Depuis le temps que tu discutes avec elle, il fallait bien
que ça arrive non ? Des heures passées, chaque soir, à rire de ses bons
mots et essayer de la faire sourire. Parler avec elle, c’est devenu plus
important que tes amis, acheter tes clopes et pour ce qui concerne le repas,
généralement tu dînes en même temps que lui écrits. Alors, tu t’es mis à
douter. Pourquoi passe-t-elle autant de temps avec toi, chaque soir, alors qu’elle
pourrait faire bien d’autres choses ? Es-tu si drôle qu’elle aimerait
avoir d’autres relations avec toi, plus intimes ? Comme le dit ton
meilleur ami, femme qui rit…Horrible, dégueulasse, voyons, quelles idées est-ce
là ? Nous ne sommes que bons amis. Un sourire goguenard te répond, si ce n’est
pas un éclat de rire gras et velus, ou graveleux, enfin qu’importe. Tes amis
connaissent ces signes, toi-même tu n’étais pas un saint, avant de la
connaître, et tu te moquais autant de ceux qui étaient touchés par cette
étrange maladie avec les mêmes simagrées et les avis d’experts réunis en de
longs conciliabules tout à fait scientifiques. A la seule différence qu’au lieu
de travailler dans un bureau ou sur une paillasse nette de toutes traces
extérieures ces colloques prenaient place autour d’une bonne bière brune,
rousse, ou blonde, ce choix dépendant de la couleur des cheveux de la jeune
femme disaient les mauvaises langues.
Et maintenant, c’est ton tour. Tu as pris ton courage à deux
mains. Bon, c’est légèrement plus facile quand tu habites à plusieurs centaines
de bornes de cette jeune femme que tu apprécies tout particulièrement, et dont
tu ne sais pas vraiment si tu es dans sa friend zone ou bien si elle ressent
les mêmes sentiments que tu sembles éprouver. Joies des mystères de l’amour, c’est
cette parfaite incertitude constante, ces « oui mais » et autres « tu
vois, peut-être que, toutefois ». C’est plus facile d’écrire, finalement,
que de le dire. Encore que le dire, c’est comme une bombe, il suffit d’ouvrir
la bouche, balancer son petit discours et puis attendre l’explosion qui
arrivera dans les secondes qui suivent, le temps que l’explosif fasse son
chemin dans le cerveau de l’être aimée. L’écrire, c’est délicat, il faut
trouver le bo moment, le bon mot, et puis se lancer. D’ailleurs, tu as
longtemps hésité, tellement longtemps que tu aurais vidé plusieurs cartouches d’encres
rien qu’à tenir ta plume il y a quelques centaines d’années. Là, ce sont des
ratures sur une feuille blanche word, des mots esquissés, mâchés, et recrachés.
Un timide essai vite repoussé, trop plat, trop cru, trop banal. Comment
exprimer par les mots ces sentiments si confus que tu ressens ? Et puis, il
faut concilier avec cette peur du ridicule, de la terreur, du quand
dira-t-elle. Les trois à la fois ? Tu te moques de toi, comme tu te
moquais de tes amis qui n’osaient pas faire le premier pas, vaste blague, tu te
crois plus courageux qu’eux et assez cynique pour voir tes positions imbéciles
en le prenant à la légère, mais cette boule étrange te serre néanmoins le cœur.
Et si elle disait non ? De nos
jours, on ne meurt plus d’amour, voyons, le romantisme est mort avec Arthur.
Tu prends une cigarette, l’allume, et avale cette bouffée
avec une certaine reconnaissance. Au moins, tu sais que tu as tes amis, tes
cigarettes et une bonne bouteille de Porto pour faire passer la pilule. Allez,
un peu de courage que diable, un râteau, ça fait mal, mais il n’y a pas mort d’homme.
Tu regardes par la fenêtre, dernier atermoiement, tu as été assez bête pour
baisser les volets, et tu ne peux plus transiger. Alors, d’une traite, sans
reprendre ta respiration, tu écris ta longue litanie dans un style plutôt
bancal. Mièvre et tendre à la fois, ça dégouline de guimauve reprend ton
instinct cynique, mais bon, c’est toujours mieux que tes premiers brouillons
très vite effacés de ta mémoire centrale. Une dernière relecture, et puis tu
appuies sur entrée. La messe est dite.
Nouvelle cigarette. Le message est-il arrivé ? L’a-t-elle
lu ? Est-ce qu’elle ne te parlera plus jamais ? L’attente, terrible
attente est insupportable. Et pourtant ça ne fait pas dix minutes que tu as
fini de vider le sac de tes sentiments dans une logorrhée plus ou moins
approximative. Nouvelle cigarette. Tu aspires la fumée avec une plénitude
entière. Sur ta gauche, la bouteille de Porto te tendrai les bras volontiers,
si elle n’était pas aussi vide depuis la dernière soirée. Bon sang, pourquoi n’est-elle
pas déjà connectée, pourquoi n’est-elle pas là, pourquoi ne t’a-t-elle pas
encore anéanti ? Un oui ou un non, à cet instant, importe peu, ce que tu
attends, c’est la délivrance ultime. Après tu pourras mourir en paix. Enfin,
façon de parler. Et si ce soir elle avait eu un ennui pour rentrer du boulot ?
Tu regardes les millièmes de secondes tourner aussi lentement que l’aiguille
des heures sur la pendule. Tu te surprends à jouer avec tes doigts le long de
ton bureau. Tension, agitation, passion. Elle est là. Avantage de la technique
moderne, tu sais qu’elle a lu. Et maintenant, maintenant c’est le moment où
tout peut basculer, d’un côté ou de l’autre, joie ou peine. Tu as l’impression
de marcher sur l’arrête sommitale d’une montagne encore plus haute que l’Everest
et le K2 réunis. De sautiller sur une corde tendue entre les deux parois d’une
vallée de la mort bien plus profonde que n’importe quelle gorge. De danser sur
le fil d’une épée aussi tranchante qu’un rasoir. Elle commence d’écrire. La
boule dans ton ventre est aussi glacée que ton sang qui ne coule plus dans tes
veines, entièrement concentré dans ton cœur qui bat à tout rompre comme un
tambour sur lequel un fou de métal se donnerait à fond. Elle arrête, elle fait
une pause, supprime quelque chose, recommence, s’arrête à nouveau. Ta cigarette
se consume lentement, tandis que tu n’aies même plus bon à aspirer la fumée.
Elle arrête, elle fait une pause, recommence. Bon sang, est-ce si dur de tuer
un amour naissant, ou de le faire vivre ? Oui, non, c’est pas bien
compliqué. Et si elle choisissait de botter en touche ? Cruelle, cruelle,
cruelle. C’est tellement facile « tu as le chic pour me mettre dans une
position délicate » « je t’aime bien mais » « je ressens la
même chose que toi sauf que ». Il voit déjà les mots s’écrire sur la page
de la discussion. Cruelle, cruelle, cruelle. Les cendres tombent sur ton
bureau, faisant de petits trous bien circulaires dans le bois, mais tu t’en
fous. Car attention…
Attention, elle se remet à écrire
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