jeudi 8 mai 2014

Ballade vespérale

Corwynn le Lucifuge s’était réfugié à Sola depuis des mois. Il aimait bien ce coin de verdure, calme et paisible, où il savait qu’il n’aurait guère de chances de rencontrer des humains et leurs terribles manies à voir en lui un démon, ce qui n’était pas tout à fait vrai, et surtout à vouloir le brancher avec une jolie corde de chanvre avant de l’enduire de poix et le transformer en torche vivante. 

Dire cependant que sa vie était dure était un mensonge. Il vivotait de-ci de-là, confortablement installé dans une grotte qui remontait à avant Foam. Pour le reste, il passait ses journées à pêcher des petites ablettes qu’il enduisait de farine de châtaigne avant de les cuisiner en friture avec de gros oignons sauvages. Et pour l’heure, il était à la recherche des condiments qui lui manquaient pour son repas du soir, thym, ail et ciboulettes, et il espérait aussi tomber avec un peu de chance sur une ruche assoupie pour son dessert, petit pêché mignon qui le comblait de temps à autre.

Toujours est-il qu’il se baladait plus qu’il ne cherchait, cueillant ou fouillassant ici, coupant là. Dans son dos, il avait gardé son épée, mais bien sûr il préférait un petit couteau pour ses activités de récoltes printanières. Pour le reste, il était habillé en homme des bois, mocassins de daims complétés par des guêtres du même cuir, pantalon à lacet renforcé ici et là par des plaques de peau et pourpoint de toile épaisse. Il n’avait pas daigné mettre de manteau, tout d’abord il faisait chaud, et puis, il n’escomptait pas tomber sur quelqu’un aujourd’hui qui l’aurait forcé à cacher son visage. 

Il marchait, perdu dans ses pensées, lorsqu’il entendit un chant. Au début, il avait cru que ce n’était que la caresse du vent dans les arbres, ode habituelle qui ravivait son âme bien plus que ces piètres contes que les humains aimaient à débiter. Sauf que la petite ritournelle ne quittait pas ses oreilles pointues, et plus il s’enfonçait dans les bois, plus il l’entendait. Quelques mots, repris sans cesse, d’une voix claire et profonde. Obnubilé par ce chant, le lucifuge se coulait maintenant vers elle. Il se glissait dans les creux du terrain, en arrêt, parfois, pour chercher la source de cette musique divine, et puis il se remettait à bondir de trous en arbustes, sans faire craquer une seule branche qui aurait brisé l’harmonie. Il sautillait comme un lièvre en rut à la recherche de sa hase. Il s’approchait. Plus calmement, maintenant, il allait presque rampant vers le bord de la clairière, se cachant derrière les racines d’un sapin que la foudre avait fait tomber. Dans la trouée de la vallée, entre les grosses roches arrachés par quelques titans antédiluviens, une jeune femme jouait de la harpe et accompagnait la mélodie de ses doigts par un chant profond, celui qui le hantait depuis plusieurs minutes. Ainsi donc ce n’était pas qu’une illusion, à moins qu’elle ne soit une dame fée des contes que Tristelune connaissait si bien. Il l’écoutait sans parler ni montrer sa présence. Son œil expert regardait ses formes, menue poupine, visage à peine sortie de l’enfance, joues pleines et boucles tendres. Elle était vêtue de couleurs sombres qui contrastaient avec sa peau bleutée et ses cheveux ciel. Mélange indéfinissable d’une fille-fée. Bien sûr, elle n’était pas aussi jolie que sa douce Aeris. L'humaine était même très loin de sa peau de lait, son giron haut et ferme dont il connaissait encore la perfection albâtre, ses longs cheveux blonds qui tiraient presque sur l’or et sa frimousse d’elfe en pleine maturité, ses joues rosies après la course dans le vent, ses lèvres pourpres qui appelaient à l’amour du chaste baiser. Triste souvenir…Oui, cette fille-fée qui chantait une complainte irrégulière, s’accompagnant de sa grande harpe, était bien loin de l’amour perdu du Lucifuge. Et pourtant, en elle il sentait la même magie, dans son chant et sa mélodie. Ce n’était pas une belle chanson, mais l’inconnue était en accord avec la nature, même…Elle était la Nature. Son âme se fondait dans le murmure du vent qui se perdait dans les sapins, dans le souffle de l’onde qui coulait entre les rochers, dans les grincements de la terre en travail pour produire la perfection de Yehadiel le Maudit. Telle était cette femme, et s’il pouvait la haïr pour ce qu’elle lui rappelait, ce temps béni où il était encore un barde elfe, serviteur du Dieu pancréateur, son âme ambivalente ne pouvait qu’applaudir à la perfection planante de l’instant.

Corwynn se laissa bercer longuement, au point d’en oublier le temps, et quand il entendit 

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