Paris, fin d’hiver. Les gelées nocturnes reculaient à peine en ce début de l’époque vespérale, et il faisait légèrement froid, juste ce qu’il fallait pour que l’homme qui marchait d’un pas vif sur les pavés de la place Royale exhale une vapeur qu’un légendaire dragon n’aurait pas boudé. Le rythme de sa course était marqué par les coups de sa canne répétés sur les pierres rendues humides et fangeuses par la pluie de la veille, qui avait transformé Paris en un cloaque où seul régnait maintenant l’haleine sombre de la Seine qui remontait en brume épaisse dans les moindres rues. Les rares quinquets aux gaz disputaient aux torchères qui crachaient une fumée âcre et résineuse de bois trop vert l’envie d’éclairer chichement les ruelles qui serpentaient autour de l’actuelle place des Vosges. Il marchait donc, emmitouflé dans une cape de voyage un peu ancienne, au col bordé d’une fourrure sombre qui aurait pu appartenir autrefois à un grizzly, d’un pas souple et assuré, marqué par le staccato de sa canne dont le pommeau d’argent attrapait quelques fois les rayons d’une lune paresseuse qui perçait de temps à autres l’épaisse couche de nuages. Il marchait comme sur un air d’opéra, frappant une fois le pavé, avant de marquer une pause tout en sifflotant, puis de reprendre son chemin, après un instant d’arrêt infinitésimal, comme s’il cherchait dans la brume une route que seul ses yeux pouvaient voir.
A vrai dire, pour Obéron, car c’était lui notre promeneur nocturne, il y avait bien une route, un chemin de pouvoir que ses yeux de mage plus ou moins accompli pouvait voir. Il cheminait, avec une sorte de rage impatiente, la même qu’un sorcier aurait eu quand il allait attraper l’essence d’un sortilège ou celui d’un inventeur qui était au bord de découvrir les secrets profonds d’une roue à vapeur. Il marqua une dernière pause, juste avant le carrefour du petit parc qui faisait la réputation de la place. Certains disait que le petit bosquet à l’angle de quatre chemins était le lieu de résidence d’une fille fée, depuis qu’il vivait à Paris, le receleur n’en avait pas trouvé trace, ce qui était bien dommage mais, tout récemment, il avait appris par une sorcière de ses amies, une belle rousse plantureuse qui charmait les hommes surtout par ses appâts, qu’il y avait réellement un lieu de pouvoir par ici. On disait que, par les nuits sans lunes, le Diable venait dans les parages de la place pour mener des sarabandes, à moins que ce ne fusse les étudiants de la Sorbonne qui venaient nocer sous les fenêtres des bourgeois. Mais pour l’heure tardive de notre récit, en dehors d’Obéron, il n’y avait personne.
Même si ce dernier, toujours selon les sources de sa bonne amie, savait que quelque chose d’autre trainait dans le quartier. Après une minutieuse enquête confié à ce bon à rien de Robin GoodFellow, généralement surnommé Puck, le sidhe anglais paresseux c’était décidé à venir ici pour vérifier si la jeune fille à la lune d’argent passait réellement les nuits de pleine lune dans le bosquet, avant de se transformer en chat. Certes Obéron était un homme pragmatique, et il aurait pu maudire mille fois le froid de cette nuit s’il avait de ce genre là tout en souriant, cynique, sur sa folie, mais il aimait faire ce qu’on n’attendait pas qu’il attendait de lui, et passer une nuit à la fraiche à la poursuite d’un conte pour enfant n’était pas non plus pour déplaire le sybarite blasé qui jouait un peu trop avec le même monde. Il était déjà venu en repérage une nuit ou deux, après une plongée discrète dans ses grands livres parcheminés qui remontaient pour certains à l’époque de Mathusalem, et dans lesquels il savait trouver des informations plus ou moins erronées sur les créatures magiques. Après une bonne cure de poussière, il était déjà venu chercher les signes sur la place Royale, et quelle ne fut pas sa surprise de réellement trouver la marque du Matagot. Après quelques renseignements supplémentaires auprès des soulards, il était assuré qu’une jeune fille passait souvent ici, et on disait même qu’elle se transformait en chat noir. Cette petite odeur de soufre, qui faisait faire le signe du diable en crachant aux clochards nombreux dans les recoins enténébrés de la capitale, embaumait déjà l’air et rendait heureux Obéron, l’homme fée à la beauté si troublante qui venait ce soir chercher une pointe d’aventure mystique pour changer de ses bonnes habitudes.
Arrivé devant l’entrée du square de la place, il poussa d’une main gantée la porte de fer rouillé qui grinça sinistrement dans l’air nocturne. Après ça, il continua de marcher sur les pavés, mais sans s’aider de sa canne, dont il n’avait en fait pas besoin depuis le début mais dont il adorait le poids et la chaleur de l’argent dans le creux de sa paume. Une fois au centre du square, là où quatre chemins convergeaient autour d’une petite statuette néo antique qui représentait un satyre foutrement moche en marbre blanc, il attendit. Minuit sonnait à l’église Saint Paul Saint Louis et, ouvrant sa cape au vent nocturne et la laissant gonfler, Obéron le magicien frappa trois fois sur le sol dallé, trois coups de canne, après avoir avancé sa longue main pâle et fine qu’il venait de déganter, en murmurant « Je t’invoque Chat Noir, Matagot, viens voir qui je suis et ose te lier à moi »
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