La fin de l’été dans les Caraïbes s’annonçait, comme chaque année,
porteuse de vents et de pluie. Bien sûr, ce n’était pas les grandes moussons
qui frappaient les îles de la Martinique à Saint Kits en passant par la Baie
des Naufragés, mais après la période des chaleurs du Carême, la pluie chaude
lessivait une terre plus que sèche et pouvait entrainer maintes rigoles et
petits ruisseaux à se transformer en torrents de boue. Pour l’heure, dans le
calme de la Baie des Naufragés, ou André De Lestre venait d’arriver récemment
avec le navire de la capitaine De Sombre, les gros nuages noirs de l’après-midi
couvaient dans le ciel, annonçant pour bientôt une crevaison aussi rapide que
brutale et qui ne laisserait aucune personne à l’abri pour peux qu’elles
trainent dans les rues. Sur la coupée de l’Adamante, le jeune voyageur
contemplait, en professionnel, le travail des marins, accessoirement tous des
sueurs aussi froids que compétents, qui chahutaient amicalement en préparant le
pont à la prochaine rincée. On lovait les bouts et autres cordages, tandis que
tout ce qui pouvait être arrimé l’était, il valait mieux être prudent des fois
que le vent qui balayait la Baie, à peine fraichi, se transformasse en un
soudain ouragan qui balayerait tout ce qui trainerait sur le pont. Amitié et
efficacité au travail, professionnalisme et bonne humeur, c’est ce que le jeune
capitaine aimait sur ce beau navire à la coque sombre marquée d’une seule ligne
albâtre, c’était cette double ambiance de gens rompus à leurs métiers et qui,
en connaissance des dangers afférents à leurs charges, savaient aussi profiter
des petits instants de la vie. André, à vrai dire, admirait cela, lui qui
connaissait la rigueur toute militaire des vaisseaux de guerre où l’on ne
cédait guère à la plaisanterie, en dehors des salons biens fermés de la dunette
arrière. Mais pour avoir aussi côtoyé des pirates, il aimait l’ordonnance
religieuse de ce bâtiment qui était aussi bien tenus que ceux de sa Majesté. C’était
nécessaire, il savait bien que nombres de navires pirates avaient échoué, ou,
pire encore, avait disparu corps et biens simplement parce que laissé
négligemment à un entretien désuet. La liberté était le nouveau fer de lance des
croyances du jeune homme, mais cela ne signifiait pas que l’anarchie devait régner
sur les navires. Et Magaly de Sombre avait trouvé la subtile alchimie entre un
pouvoir arbitraire et un laisser-aller qui faisait de l’Adamante ce navire à la
terrible réputation d’élite des mers.
Il en était là de ses réflexions quand on l’invita à
descendre à terre. Magaly était partie avec sa douce compagne, Sid, quelques
heures auparavant. Désœuvré, le Français avait regardé l’après-midi passer
lentement et, quand les marins de l’Adamante furent enfin conviés à profiter
des joies et plaisirs de la Baie, il accepta sans aucun remord de descendre
voir ce monument de la piraterie. Il avait prêté serment de ne jamais révéler à
quiconque ne vivant pas sous le pavillon Noir l’emplacement de l’île
forteresse. Serment d’autant plus facile que c’était le dernier qui le déliait,
enfin, totalement de ses anciennes allégeances.
En effet, en rentrant des Amériques, André avait ainsi appris qu’il
était censé être mort au combat, et que plus personne ne se souciait d’un
officier disparu alors que son honneur était entaché. De fait, même s’il n’était
pas encore capitaine sur un vaisseau pirate, il savait que sa voie était
maintenant libre. La question qui le taraudait était plus de savoir si son
amour pour Sid allait se transformer en quelque chose de réels ou bien s’ils
allaient rester amants, de loin en loin, de port en port, selon les rencontres
fortuites du Destin. En effet, il aimait la jeune femme, mais elle était aussi
indépendante que lui, et cherchait à partir elle aussi sur son vaisseau. Certes
ils pouvaient partager leurs parts et chasser ensembles pour la plus grande
gloire du pavillon aux tibias croisés, mais les deux avaient aussi besoin de
leurs libertés que du souffle d’air que leurs poumons exhalaient à chaque
instants et, la vie en mer étant ce qu’elle était, il était évident pour tous
les deux qu’aucune promesse ne pourrait jamais être tenue. Il fallait donc cueillir
le temps présent, et on verrait bien, demain, si l’on survivait, ce qu’il
adviendrait.
C’est donc pour cela, de guerre las, tandis que Sid et
Magaly ne revenaient pas, qu’il décida d’aller tâter l’humeur de cette ville
inconnue. Une fois descendu sur le sol, il prit quelques instants pour
reprendre goût à la terre et son équilibre plus incertain que sur un navire.
Une fois ceci fait, alors qu’un soleil rouge sang tombait dans l’océan loin à l’Ouest,
entre deux nuages aussi noir que gros, il partit à la découverte des bouges de
l’île. Comme Tortuga, qu’il avait visité quelques jours sous la férule de feu
le gouverneur De Capétie, c’était une vraie ville pirate. Marins querelleurs,
mères maquerelles et filles de joies vaquaient à leurs occupations, tandis que
des gamins aux pieds nus courraient dans la boue en éclaboussant les robes de
ces dames soit pour gagner quelques pièces de cuivre ou encore qu’ils
courraient derrière un cerceau. De temps en temps, un poulet piaillait,
poursuivi par un ou deux ivrognes qui cherchaient à s’en faire un petit régal,
tandis que ses propriétaires légitimes bataillaient pour échapper aux coups des
camarades tout aussi aviné du redoutable chasseur qui déchargeait balle après
balle dans le tas. De fait, on était pas loin de l’émeute et André préféra,
sagement, se glisser dans une ruelle qui suintait l’humidité tant de la pluie
que des murs gonflées par les reliquats de pissats qui dégageaient une odeur
tout aussi puissant que le sillon d’eau qui coulait vers l’océan. Il croisa un
énorme cochon qui grattait de son groin une bouteille vide qu’un nouvel ivrogne
édenté, il voyait ses chicots noirs à chacun de ses puissants ronflements qu’il
exhalait sans honte, tenait dans sa main. Pour le reste, il était vêtu comme
Adam dans le Jardin, en dehors d’un caleçon qui avait dû être blanc il y
maintes décades.
Un sourire pointa sur les joues râpeuses du jeune homme. Décidément,
rien ne changerait dans ce vaste monde. Habillé de soie noire et d’un pantalon
bouffant retenus juste en dessous de ses genoux par de hautes bottes de cuirs
souples et craquelées par l’usage, il serra bien les cordons de sa bourse avant
d’entrer dans une taverne, au hasard, qui s’appelait Le Chat Huant. Elle était
tenue par une française, une femme encore gironde qui approchait la fin de la
trentaine et cachait ses rides sous une épaisse couche de fard. Pour un écu, il
put se payer un beau cruchon de cabernet d’Anjou auquel il ajouta une cuisse de
porc marinée aux airelles, accompagné d’une grosse miche de pain noir. Un repas
populaire mais consistant, qui le changeait un peu des habituels biscuits qu’il
grignotait sur l’Adamante. Pas qu’il avait un palet délicat, il avait passé
près de vingt années à voguer sur les sept mers, mais de temps en temps, il
aimait à revenir à une nourriture riche, abondante et surtout fraiche, petit
plaisir gustatif qu’il ne boudait guère.
André en était à la moitié de son cruchon, quand il entendit
la rixe qui ne manquait jamais de survenir dans ce genre d’endroit. Il était au
rez-de-chaussée, un vaste hall parsemé de paille plus ou moins humide. Appuyé au
comptoir, il s’était débrouillé pour voir les allers et venues de tous. Il
était proche de l’escalier qui montait vers une terrasse en bois, où une rude
partie de carte se jouait, quand il entendit la clameur qu’il voulait. Un
foutredieu puissant suivi d’un tricheuse. Des insultes en retours, des bruits d’argents,
la situation sentait le venin pour la fille qu’il avait vu jouer, sans même
cacher son sexe engoncée dans sa robe écarlate, en entrant. Elle était dans la
panade, mais ce n’était pas lui qui allait la sauver, elle devait savoir ce qu’elle
faisait non ?