Un hurlement déchirant éclate dans la nuit. « A l’aide,
il y a le feu ». Une autre voix répond, « Vous avez appelé les
pompiers ? », une autre encore « vous faites ch*** il est quatre
heure quinze ». La précision clinique de l’esprit, qui ne retient que ceci
du trémolo désespéré de quelqu’un qui est en train de tout perdre que ces
bribes de conversations hurlées, est comique. Alors qu’en réalité, il est
impossible de rendre sur le papier l’angoisse de cet instant, quand la personne
hurle à sen fendre la gorge, quêtant un secours qui semble si vain alors qu’on
tarde à ouvrir des yeux bouffis de sommeil.
Comment décrire ce réveil apocalyptique ? Les flammes
qui ravagent une fenêtre, les cris au-dessus de chez soi, la fumée âcre qui
entre par le moindre interstice et vous pique les yeux et la gorge, vous
poussant à tousser et pleurer sans même que vous vous en rendiez compte. La
porte du couloir s’ouvre, vous essayez d’appeler les pompiers mais ils sont
déjà à pied d’œuvre, ayant enfoncé les portes de la résidence. Dehors, la pluie
artificielle du jet d’eau à très forte pression est couvert par le ronron d’un
automoteur, le cri strident des sirènes retentit tandis qu’une marée d’homme
casqués courent avec un impressionnant matériel dans une danse incompréhensible.
En plus des flammes qui éclairent les façades de leurs
lumières orangées, les flashs stroboscopiques des lampes ainsi que les feux des
phares éclairent la scène qu’on aurait du mal à croire réelle tellement elle
est précise. La télé en vrai, avec les ordres secs, les lumières et ce
ronronnement entêtant de l’auto pompe qui ne cesse pas, faisant bourdonner le
crâne comme si un tambour de cervelle était martelé par quelques malins génies.
Le plus dur, alors que vous peinez à vous réveiller dans ce
cauchemar réel, c’est comprendre ce qui se passe. Des ordres fusent de temps à
autre, des hommes passent dans un grand calme, des bottes glissent sur le sol
détrempés. Une lampe éclaire le couloir plongé dans la pénombre, des gens
sortent, hagards, du même sommeil. Point de maquillages, de barbes rasées
ou de jolies robes. Hommes et femmes sont le reflet de nous-même, yeux gonflés
de sommeil, teint pâle, cheveux en désordre. Les plus malins ont pris
chaussures, saisi leurs sacs et sont habillés. Les autres portent chandail et
pyjamas, de toutes les couleurs et les tailles, tandis qu’aux pieds on voit un
étrange ballet de tongs mêlées aux bonnes vieilles charentaises.
Des murmures, des discussions à mi-voix, des questionnements
à peine posés. De temps à autre un rire aigre, comme pour oublier que
là-dehors, dans la rue, l’incendie fait rage sans que l’on sache réellement ce
qu’il se passe. Des évacués, des blessés, et la question suprême, des
morts ? Personne n’ose réellement le dire, mais tout le monde le pense,
alors que dans la rue des voisins viennent de tout perdre.
Un pompier passe, puis deux, puis une douzaine, avec leurs
longues échelles et leur équipement qui les transforme en chevalier des temps
moderne. Quelqu’un sort un thermos de café, les conciliabules reprennent tandis
qu’on sirote le liquide brûlant, à l’écoute du moindre indice. Des hommes
casqués passent éclairés à la seule lumière des torches électriques. On se
croirait à Beyrouth ou quelque part dans une zone sinistrée. Et pourtant,
pourtant, on est à Paris, en plein milieu de la nuit.
Fin d’alerte, tout le monde rentre chez soi. Plus de
lumières, pas d’électricité, tout est noir. Un noir d’encre, ou de four, un
ébène profond qui rappelle ces nuits d’antan où seules les ombres régnaient en maîtresses
sur le temps du sommeil. Pourtant, je ne dors pas. Je contemple cette nuit
primitive, et dans les tréfonds de mon âme je frissonne au souvenir des
terreurs nocturnes de mes aïeuls. C’est si étrange, dans ce monde si moderne,
de se retrouver plonger dans les Ténèbres. Aucune lumière, et on dirait que
tout est mort. Dans la résidence, plus de bruits, tout est calme, d’un calme
sépulcral, comme si un voile diaphane, un suaire nocturne, était tombé sur la
fureur de l’incendie.
Lentement, mes yeux s’habituent à cette absence de lumières.
Je vois les contours de l’ensemble de mes affaires, douce contingence
matérielle qui me redonne un peu de baume au cœur dans ces tristes ténèbres.
Mais si je ne connaissais pas l’endroit où j’étais, en serait-il de même ?
Je suis dans mon foyer, et même sans aucun éclairage, je me sens chez moi dans
ces ombres voluptueuses qui m’appartiennent. Pourtant, j’ai peur. Je suis
terrifié par une peur primale, une peur de l’inconnue, une peur de la nuit
noire qui bout en sourdine tandis que je regarde cet endroit si bien connu.
Dehors, ni étoile ni lune pour éclairer ma route, pourtant je vois, ou plutôt,
je sens, la couverture de mes livres.
Quand j’étais enfant, éveillé au milieu d’un cauchemar, cela
me redonnait du courage, mais là, dans ce four de ténèbres, j’ai l’impression
que tous ces objets se transforment en bêtes fantastiques, monstres enfantins
qui se terrent sous les lits. De mémoire je pourrais pourtant dire qui est qui,
je connais l’ensemble de leurs titres, pour les avoir lu et rangés dans un
ordre défiant toute logique pour quelqu’un qui ne la connaîtrait pas. Mais
malgré cela, malgré la rationalité de mon esprit, je ressens toujours cette
profonde tristesse mélancolique, la même qui pèse quand on sort d’un terrible
cauchemar. J’essaie de surmonter ma peur, mais dans la solitude de la nuit, je
n’ai qu’une seule envie. Entendre une voix amie, humer le parfum délicieux et
si particulier d’un être cher, sentir le contact d’un corps chaud qui repose
tendrement endormi à mes côtés. Pas besoin de paroles dans ces moment-là, ces instants où l’on redoute, craint, ou
doute de l’inconnu. Seulement le besoin quasiment nécessaire et non pas
contingent d’avoir à ses côtés un être aimé, pour se dire qu’on est pas seul à
affronter les terribles terreurs solitaires de la nuit noire.