« Vous trichez Monsieur ». Le visage rubicond et
gras de l’homme qui vient de dire ça, encore un tout jeune garçon à peine sorti
de l’adolescence, frémit de colère, tandis que le rouge, essentiellement dû au
vin qu’il ingurgite depuis des heures en tapant le carton sur la table avec une
véhémence folle, démontre son ire grandissante. Un murmure parcours l’assemblée
de la Ronce Ecarlate, entre ceux qui
soutiennent le jeune paltoquet et les autres qui pensent qu’il en a trop dit,
alors que la majorité, silencieuse, s’attend à ce que les sangs s’échauffent et
que l’acier ne soit la seule solution à l’acide tirade. On entendrait presque
la cire des bougies couler dans l’antichambre de la plus grande maison de jeu
des Sept Cités Franches. Les cœurs des femmes palpitent à l’afflux du sang,
nobles chasseuses qui se délectent du sort des armes, tant qu’un chevalier
tombe et qu’un autre s’auréole de gloire. Les gorges décolletées respirent plus
vite, tandis que l’on fait battre les éventails avec une rapidité non feinte,
il fait soudain très chaud dans les soieries et le luxe, et aucun serveur avec
une coupe de champagne autour de la table de Pharaon où une partie hors norme
se joue depuis des heures. Les esprits sont échauffés par le talent des
joueurs, le calme placide de l’homme masqué, et la rage du petit paltoquet qui
s’essaye au jeu depuis des heures, alors que tous les autres sont partis. Au
début, ce n’était qu’une partie comme une autre, mais l’homme en tenue sombre,
et au visage recouvert de gaze, n’avait qu’une ridicule bourse. Maintenant, il
s’escrime à faire des piles parfaites de dragons d’ors et d’argents.
Son adversaire ne semble pour l’heure pas inquiet, même,
détendu, il pose deux mains sur la table, ses cartes retournées. Il vient
encore, avec grande classe, briser les espoirs du roquet en gagnant la manche d’un
tout petit point, suffisant pourtant à ce terrible jeu qu’est le Pharaon. Il
avance sa dextre vers la carafe de vin en cristal, doucement, il fait
glouglouter le précieux liquide, un gris de gris des sablières de Port Verana,
dans sa coupe en cristal. Puis, avec une délicatesse feinte, il humecte ses
lèvres, seule partie de sa peau qui apparaît sous son masque de tulle blanche.
Quand il repose son verre, pourtant, ses yeux vairons
dardent une étrange malice, cynique ou sadique, alors qu’il toise le jeune
homme.
« Vous ne devriez pas boire autant messire Lorenzino »
sa voix, pâteuse, tire longuement sur le surnom familier, s’y attardant plus
que de raison pour quelqu’un qui n’est pas du cercle du nobliau. Ce dernier
devient aubergine, tandis que ses amis blanchissent. L’homme masqué est-il donc
fou d’envenimer l’affaire ? Pourtant, il ajoute, toujours de sa voix
trainante, comme s’il était aussi imbibé que son vis-à-vis « Allez-vous
coucher, au lieu de déchoir jeune enfant. Votre nourrice vous torchera
peut-être encore le lait qui coule de votre nez gras »
Lorenzino frémit, il se lève, et hurle rageur, en envoyant
son gant au visage de l’homme masqué. Celui-ci sourit. Doucement, il se lève,
titubant à peine. L’insulte est grave et tout le monde attend. Maintenant,
la voie de l’acier est devenue obligatoire. Il récupère le gant et le tend à
son adversaire. Avant d’appeler la patronne de la maison. Qui s’empresse de
mettre à disposition de ces messieurs un parvis de gazon devant l’établissement.
Lorenzino fulmine. Il toise son adversaire en s’échauffant, déjà
il s’est dévêtu et envoie des bottes rageuses de sa flamberge dans l’air
nocturne. Il a une réputation de fine lame et de bon tireur, même si les
combats où il a été engagé n’étaient pas de grande classe. Mais il est ivre, et
très énervé, quelques paris commencent de se faire, tandis que l’étranger, lui,
se dévêt lentement de son pourpoint suie. Il a déjà plié lentement sa cape, et
s’il titube, les experts dans le maniement de l’épée se doutent que ce n’est qu’un
jeu. Personne ne voit son visage, mais ses yeux, depuis l’insulte, ne sont plus
troubles. Lentement, il défait les ficelles de son pourpoint, avant d’aller
embrasser sa « dame chance », une catin de grand style qu’il a
accroché à ses basques depuis le début de la soirée. Quelqu’un pouffe, on
murmure, Lorenzino avait des vues sur elle, et voilà qu’un étranger vient lui
ravir celle pour qui il dilapide l’argent paternel ? Doucement, l’homme
repousse la demoiselle, et puis, tranquillement, il s’empare de son épée.
Contrairement à la flamberge du jeune homme, c’est une arme qui est tout sauf d’apparat.
Pas de marques d’armuriers ou d’émeraudes dessus, mais seulement une coquille
en acier trempé, fatiguée par les coups et l’abrasion du papier de verre. Il
dégaine doucement de sa main gauche, avant de se poster dans une demi-garde,
comme un reitre ou un soldat. Lorenzino blêmit, et si l’autre était un
véritable maître d’arme ? La peste, encouragé par un cri, le champion des
lieux fait un demi-tour sur lui-même, il n’a peur de rien. Ovationné par ses
amis, il se met en garde dans une posture de godelureau. L’autre ne bouge pas. Lorenzino
fait un pas à gauche, l’autre part à droite. Un deuxième pas à droite, et l’autre
revient à sa position initiale. Escrime antique, au compas. Le jeune homme,
lui, préfère la fougue des Sorenzini, art de l’épée rapide et flamboyant, qui
laisse bien souvent son homme à découvert. Il toise son adversaire, ce dernier
n’a pas retiré son masque. Ses longs cheveux noirs cascadent, sa chemise,
ouverte, qui mériterait d’ailleurs d’être repassée comme ses bottes de montes
défraichies, laisse voir un corps sculpté où aucun poil ne semble saillir sur
sa poitrine. Sa main gauche tient l’épée, une rapière, tandis que la droite,
elle, est protégée par une main gauche. Pourtant, c’est cette main qui fascine
Lorenzino, elle miroite comme l’acier, tandis que chacun des mouvements de l’homme
masqué révèle le bruit de pompes d’un bras mécanique. Un technomancien ?
Pas besoin de se poser de question, on verra bien. Encouragé par ses partisans,
il lance une botte audacieuse, aussitôt détournée par la main droite de son
adversaire. Ce dernier répond par une parade riposte classique, que Lorenzino
pare aisément. Il est d’une nullité affligeante, se dit-il, tandis qu’il repart
à l’attaque. Il pousse son adversaire sur le gazon, se donnant à fond en tierce
ou en quarte, et l’autre recule, sans toutefois se laisser déborder. Et puis,
une fois bien eu centre du cercle des spectateurs, il s’arrête, et ne bouge
plus. Malgré toute la violence des attaques de Lorenzino, qui commence de
souffler comme une forge sous le poids de sa lame plus lourde que le fleuret de
son ennemi. Il se fatigue, alors que l’autre ne montre aucun signe. Le jeune
roquet a bien essayé d’encercler la lame de l’homme aux cheveux bruns et de la
briser, mais rien n’y fait. Il se lance dans une nouvelle attaque, mais l’autre
esquive, sans bouger de sa ligne. Pire, il commence d’enchainer les figures
géométriques, sans discontinuer, de sa parallèle, et puis, tandis que les deux
lames s’enferrent une fois de plus, sa main droite part, vive. La dague qu’il
tient dans sa dextre est détournée au dernier moment par la main nue de
Lorenzino, qui a vu le moment où elle allait s’enfoncer dans ses tripes. Il
hurle tandis qu’elle lui tranche la paume et le petit doigt, qui vole. Le
sourire de l’homme masqué se fait plus grand, alors que le libertin devient
pâle. C’est un déluge de coups qui tombe sur lui désormais, lui qui se sentait
en force. Ses parades deviennent molles, et puis, alors qu’il enferre la lame
de main gauche, il se sent soudain attiré par son adversaire, à moins qu’il n’entre
dans la petite porte qu’il a laissée ouverte. Lorenzino n’a même pas le temps d’hurler,
que la rapière du duelliste s’aventure dans sa gorge, un flot vermeil s’écoule
de son cou tranché, en même temps qu’il s’affale, alors que sa moelle épinière
est sectionnée. Il essaie de murmurer quelque chose, mais il ne peut que faire
glouglouter son précieux liquide vital dans un bouillonnement plus intense. Il blêmit,
il hoquette, crachant des vomissures de sang noir par sa bouche et tachant sa
précieuse chemise en soie de Catane. La
mort arrive, alors il comprend, dans le regard de son adversaire, qui semblait
bourré, qu’il n’a été que le dupe de l’histoire. Doucement, ce dernier, dans un
sourire mélancolique et sans colère, pousse une dernière fois sa lame.
Lorenzino ne souffre plus, tandis qu’il s’effondre sur le gazon si vert. Il a
froid, très froid, si froid….
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