vendredi 13 juin 2014

Le champ des morts et des vivants

L’escouade débouche d’un chemin creux à un champ, au bout, une petite ferme, dessus, on voit flotter au vent un grand drap blanc tâché par une crois rouge. Un hôpital militaire avancé. Là-haut, les jabbos passent à toutes vitesse, certains battent des ailes, nous regardent traverser ce champ, pourtant, ils ne se retournent pas. Comme s’ils respectaient le petit bout de tissu tâché. A moins qu’ils ne réservent leur cargaison de morts pour nos tanks et nos colonnes, toujours plus de chairs et de métal qui finiront ici, ou à la casse. Direct à la case cimetière, pour les plus chanceux, plutôt que de perdre une jambe, un bras, ou tomber entre les mains de l’Ennemi, intérieur ou extérieur, qu’est-ce qu’on en a encore à foutre ? La vie ici n’est que souffrance, déjà trois jours qu’on avale qu’un bout de pain, une petite boule de mie pas plus grosse qu’une bille de gosse, et du cidre, ou de l’eau polluée quand on tombe sur une rivière à peu près saine. De toute manière, soif et faim, on connait, mais dans la chaleur de juin, c’est une autre galère, déjà nos visages sont émaciés et je ne parierai pas à deviner qui chopera la dysenterie en premier.

Dans le champ, près de la grande ferme, des infirmières courent de patients en patients. Un médecin, aussi crevé que nous, court de l’un à l’autre avec elles, un signe, un geste, et ils séparent ceux qui passeront sur le billard, ceux pour qui il a encore un peu d’espoir, et les autres, ceux pour qui c’est fini. Ça sent la mort, le sang et la pourriture. Quelqu’un dégobille, Schmidt, notre benjamin. Nous, les vétérans, on lui dit rien, on est aussi gris que lui et pourtant on a vu pire, avant, très loin à l’Est. On marche en évitant les morts ou les presque vivants, certains crient, d’autres sanglotent, certains ne disent plus rien, fixant le soleil de juin comme s’ils cherchaient, à travers leurs peau tendues, à réchauffer leurs os. D’autres, encore, ont déjà leurs yeux fermés et des aides les débarrassent de leurs civières, pour faire de la place. On marche, en silence, personne oserait parler dans cette antichambre de l’enfer. Même pas Kellmann qui en a le souffle coupé ne dit plus rien. On marche, nous les vivants, entre les morts en sursis et les cadavres, symbole sinistre de ce que nous serons, bientôt, quand un jabbo nous mitraillera ou qu’on se fusillera à bout portant avec les tommies le long d’un chemin creux. Je jette un coup d’œil à Hansenaü, vareuse ouverte sur ses pectoraux à peine dessiné, ses petits yeux chafouins sont fermés. Putain, même lui se sent mal, alors que notre éclaireur est une raclure d’habitude. Vraiment, le temps se gâte pour le Reich de mille ans. On glisse entre nos camarades, certains essayent de nous glisser des mots, d’autres demandent des cigarettes. On a rien pour nous, mais on partage, qui un morceau de chocolat, qui une sardine encore graisseuse et roulée dans notre poche depuis des jours, en cas de coup de dur. Même les cigarettes on aimerait bien, mais ça fait longtemps qu’on a plus de tabac, sauf de l’ersatz qu’on garde précieusement roulé dans les poches à revers de nos poitrines.


Quelqu’un hurle quelque chose, une voix de femme, stridente. On entend une course tandis qu’une fille, ni laide ni belle, ses cheveux engoncés dans un fichu blanc n’aident pas, courent en retroussant ses jupons. Elle court vers Ramkin, le père de la section, notre papa à tous, vingt-sept ans et pourtant déjà des cheveux blanchis par l’angoisse. Elle arrive et lui saute dans ses bras, avant de se mettre à sangloter. Personne comprend, mais personne ne rigole. Ramkin nous demande de filer, d’un geste. Lui-même semble un peu perdu, tandis qu’il réconforte la fille d’une tape dans le dos en lui murmurant des mots. Serait-ce du français ? Il nous jette un coup d’œil, personne ne moufte, ce sont ses histoires, ses affaires, il est grand. Et on comprend tous qu’il a un peu honte de retrouver sa petite fiancée, celle dont tout le monde se moque gentiment depuis qu’on l’a appris, avec sa chemise pleine de crasse, de sueur et de tabac pour l’accueillir sa belle petite Fräulein de Strasbourg. On ferme les yeux sur la scène, et on continue. Il nous rejoindra, plus tard…

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