lundi 2 juin 2014

Les fantômes des chemins creux

La nuit est tombée, j’écrase ma cigarette dans le chemin creux. Il est hors de question de laisser le moindre petit filament de lumière éclairer notre chemin. Enfin, c’est un peu stupide, car de partout, dans les chemins creux, véhicules et arbres brûlent tout comme les fusées éclairantes qui allument le ciel régulièrement. On se croirait dans les grands magasins, à Paris ou Berlin, quand la guerre était lointaine et que Noël était encore une fête joyeuse. Mais est-ce que ce temps, pourtant si proche, a réellement existé ? Personnellement, je ne saurais plus le dire, dans ce tourment qu’est mon chemin depuis plus de cinq années. Folie, cauchemars, rêve éveillé, appelez-le comme vous le voudrez, mais le fait est que ça relève de tout ça à la fois, et pourtant…Pourtant, je me sens seulement las, je m’en moque bien de tout ça, au fond. Je marche, comme un somnambule, à la suite du camarade devant moi. Personne ne parle, personne ne chante, personne ne semble vraiment vivant. Elle est si loin la joie du printemps et de l’annonce de l’été, les robes des filles qui volent au vent, révélant leurs jolies cuisses fuselées tandis qu’elles pédalent à toute vitesse dans les côtes sur leurs vélos trop grands pour elles. Même Kellmann semble avoir oublié son Hilda, un temps au moins. Oui, nous marchons dans ces chemins creux comme des somnambules, sans raisons ni buts. En faudrait-il un de toute manière dans cette fête sanglante ? Fête. Le mot est lâché. Pourtant, la guerre n’a jamais été fraîche et joyeuse, même au début, quand les panzers ouvraient les routes de France. Je m’en souviens bien, c’était les mêmes chemins, les mêmes routes. Nous gagnons, mais dans la débandade des Français, j’aurais pu déjà imaginer ces heures terribles que je vivais, maintenant. Les mêmes camions brûlaient sur le bas-côté, éclairant nos files de fantômes vert de gris, dans le ciel les mêmes rafales de traçantes, tandis que les jabos, les chasseurs-bombardiers, filent à toute vitesse. Qui va déguster ce soir ? Les copains ? Les civils ? Un clocher médiéval ? J’entends encore les trompettes de Jericho, comme si elles annonçaient le Jugement, de nos Stukas qui plongeaient en piqués. Les Alliés sont encore plus terribles, seul le sifflement de leurs bombes annonce la Fin. La DCA tire à toute vitesse, c’est beau, on dirait un feu d’artifice le jour de l’anniversaire du Führer. Là-bas, un grand incendie, ronflant, allume le ciel noir de pourpre et d’orange. Caen ? Avranches ? N’importe quelle cité Normande ? Et ce sont eux les Libérateurs ? A moins que ce ne soit ça la réalité, pour en finir avec toutes ces conneries, il faut plonger dans une unique folie, la même, pour tous. Oublier la Raison, la Compassion et toute Humanité. Plonger dans une fête écarlate, ni fraîche ni joyeuse, seulement la danse de la Camarde pour tant de camarades.  Ennemis ou amis, peu importe, on tire et on poignarde, on vit et on tue, pour gagner un peu de répit, marcher, une fois encore, un pas en avant, jusqu’à tomber.


La colonne avance dans la campagne Normande. Les traits sont tirés, cireux ou crayeux. La frousse, la tension, l’angoisse. Dans ces petites chemins creux, on marche en file indienne, comme de pâles fantômes. Bientôt, au détour d’une route, à un carrefour, le blanc des visages deviendra noir, tandis que la poudre et la cordite diaboliseront nos traits. Les faces sont tirées, les yeux rougis, des rides profondes tracent un chemin d’anxiété sur tout le monde. Qui sait ce qui peut se passer, au prochain tournant ? Les parachutistes Alliés sont partout, on murmure, à la pause, que des compagnies entières se sont fusillées à bout portant, comme en Sicile ou ailleurs, croyant que l’autre était américaine. Bonne foi du tir allié. J’ai la boule au ventre, se dire que c’est pour bientôt. Le pire, ce n’est pas que je manque de courage, c’est plus…L’attente. L’horreur, c’est attendre. Après-guerre, si je m’en sors, je me demande comment je pourrais encore attendre un train en gare. Même…Comment c’était, avant, quand on avait du temps à tuer ? Là, plus le temps tourne, plus on est sûr d’être tué, loi des probabilités. Marcher pour ne pas attendre, marcher pour ne pas penser, encore un pas. L’angoisse…Vivement l’action, en fait. Tuer ou être tué, c’est plus simple qu’attendre. Oui, je crois que plus jamais je ne saurais attendre, ou ne rien faire.

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