse. Elle arrive et lui
saute dans ses bras, avant de se mettre à sangloter. Personne comprend, mais
personne ne rigole. Ramkin nous demande de filer, d’un geste. Lui-même semble
un peu perdu, tandis qu’il réconforte la fille d’une tape dans le dos en lui
murmurant des mots. Serait-ce du français ? Il nous jette un coup d’œil,
personne ne moufte, ce sont ses histoires, ses affaires, il est grand. Et on
comprend tous qu’il a un peu honte de retrouver sa petite fiancée, celle dont
tout le monde se moque gentiment depuis qu’on l’a appris, avec sa chemise
pleine de crasse, de sueur et de tabac pour l’accueillir sa belle petite Fräulein
de Strasbourg. On ferme les yeux sur la scène, et on continue. Il nous
rejoindra, plus tard…
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